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Serendipity.

Minarets : malaise dans l’alteridentité.

Cet article a été republié dans Pouvoirs locaux, vol. 83, no4, décembre 2009, pp. 5-7.

Le résultat de la votation suisse du 29 novembre 2009 portant sur l’interdiction de construire des minarets a surpris les observateurs par son résultat : 57,5% de oui, avec une majorité de 19,5 cantons sur 23 (il existe vingt cantons et six « demi-cantons ») en faveur de la proposition. Une des raisons du décalage entre la confortable majorité de non qu’annonçait le dernier sondage publié et le résultat vient du fait qu’une participation inhabituellement élevée (53%) dans ce type de consultation s’est manifestée. Tout laisse à penser que les électeurs inattendus se sont massivement portés sur le oui.

Beaucoup d’observateurs ont souligné l’absurdité d’un tel débat : il y a 400 000 musulmans en Suisse, qui disposent de 150 lieux de prière dont personne ne trouve à se plaindre et seulement quatre minarets plutôt discrets [1]. Le caractère émotionnel de ce vote, sans doute aggravé par les déboires du gouvernement fédéral avec la Libye, ne fait pas de doute. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que la tradition du principe Cujus regio, ejus religio continue de marquer la culture politique suisse depuis la fin des guerres de religion (pour la Suisse, la paix de Kappel en 1531). La pluralité des églises reste parfois encore perçue non comme un droit à la libre organisation de chaque croyance mais comme la juxtaposition de religions d’État. L’arrivée d’un nouveau venu dans la société civile, comme l’est l’islam, ne va donc pas de soi. Cela étant, personne ne doute que, sur une telle question, des consultations similaires dans d’autres pays européens qui auraient pratiqué la démocratie directe, notamment, comme ce fut le cas ici, sur initiative populaire, auraient donné des résultats comparables.

Enfin, il faut souligner un paradoxe : la Suisse, qui se distingue aujourd’hui, est, à bien des égards, un des pays les plus ouverts qui soient en Europe. Les étrangers y sont environ 1,8 million sur une population de 7,7 millions d’habitants, soit plus de 23%, ce qui représente une proportion bien plus forte qu’en France (5,6%), au Royaume-Uni (4,7%) ou aux Pays-Bas (4,3%). Même si l’on tient compte du fait que la naturalisation est moins automatique qu’en France, par exemple, le contraste est frappant avec l’Allemagne (8,9%) et l’Autriche (9,8%), des pays qui pratiquent traditionnellement le jus sanguinis. Plus généralement, la Suisse est un des pays les plus mondialisés sur différents plans, tant culturels qu’économiques. Plurilingues dans un petit pays, les Suisses voyagent plus et plus facilement que leurs voisins. Ils cultivent moins qu’eux l’illusion de représenter le Monde à eux tout seuls.

Ces remarques invitent à ne pas surinterpréter le résultat de cette votation et ne pas y voir, dans une déduction hâtive, un résumé du rapport à l’altérité de la société suisse. Il reste que le coup de tonnerre que représente ce référendum nous dit des choses importantes, qu’il faut analyser avec la précision voulue.

La carte que nous avons construite (figure 1) est bien différente d’une autre carte (figure 2), qui pourtant rendait compte du même événement avec les mêmes données.

Image1Figure 1 (PDF[1]). Sources : Ofs, Cantons (résultats provisoires). Cartogramme : ScapeToad. © 2009 Chôros.

[2], ce type de message est moins brutalement asséné ou même carrément annulé. Tout se passe comme si les Romands développaient une ouverture discrète mais déterminée, quelle que soit la thématique en jeu. Il est vrai qu’il s’agit pour l’essentiel d’un même ensemble métropolitain, l’Arc lémanique. Lorsque l’on s’écarte des villes principales, cette spécificité se dilue. Un certain nombre de villes de taille modeste [3] ont approuvé majoritairement l’initiative. Mais, outre Genève et Lausanne, les composantes les plus urbanisées de la métropole, qu’elles se situent au bord du lac au sein de la concentration principale [4] ou comme pôles significatifs sur les axes de mobilité [5], ont envoyé un message clair d’ouverture. Comme on le voit depuis 1992, ce n’est pas tant un rejeu du Röstigraben qu’un choix de culture politique qu’on observe, l’urbanité constituant ici comme ailleurs la force propulsive principale de l’alteridentité.

Endnotes:
  1. PDF: https://www.espacestemps.net/docannexe.html
  2. PDF: https://www.espacestemps.net/docannexe.html
  3. la libre-circulation (2005): https://www.espacestemps.net/document1503.html

Abstract

Le résultat de la votation suisse du 29 novembre 2009 portant sur l’interdiction de construire des minarets a surpris les observateurs par son résultat : 57,5% de oui, avec une majorité de 19,5 cantons sur 23 (il existe vingt cantons et six « demi-cantons ») en faveur de la proposition. Une des raisons du décalage ...

Bibliography

Notes

[1] Les minarets en Suisse : Zurich (mosquée Mahmud, 1963), Petit-Saconnex (Genève, Fondation culturelle islamique, 1978), Winterthur (Zurich, Centre culturel islamique albanais, 2004), Wangen bei Olten (Soleure, Association culturelle turque, 2009).

[2] Bas-Valais, Broye, Jura bernois.

[3] Telles que Bulle, Aigle, Martigny, Sierre ou Le Locle.

[4] Nyon, Morges, Vevey, Montreux.

[5] Yverdon, Neuchâtel, Delémont, Fribourg, Sion.

Authors

Elsa Chavinier

Elsa Chavinier est géographe et cartographe. Elle anime le pôle de cartographie du laboratoire Chôros de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (Epfl). Des discours autochtones impensés aux cartes, ses recherches portent sur la construction de mondes vus d’ailleurs.

Jacques Lévy

Jacques Lévy est professeur de géographie et d’urbanisme à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, où il est directeur du laboratoire Chôros et co-directeur du Collège des Humanités. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace de l’individu et des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales, la cartographie, l’urbanisme et le développement spatial. Il a notamment publié Géographies du politique (dir.), 1991 ; Le monde. Espaces et systèmes, 1992, avec M.-F. Durand et D. Retaillé ; L’espace légitime, 1994 ; Egogéographies, 1995 ; Le monde pour cité, 1996 ; Europe. Une géographie, 1997 ; Le tournant géographique, 1999 ; Logiques de l’espace, esprit des lieux (dir.), 2000, avec M. Lussault ; From Geopolitics to Global Politics (dir.), 2001 ; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir.), 2003, avec M. Lussault ; Les sens du mouvement (dir.), 2005, avec S. Allemand et F. Ascher ; Milton Santos, philosophe du mondial, citoyen du local, 2007 ; L’invention du Monde (dir.), 2008 ; The City, 2008 ; Échelles de l’habiter (dir), 2008. Il est co-directeur d’EspacesTemps.net.

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