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Serendipity.

Machiavel actuel.

Gérald Sfez, Michel Senellart (dir.), L’enjeu Machiavel, 2001.

Image1« Pourquoi lit-on Machiavel ? Pourquoi prêter à cette œuvre une telle actualité ? A quelles conditions cette œuvre, qui pensait dans une autre époque, selon d’autres catégories et en d’autres termes, avec d’autres fins que les nôtres, peut-elle servir à déchiffrer notre présent ? » (p. 2). C’est autour de ces questions que Gérald Sfez et Michel Senellart avaient organisé les séances du Colloque international de Philosophie qui se sont tenues les 14, 15 et 16 mai 1998. Les interventions de ces trois journées sont désormais publiées aux Puf dans la collection de la Librairie du Collège international de Philosophie.

Les « routes nouvelles » ouvertes par le mode d’interrogation de Machiavel.

On sait évidemment toute l’importance de l’auteur florentin en sciences politiques : les réflexions du Prince, mais surtout les analyses des Discours sur la première décade de Tite-Live et des Histoires florentines ont été l’objet d’exégèses fructueuses, et ce dès la mort de Machiavel en 1527. Dans leur Avant-propos les deux directeurs de l’ouvrage nous rappellent à ce sujet que la réception de Machiavel s’est faite en trois temps. Jusque dans la première moitié du 19e siècle, l’appropriation se fait par des lectures radicales et partielles de l’œuvre et surtout du Prince : c’est le temps du « livre abominable » (Frédéric 2). Le 19e est marqué par les recherches érudites de l’histoire positiviste : on cherche à comprendre Machiavel à partir de sa vie réelle, on reconstitue la chronologie de son œuvre ; le contexte de son écriture devient objet privilégié d’étude, on réévalue les écrits technoco-diplomatiques d’avant 1513. « Tous ces travaux (de Chabod à Baron, Gilbert, Villari, Sasso, Rubinstein et Von Albertini), trop peu connus en France, forment le socle sur lequel doit se fonder, dorénavant, toute analyse sérieuse de la pensée de Machiavel » (p. 2). Enfin, depuis quelques décennies, les chercheurs s’interrogent sur l’actualité de Machiavel, ou plutôt sur la signification de sa pensée par rapport à l’actualité qui est la nôtre.

S’il y a un enjeu Machiavel, c’est que « sa forme de pensée menace par son affirmation, toute construction d’un édifice et toute idée de système, comme toute ambition de résolution et de problématicité des questions. Elle ouvre un espace de résistance à l’idéologie et d’interrogation sur ce qui, du politique, est plus vrai que nature : la dimension de la vérité effective de la chose, celle de la multiplicité du réel et de sa résistance à la pensée » (p. 3). Ce réel, cette multiplicité du réel chez Machiavel, est analysé dans l’ouvrage à partir de trois points de vue : trois entrées qui regroupent à chaque fois quatre textes. Dans la première partie, l’œuvre de Machiavel est confrontée à la cosmologie et la théologie de l’époque. S’interrogeant sur la place de la Fortune dans cette œuvre, Anthony Parel, auteur d’un Machiavellian cosmos [1] en 1992, propose une analyse originale des liens entre le chapitre 25 du Prince et la perception de l’astrologie du temps, particulièrement à partir des interprétations de Ptolémée. Jean-Pierre Cavaillé montre quant à lui l’importance de la lecture de Machiavel par Vanini. Celui-ci accomplit « un geste décisif pour une grande partie de la culture libertine du 19e siècle […] [dont] il faut envisager les effets de […] rupture bien au-delà dans le temps, un geste qui établit un rapport désillusionné, déniaisé, mais aussi désengagé de la philosophie à l’action politique stigmatisée comme machiavélique, et une attitude de rupture et de défiance du philosophe lui-même vis-à-vis du corps social, à travers le modelage de sa propre figure en opposition aux figures complémentaire du Prince, du prêtre et du peuple » (p. 71).

Machiavel et la philosophie politique.

Les deuxième et troisième parties sont consacrées respectivement aux lectures de la « république et de l’État », et de « la philosophie par Machiavel ». Dans la deuxième partie Thomas Berns s’interroge sur l’originaire de la loi chez Machiavel, tandis que Pierre-François Moreau analyse quelques-uns des cours d’Althuser sur Machiavel, cours où Althuser revient sur la « surprise » que produit un Machiavel à la fois « saisissant et insaisissable » (p. 141) : « Saisissant ; Machiavel se saisit de nous. Mais si d’aventure nous voulons nous saisir de lui ; il nous échappe : insaisissable » [2]. C’est dans la troisième partie qu’interviennent les deux organisateurs du colloque. Gérald Sfèz analyse « Machiavel et le mal dans l’histoire », tandis que Michel Senellart lit Machiavel à travers les cours de Michel Foucault sur la gouvernementalité, cours de 1978 intitulé « Sécurité, territoire, population » dont l’édition est actuellement en préparation [3].

Michel Foucault considère, dans ce cours au Collège de France, que Machiavel, contrairement à l’opinion dominante « n’ouvre [pas] le champ à la modernité de la pensée politique, [mais] […] qu’il marque au contraire la fin d’un âge, ou en tout cas qu’il […] marque le sommet d’un moment dans lequel le problème était bien celui de la sûreté du prince et de son territoire » [4]. Cette interprétation apparaît à Michel Senellart comme « à la fois très décevante et stimulante. Décevant[e] tout d’abord par l’étroitesse de son angle de vue, le schématisme de ses arguments, l’applatissement qu’elle impose au texte machiavélien dont elle occulte toute la complexité » (p. 213). Stimulante, car en en supposant, comme le fait Foucault, que « Machiavel ne soit pas aussi important, aussi central, aussi nouveau qu’on le dit communément, comment rendre compte de l’apparition, au tournant de l’âge classique, d’un nouvel art de gouverner ? » (p. 222). En se démarquant d’un schéma discursif où Machiavel apparaît comme substantialisé dans la figure d’un commencement sans antécédent (comme chez Meinecke [5] par exemple), Michel Foucault « ouv[re] à l’analyse l’espace des pratiques gouvernementales, établi[t] de nouvelles continuités, […] marqu[e] de nouveaux seuils de rupture entre l’Antiquité, le Moyen Âge et les temps modernes ; […] fai[t] apparaître de nouvelles articulations entre le religieux et le politique, de nouveaux axes généalogiques, de nouvelles configurations de pouvoir (la solidarité de la raison d’État et de l’État de police sur l’horizon du bio-pouvoir moderne), etc… ». Michel Senellart ne propose pas de suivre Foucault dans cette analyse, mais il y voit « l’occasion d’interroger de l’extérieur le lien problématique, sinon paradoxal, qui unit Machiavel à la philosophie, de réinsérer ce dernier dans la longue histoire […] des pratiques gouvernementales » (p. 222).

Le point sur le « moment machiavélien ».

L’ouvrage se termine par trois textes courts, réécriture du contenu d’une table ronde, tenue à la fin du colloque, dont l’objet était de réfléchir à la notion de « moment machiavélien » telle qu’elle est présentée par John Pocock [6] essentiellement et par Miguel Abensour [7] à un moindre degré.

L’expression « moment machiavélien » est devenue depuis 1975 une des entrées majeures dans la discussion sur Machiavel. Olivier Remaud revient en détail sur le sens de cette expression à la fois chez Pocock et chez Abensour. Pour Pocock, l’expression doit-être entendue dans un double sens : c’est d’abord « un nom donné au moment dans le temps conceptualisé, où la république fut perçue comme confrontée à sa propre finitude temporelle, comme s’efforçant de rester moralement et politiquement stable dans un flot d’événements conçus essentiellement comme détruisant tous les systèmes de stabilité séculière » (p. 248) [8]. Ici le « moment machiavélien » est un moment particulier, situé dans un temps précis, où un problème politique spécifique se révèle. Mais l’expression à également un sens plus large. Car la crise analysée par Machiavel peut-être retrouvée en d’autres temps. Le « moment machiavélien » est ici « la république comme manière d’être [qui] acquiert un degré de conscience » lui permettant de comprendre l’impact du temps sur son fonctionnement (p. 249). « Le ‘moment machiavélien’ ne réduit pas la république à une forme de gouvernement parmi les autres, il en fait une manière d’être du politique particulière […]. La res publica […] confrontée à une série d’événements destructeurs […] se découvre non seulement finie, mais aussi fragile […]. [on] se dit alors que le ‘moment machiavélien’ peut bien avoir plusieurs visages selon les époques, le ‘problème’ qu’il pose est toujours celui de l’identité politique, conçue comme résistance à la désappropriation de soi » (p. 248-249). Miguel Abensour reprend cette définition d’un « moment machiavélien » étendu à une série d’effets possibles concernant l’essence du politique. Il veut montrer l’ambiguïté de la position de Marx vis-à-vis de la finitude du politique, en utilisant la grille proposée par Pocock. L’État marxien est à la fois l’avènement de la conscience de soi et en même temps une statolâtrie aliénante. L’ambiguïté ici tient dans une « temporalité démocratique [qui] s’en remet trop souvent à l’illusion du “principe d’identité” qui la rend incapable “d’accueillir la différenciation” et la mène à “occulter la finitude” » (p. 253).

Au-delà de leurs différences d’approche, les textes de Marie Gaille-Nikodimov, Thierry Ménissier et Olivier Remaud, font apparaître trois points essentiels, trois éléments qui insistent sur l’importance de la réflexion en terme de « moment machiavélien ». Ils montrent tout d’abord que la lecture de Machiavel est d’une extrême fécondité pour l’analyse du présent, que ce « moment » doit être compris à la fois comme situé dans un temps et comme essence du politique. En ce sens, Machiavel est déjà un enjeu. Les trois articles montrent ensuite que, ce que Kant appellera « l’insociable sociabilité » des hommes, est au cœur de la réflexion du Florentin, que « […] le régime républicain est […] caractérisé par un rapport permanent à l’instabilité » (p. 242). Alors que Thomas More, exactement dans le même moment historique, croyait voir dans l’harmonie de l’Utopie (1516) l’apogée du politique, Machiavel montre que « la vie politique républicaine […] n’est pas orientée par un principe d’harmonie. La sociabilité républicaine est une sorte d’anomalie car elle parvient à s’organiser malgré l’insociabilité des hommes » (p. 245). Enfin, la lecture de Machiavel par Pocock permet de valoriser l’importance de la vita activa. Le libéralisme juridique n’est pas le républicanisme [9]. « Cette dimension essentielle du républicanisme florentin qu’est la participation à la vie politique permet de mettre à jour les failles d’une pensée exclusivement juridique et libérale » (p. 235). L’élaboration de la loi n’est pas la simple protection par le droit. « [L]e langage civique, humaniste et républicain, qui insiste sur l’idée de liberté, ne peut subsister sans la vertu et la participation de tous » [10].

Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, traducteurs aux Puf de ce qui est devenu en quelques mois la nouvelle version de référence du Prince [11], constataient dans un article récent que Machiavel, analysant l’arrivée des troupes françaises de Charles viii en Italie en 1494, avait vu dans cet événement une rupture majeure, « une flamme, une peste, qui changea les états, les façons de les gouverner et les façons de faire la guerre » [12]. Et ils ajoutent immédiatement : « les questionnements et les cadres mêmes de la pensée politique ». Gérald Sfez et Michel Senellart reprennent l’importance de cette rupture, montrent comment « la pensée machiavélienne ne s’insère jamais dans du déjà pensé » (p. 3) et démontrent à quel point Machiavel est un enjeu.

Abstract

« Pourquoi lit-on Machiavel ? Pourquoi prêter à cette œuvre une telle actualité ? A quelles conditions cette œuvre, qui pensait dans une autre époque, selon d’autres catégories et en d’autres termes, avec d’autres fins que les nôtres, peut-elle servir à déchiffrer notre présent ? » (p. 2). C’est autour de ces questions que Gérald ...

Bibliography

Autres ouvrages récents sur Machiavel.

Michel Bergès, Machiavel, un penseur masqué ?, Bruxelles, Complexe, 2000, coll. Théorie politique, 360 pages.

Quentin Skinner, Machiavel, Paris, Seuil, 2001 (1981), coll. Points Essais, 168 pages.

Notes

[1] Anthony J. Parel, The Machiavellian Cosmos, Yale University Press, 1992.

[2] Louis Althuser, Écrits philosophiques et politiques, t. 2, textes réunis et présentés par François Mathéron, Paris, Stock/Imec, 1995, p. 44.

[3] Michel Senellart prépare l’édition du cours de 1978-1979 sur la gouvernementalité : Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard -Le Seuil, coll. Hautes Études.

[4] Michel Foucault, Sécurité, territoire, polulation (cours au collège de France, 1977-1978), 3e cours, édition en préparation, Paris, Gallimard-Le Seuil, coll. Hautes Études.

[5] Friedrich Meinecke, L’idée de la raison d’État dans l’histoire des Temps modernes (1924).

[6] John Greville Agard Pocock, The Machiavellian Moment : Florentine PoliticalThought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975 ; trad. franc. : Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine, Paris, Puf, 1997.

[7] Miguel Abensour, « Marx et le moment machiavélien. “vraie démocratie” et modernité », in Phénoménologie et politique, mélanges offerts à J. Taminiaux, Paris, Ousia, 1989, p. 17-114 ; et La démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, Paris, Puf, 1997.

[8] John G. A. Pocock, op. cit., p. 48.

[9] Sur cette question on peut consulter : Stéphane Chauvier, « Libéralisme et républicanisme », Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, (2000) n°34, p. 7-187 ; et Blandine Barret-Kriegel, « John Pocok ou la république selon les Anglais », Le Monde des Débats, n°27, juillet-août 2001, p. 50-51.

[10] Jean-Fabien Spitz, « Préface », in John G. A. Pocock, op. cit., p. 23 de l’édition française.

[11] Machiavel, De principatibus [Le Prince]. Introduction, traduction, postface, commentaires et notes de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini. Texte italien établi par Giorgio Inglese, Paris, Puf, 2000, coll. Fondements de la politique, série Textes.

[12] Jean-Louis Fournel, Jean-Claude Zancarini, « L’héritage de Machiavel. Dévoilement et construction d’un point de vue », Les Temps Modernes, n°610, septembre-octobre-novembre 2000.

Authors

René-Éric Dagorn

Historien et géographe, enseigne au lycée Jean de la Fontaine à Château-Thierry (Aisne) et à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il prépare une thèse sur les diverses conceptions de la mondialisation dans les sciences sociales. Il est le Rédacteur en chef d’EspacesTemps.net.

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