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Serendipity.

Lorsque la mobilité territorialise.

Des pratiques individuelles de mobilité à la mobilisation de solidarités collectives de proximité.
[1]

Marvinzero, Gare de Renens, 12 janvier 2008.

Du point de vue de l’aménageur ou des sciences du territoire, l’espace périurbain a un statut qui semble plus relever de l’objet problème que de l’objet spatial (Vanier, 2009). S’il est reconnu et mesuré depuis 1996 par l’INSEE, qui en a fait une catégorie statistique (Lambert, 2011), il n’est pas pour autant caractérisé sur des contenus propres. Le référentiel de l’urbain ou du pôle, utilisé pour l’identifier et le décrire, conduit à la dépendance, l’incomplétude et l’instabilité (Djellouli et al. 2010, Dumont et Hellier 2010, Berque, Bonnin et al. 2006). En tant que catégorie d’action institutionnelle, il se pose en termes de désordre, de menaces urbaines, de menaces sociétales et, plus récemment, de menaces écologiques (Desjardins, 2011). De ce point de vue, il s’agit moins de le comprendre que de l’empêcher, ce à quoi s’efforcent les nouveaux modèles de densification de l’urbanisme. Par ailleurs, du point de vue morphologique, le périurbain est référé à la mobilité et à la discontinuité, à une structure réticulaire et à une organisation de la distance, bref à une territorialité singulière. Celle-ci n’est pas sans alimenter la déqualification, au travers des comportements politiques et citoyens qui y seraient liés (Bussi 2006, Charmes 2008). Mais, plus encore, cette morphologie questionne la nature spatiale du périurbain lui-même. Non-territoire ou anti-territoire, spatialité émergente ou en devenir, cet espace a suscité des controverses sur des concepts fondamentaux de la géographie (Chivallon 1999, Piolle 1990, Debarbieux et Schaffter 2008). Certes, nombre d’analyses récentes ont montré la diversité et la complexité de cet espace et tenté d’en cerner une réalité qui lui serait propre (Vanier 2005, Jaillet 2004, Dodier 2009, Dumont et Hellier 2010, Roux et Vanier 2008, Cailly 2010, Charme 2011, Cailly 2013). L’appel à la reconnaissance d’une identité a pu prendre même des accents sociopolitiques (Latour, 2010) ou anthropologiques (Chauvier, 2011). Ces approches se heurtent toutefois à une argumentation de culpabilisation énergétique ou encore esthétique qui conduit à reproduire les points de vue homogénéisateurs et simplificateurs. À l’instar de la « banlieue » et des « quartiers », on retrouve dans le regard porté sur le périurbain la rhétorique du risque et de la menace en regard d’un référentiel urbain normatif (Fourny et Lajarge, 2011). De la sous-catégorie urbaine à la non-identification, de la mobilité déstructurante à la mobilité menaçante, les approches du périurbain se heurtent aux valeurs discursives et opératoires d’un objet dont l’identification sociale et spatiale est toujours incertaine.

Comment, alors, sortir  de l’aporie pour appréhender la « consistance » d’un espace spécifié par une structuration liée à la mobilité, comme y invite la thématique de ce dossier ? La démarche et la problématisation proposées ici en dressent quelques pistes.

Notre proposition est d’abord théorique. Elle vise à passer d’un paradigme spatialiste à une approche pragmatiste ; elle ne cherche pas à examiner des morphologies et des structures ou à mesurer des espaces, mais considère des « habitants-acteurs » dans leurs productions spatiales, dans les contraintes et les valeurs qui les mobilisent, dans les relations sociales qu’ils mobilisent. Nous nous intéressons ainsi à la manière dont l’habitant agence, à travers ses actes et ses pratiques, un espace de résidence et ses ressources, des pratiques de mobilité, des motifs de déplacement et des lieux de destination. Nous postulons que, ce faisant, il assure une double continuité : une continuité spatiale qui répond à l’éclatement des lieux fréquentés, et une continuité du vécu par laquelle l’habitant organise la multiplicité de ses activités. L’entrée pragmatiste conduit à examiner l’habitant en tant qu’acteur de cette continuité dans l’organisation des activités, des lieux et des déplacements, qu’il soit engagé individuellement ou qu’il mobilise des relations sociales. Car si ces agencements sont particuliers à chacun, ils sollicitent également les réseaux amicaux, familiaux, de proximité ou fonctionnels. Ils font de ce fait apparaître une troisième instance de continuité, dans le rapport entre l’individu et le collectif.

L’intitulé de notre contribution — « Lorsque la mobilité territorialise » — exprime de manière synthétique cette construction de la continuité dans les actes du quotidien et dans l’agencement entre continuité du vécu de l’habitant, continuité spatiale du résident périurbain, et continuité sociale d’un individu mobile. Il s’agit bien d’un processus de construction territoriale qui met en jeu les logiques de l’ancrage, de la résidentialité, de la contiguïté spatiale et de la mobilité. Dans cette construction, la mobilité n’est pas facteur de rupture mais d’unification. Est-ce que cela fabrique du « territoire » ? Un territoire périurbain ? Même si les matériaux lacunaires que nous mobilisons nous permettaient d’y répondre, ce n’est pas la question que nous avons retenue ici ; nous visons à mettre en évidence comment des pratiques de mobilité donnent sens à la proximité spatiale et produisent ou activent des relations sociales. L’argumentaire sera développé en plusieurs points.

Une première partie visera à montrer et démontrer les formes d’articulation entre deux types de spatialité. Elle conduit à l’hypothèse d’une « continuité » que l’approche des pratiques habitantes permet de faire apparaître. Cette continuité est illustrée sous deux formes, que développent la deuxième et la troisième partie. Une première continuité est établie dans la relation entre réseau social et mobilité. Nous posons que les contraintes structurelles du  périurbain (faiblesse des services publics de transport, nécessité de mobilité) conduisent à mobiliser des relations sociales pour maintenir une capacité de déplacement quels que soient les aléas. La continuité spatiale produit ainsi une dynamique sociale. Une seconde continuité est mise en jeu dans le vécu de la mobilité. En considérant le déplacement comme une territorialité et non une fonctionnalité, les interactions apparaissent à l’intérieur des habitacles ou des lieux des réseaux, des formes d’appropriation, une relation spécifique à l’environnement qui accréditent l’hypothèse d’une territorialité mobile. Ces deux aspects de la consistance territoriale du déplacement pour une part, du rapport social de proximité lié à la mobilité d’autre part, ont avant tout une vocation exploratoire. Nous les posons à la fois comme des indices de la complexité de la dynamique territoriale de la mobilité, comme des révélateurs des apports d’une approche en termes d’action et d’interactions, comme des signes de l’intérêt d’élargir et hybrider les objets et concepts d’analyse, qu’il s’agisse de l’approche territoriale de la mobilité ou de l’approche sociale et/ou interactionniste de l’organisation de la mobilité. Au final, ces deux aspects donnent à voir la fabrication d’une territorialité périurbaine propre comme modalité d’organisation du social à partir d’une pluralité de spatialités.

Mobilité et territoire : une co-construction !

Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, il apparaît que la mobilité, dans son rapport au territoire, est au centre de la définition du périurbain. Les approches faisant du territoire et du réseau deux catégories de spatialités distinctes placent résolument le périurbain du côté du second : la mobilité représenterait une source tout autant qu’un marqueur de discontinuité des territorialités périurbaines. Ce regard continue encore à affecter nos représentations. Les pratiques de mobilités dans les espaces périurbains sont associées à la production d’une représentation collective : celle de l’étalement, de la discontinuité, de la fragmentation urbaine et sociale que l’on oppose volontiers à l’urbanité dense et solidaire des centres urbains. L’habitat pavillonnaire et l’automobilisme, associant individualisme et périurbanisation, a évacué la capacité de la mobilité périurbaine à faire sens, à produire des niveaux de relations constitués par et pour le mouvement. Toutefois, des analyses récentes tentent de reconsidérer le lien entre ces différents types de spatialités et accréditent l’idée que la mobilité est un vecteur de continuité. Elles nous amènent à renverser le rapport entre mobilité et territoire, dans le sens d’une continuité, source d’habitabilité. Intéressons-nous ici, au plan théorique, à détailler cette hypothèse de la continuité périurbaine.

Mobilité périurbaine : peut-on sortir du paradigme de la discontinuité ?

Depuis les écrits fondateurs de Xavier Piolle (1990), les effets de la mobilité quotidienne sur le rapport des individus au territoire ont fait l’objet de nombreux travaux. L’idée que la mobilité bouleverse le sens de la proximité (Chalas et Dubois-Taine, 1997) et entraîne une multi-territorialisation des rapports sociaux a été la première à être défendue et développée par plusieurs auteurs (Stock 2006, Cailly 2007a. Alors que les sociétés d’hier se caractérisaient — de manière très schématique — par une prégnance du territoire de proximité centré sur l’espace résidentiel, les sociétés à individus mobiles se distingueraient aujourd’hui par une dilatation et un éclatement sans précédent des espaces de vie. Plusieurs figures ont servi à décrire cette évolution des modes d’habiter contemporains, sous l’effet de la mobilité : multi-appartenance territoriale (Piolle, 1991), multi-territorialité, structure en archipel (Chalas & Dubois-Taine 1997, Cailly 2007a) ou habiter poly-topique (Stock, 2006). Le point commun entre ces diverses approches est de considérer que  la mobilité a, d’une part, la faculté de « rendre proche ce qui est loin et loin ce qui est proche » (Chalas & Dubois-Taine, 1997), donc d’émanciper en quelque sorte les individus d’un régime de proximité euclidienne ; d’autre part, qu’elle permet de reconstituer, à une échelle élargie, des proximités topologiques au sein desquelles les liens et les lieux, c’est-à-dire les discontinuités, les logiques d’éclatement et l’intégration réticulaire l’emportent sur les formes d’organisation territoriale associées à la localité. La convergence entre ces travaux tient également au fait de relier ces mutations du rapport à l’espace des individus à des transformations anthropologiques majeures : autonomisation et affranchissement de l’individu par la mobilité, affirmation d’un individu « pluriel » engagé dans différentes sphères de socialisation, ou encore, multiplication des formes d’appartenance (individu, famille, groupes affinitaires, communauté, groupe social) et des identités socio-spatiales associées. Nous retenons de ces approches que mobilité et identité ne peuvent être séparées, car la mobilité joue désormais un rôle essentiel dans la construction et l’actualisation des appartenances sociales qu’elle multiplie tout en diversifiant et complexifiant leurs formes d’articulation à l’espace (Piolle, 1990).

Néanmoins, dans ces travaux, la mobilité, dans son rapport à l’habiter, est principalement entrevue comme un outil de dissociation et d’intégration de lieux de vie disjoints. Les travaux portant sur le périurbain ont privilégié cette lecture « discontinuiste ». La figure du réseau l’emporterait sur celle du territoire. Jacques Lévy a fait de celui-ci un trait distinctif de l’habiter périurbain :

les périurbains n’ont créé que des réseaux, c’est-à-dire des espaces discontinus et lacunaires, dont ils sont lourdement dépendants, alors même que, désormais, c’est dans la ville la plus dense, “active” dans toutes les directions et dans tous les sens, que l’on se rapproche le plus de l’idéal de territorialité. (Lévy, 2001, p.6)

La pertinence du clivage entre ces deux formes d’habiter et son interprétation sociopolitique ont suscité de nombreux débats sur lesquels nous ne reviendrons pas (Ripoll et Rivière, 2007). Il s’agit plutôt ici de tenter un renversement de perspective en montrant que la mobilité périurbaine et ses réseaux organisent des formes de continuité tout à la fois sociales et spatiales. Pour asseoir cette proposition, nous nous appuierons sur trois notions : identité, agencement, action, que nous référons à une même posture théorique. 

La mobilité, entre identité et continuité biographique.

En premier lieu, la mobilité est source de continuité car elle se situe au cœur de l’identité socio-spatiale et en relie les différentes dimensions. À travers les notions d’identité de déplacement (Ramadier, 2007) ou celle, plus large, de modes d’habiter, nombre d’auteurs ont mis en exergue le lien structurant entre l’identité sociale des individus et leurs systèmes de mobilité (Bailleul et Feildel 2011, Cailly 2012, Dodier, 2009, Rougé, 2005. L’intensité et les échelles de déplacements, les espaces parcourus ou encore les représentations sociales de la mobilité sont reliés à la position sociale et reflètent des conditions matérielles d’existence, des systèmes de représentation, des schèmes ou des affects qui se situent au fondement de l’identité biographique. Si ces approches par « l’identité sociale » diffèrent de l’entrée par l’acteur et l’agencement des situations de mobilité retenue ici, elles nous invitent à ne pas dissocier l’analyse des mobilités des autres dimensions de la vie sociale. Un des enseignements qui ressort de ces travaux tient à la relation signifiante entre l’identité résidentielle et les comportements de déplacement. D’une part, le rapport au logement, et plus largement à l’espace résidentiel, interagit et entre en cohérence avec le système de mobilité : de ce fait, l’intelligibilité de l’un dépend pour partie de l’intelligibilité de l’autre. D’autre part, l’espace résidentiel, par ses attributs propres, fournit un cadre structurant et soumet les déplacements à un effet de lieu (Feldman 1990). Dans les études consacrées au périurbain, cet effet de lieu est particulièrement manifeste : les formes résidentielles (faibles densités, mono-fonctionnalité, fragmentation) donnent aux systèmes de déplacement de fortes spécificités, dont la dépendance automobile n’est qu’une composante [1]. Ces travaux nous invitent à considérer, plus globalement, les relations qui s’établissent entre les systèmes de mobilité et les territorialités multiples qui organisent la vie quotidienne. Si le logement occupe toujours une place centrale, il est évident que la territorialisation et l’ancrage se construisent désormais dans les différentes sphères de la vie en société. Or les différents territoires du quotidien ne se recoupent pas toujours et tendent à former un archipel. Entre les îles de la quotidienneté, la mobilité jette des ponts et construit des relations signifiantes dont il faut démêler la complexité.

Les périurbains mobiles comme agenceurs de continuité.

La mobilité périurbaine n’est pas seulement travaillée par les formes de continuités identitaires. La vie périurbaine elle-même, avec ses spécificités propres, implique un travail d’agencement spatio-temporel des déplacements qui vise précisément à produire de la continuité. Cette perspective a notamment été mise en évidence par la time-geography. Elle nous invite à considérer la mobilité non pas comme une simple « pratique spatiale » (le déplacement), mais comme l’un des éléments constitutifs des ressources dont l’individu est doté dans un environnement donné. L’apport majeur est de considérer l’individu non seulement par rapport à son espace de vie (à la fois donné et vécu), mais aussi (et surtout) par rapport à son temps quotidien enchâssé dans son parcours biographique. La mobilité peut donc être entendue comme un bien intermédiaire — une ressource — nécessaire pour réaliser l’ensemble des activités quotidiennes dispersées sur un territoire de vie plus ou moins étendu. Nombre d’études sociologiques (liées à la sociologie du quotidien ou du travail), démographiques et géographiques se sont intéressées à documenter la manière dont les individus programment leur temps quotidien en fonction de choix de vie. D’aucuns insistent sur une tendance moderne à la variété et l’intensité des activités qui s’enchaînent, s’affranchissant même de la nécessité de coprésences grâce à l’usage des technologies mobiles. Ainsi, le terme de désynchronisation des temps et des espaces traverse-t-il de nombreuses références. D’autres modèrent les résultats des premiers en redonnant une place évidente à la notion de routine, entendue comme un construit préréflexif qui révèle le sens donné aux habitudes ancrées dans un espace social. La mobilité dont les traces répétitives s’impriment sur les « sentiers du quotidien » est une figure exemplaire de cette routinisation de l’espace de vie quotidien.

 Le maintien d’une routinisation des activités quotidiennes s’explique d’abord par l’impérieuse nécessité pour les individus de garder une maîtrise de leur temps. C’est une condition qui permet d’assurer la réussite des projets de vie programmés à différentes échelles temporelles : plusieurs années lorsqu’il s’agit du choix du logement, du travail, une année pour l’engagement dans des activités de loisirs régulières, une semaine pour établir le planning des activités effectivement réalisées. Les emplois du temps, tels qu’on les voit se réaliser concrètement, sont en fait pris dans une hiérarchie temporelle (De Coninck, 2010), les ajustements de dernière minute rendus possibles par la souplesse de la circulation rapide des informations sont utiles pour maintenir le cap prévu, c’est-à-dire pour bien réaliser les activités programmées. En aucun cas, la flexibilité des nouvelles technologies n’est plébiscitée dans les pratiques pour gérer le quotidien sur le mode de la navigation à vue. Dans un même élan, les pratiques spatiales suivent elles aussi une logique d’organisation répétitive. Les études s’intéressant aux populations actives continuent à montrer comment le lieu de travail et le domicile sont deux pôles structurants autour desquels l’espace de vie se déploie (Belton-Chevallier et Pradel 2010, Tabaka 2010). Nous retiendrons que la routinisation des systèmes de mobilité participe à asseoir la continuité spatiale et temporelle du quotidien. Produisant de la durée et de la mémoire, elle constitue un puissant levier d’appropriation spatiale, s’opposant en cela au « zapping », à la brièveté et à la labilité considérés comme caractéristiques des rapports au territoire issus de la mobilité.

Au-delà des routines, l’activité d’agencement des pratiques quotidiennes de mobilité n’est jamais exclusivement individuelle et fait ressortir deux niveaux pertinents d’organisation collective. En premier lieu, les études sur les temps quotidiens mettent en exergue les jeux de coordination entre les membres d’un même système de mobilité : la résolution des équations temporelles et la mise en œuvre des programmes d’activité se font souvent à l’échelle d’un groupe de personnes dont une partie des projets quotidiens est commune. La plupart des études portent sur le groupe « ménage » pour lequel on dispose de nombreuses données (voir les enquêtes « emplois du temps » de l’INSEE et les enquêtes « transport »). Dans les espaces périurbains, en lien avec la surreprésentation des familles avec enfants, la cellule familiale  apparaît comme le principal niveau pertinent d’organisation de la vie quotidienne, après l’individu (Pinson et Thomann, 2001). En son sein, les pratiques de mobilité sont coordonnées et négociées entre les différents membres, suivant des configurations qui peuvent se reproduire et donner sens à une identité de genre : la spécificité des mobilités féminines, marquées par des temporalités, des échelles et des contraintes liées aux tâches de gestion de la famille et d’accompagnement des enfants, l’atteste (Chardonnel et Louargant, 2007). Si ces formes d’organisation familiale de la mobilité sont désormais bien connues, force est de constater que nous connaissons moins les autres formes d’agencements collectifs : groupes d’amis, voisinage, solidarité professionnelle ou familiale, etc. L’originalité de notre proposition tient au fait d’élargir la focale au-delà de la famille, à d’autres solidarités collectives. Considérons qu’elles peuvent être structurées et structurantes dans la gestion du mouvement et participer à la mise en continuité des espaces de vie.

En second lieu, l’analyse spatio-temporelle des systèmes de mobilité révèle un deuxième niveau d’organisation collective, caractéristique des territoires et des modes de vie périurbains. Au travers d’études empiriques sur les programmes d’activités des habitants, qui restent à généraliser, il apparaît que les emplois du temps des habitants des zones urbaines centrales se différencient significativement des emplois du temps des habitants des périurbains, qu’ils soient « intégrés » ou plus éloignés (Chardonnel et al., 2010). Cette différenciation suggère que l’agencement spatio-temporel des déplacements et des lieux est relativement spécifique au périurbain, d’où son intérêt heuristique. Certaines spécificités, telles l’optimisation des temps et des itinéraires, la forte programmation à l’échelle de la journée et de la semaine ou l’organisation pérégrinatoire, constituent autant d’arrangements périurbains pour gérer la continuité des activités, dans un contexte marqué par la discontinuité spatiale (Cailly, 2010).

 Nous retenons de ces approches que l’habitant-mobile gère la continuité de ses activités et que la mobilité n’est pas dissociative, mais reconfigure des interactions sociales, et donc interroge le rapport entre l’individu et le collectif.

Les situations et les espaces de la mobilité constitutifs de la territorialité périurbaine.

Ces objets et approches de l’identité ou des agencements renvoient à une analyse d’individus en situation d’actions et d’interactions. On peut les saisir dans un positionnement épistémologique commun qui donne cohérence à leur rapprochement tout en ouvrant de nouvelles perspectives. L’approche pragmatique et individualiste (Lussault, 2003) nous semble la plus à même d’aborder la dimension praxéologique de la mobilité et l’acteur-mobile en situation [2]. Elle permet de dépasser les approches qui traitent la mobilité comme une pratique sociale « en creux », soumise à d’autres pratiques, pour s’inscrire dans le sillage de travaux récents consacrés aux vécus et aux usages des transports collectifs (Montulet et al, 2005,  Lannéelle 2005). Ces derniers rompent avec cette propension collective à déréaliser la mobilité, au risque parfois de se couper d’une approche systémique qui devrait poser simultanément la mobilité comme une pratique sociale et comme un opérateur pratique. Nous faisons l’hypothèse ici qu’une approche individualiste et pragmatique permet de tenir cet assemblage. La mobilité, en effet, peut être entrevue comme un « ensemble pratique », c’est-à-dire comme l’ensemble des manières de se mouvoir (ou pas) et de faire avec le mouvement. La mobilité est ainsi une somme hétérogène d’usages, de pratiques et d’arts de faire (de Certeau, 1980) qui constitue un ensemble délimité et pertinent de l’activité sociale : sédentarités ou immobilités, déplacements eux-mêmes, modes ou technologies utilisés, motifs, temporalités, lieux fréquentés ou potentiels, échelles, etc. Les méthodologies qualitatives (Knafou 2000, Kaufmann 2004) ont montré combien ces différentes composantes de la mobilité sont systémiques — on parlera alors plutôt de système pratique — sans pour autant avoir centré suffisamment le regard sur ce qui relève pourtant de l’évidence : le rapport des individus à la mobilité se construit exclusivement à partir de situations de mobilités qui peuvent tout à la fois se répéter ou varier sensiblement. Ces situations de mobilité constituent un cadre d’expérience de la mobilité fait de normes, de ressources, de contraintes et de compétences exigées, au sein duquel l’individu définit des tactiques, des stratégies, bref, des arts de faire ou des arrangements, en fonction des opportunités que livre la situation mais aussi des moyens dont il dispose et des intentions qu’il poursuit. L’individu met ainsi en œuvre des « moyens habiles » [3] qui visent à tirer le meilleur profit de cette catégorie bien spécifique de situations. En tant que rapport à l’espace, la mobilité telle qu’on l’examine ne se pose donc pas en termes de nécessité liée à une distance, ou de résultante d’une organisation socio-spatiale, mais bien en termes de capacité stratégique et désir d’individus-acteurs (Massot et Orfeuil, 2008).

Les situations de mobilité, souvent appréhendées comme éphémères, fluides ou instables, sont pensées implicitement comme inaptes à susciter des formes d’appropriations spatiales et à générer des processus de territorialisation. D’aucuns jugent qu’elles prennent appui sur des « lieux faibles », voire des « non-lieux » (Augé, 1992). Leur répétition dans le temps et leur place dans les temporalités quotidiennes est encore trop peu considérée. En suivant la voie ouverte par plusieurs auteurs pour lesquels le temps de déplacement constitue un cadre d’expérience (Flamm, 2005), forme un « habiter léger » (Lévy, 2003), ou fabrique des relations sociales dans les déplacements qui produisent une sociabilité propre (Lanéelle, 2005), nous pouvons avancer  que les situations et les lieux de la mobilité engendrent des formes d’appropriation singulières, fondées sur une activité d’agencement. L’individu, dans l’organisation de sa mobilité, produit de la continuité temporelle et sociale : il co-habite dans une « bulle périurbaine » faite de déplacements, d’échanges, de discussions, de petits arrangements, de co-voiturage, qui produisent une continuité fondée sur une co-présence mobile qui permet l’interrelation. En d’autres termes, les mobilités périurbaines ne se réduisent pas à un agencement de réseaux matériels. Elles reposent sur un agencement de sociabilités présent dans les usages, la coordination, les rythmes d’activités, les représentations et les valeurs des acteurs-mobiles du périurbain. Ces agencements (Deleuze et Guattari 1980, Lussault 2003) peuvent exprimer la manière dont les périurbains conçoivent une sociabilité-mobile vectrice d’appropriation, d’appartenance, de marquages qui font territoire. C’est donc dans la capacité de l’individu à agencer tous les jours son emploi du temps, son déplacement, ses interactions sociales, sa proximité, ses distances que se lit la continuité périurbaine. En ce sens, le discontinu ou le fragmentaire, prêtés à l’individu périurbain-mobile, produisent des traces, des limites, des connexions, des solidarités collectives (co-voiturage, sociabilités du TER), bref, de nouvelles territorialités au sens d’espaces pratiqués investis de sens et de valeurs. Ces mobilités ne fabriquent pas que du compromis entre les territoires métropolitains ; elles sont aussi vectrices d’un lien territorialisé par et avec la mobilité. En ce sens, les périurbains ne font pas que défaire des espaces de continuités métropolitaines, ils génèrent de l’ancrage socialisé local et une forme de mobilités génératrice de sociabilité et de solidarité qui constitue, en soi, une forme d’habiter. Retenir cette posture permet de remettre en cause les métadiscours sur les désordres de l’étalement urbain, en mettant en avant ce que le mouvement structure dans une posture plus situationniste, et une méthodologie de la situation.

En définitive, ce nouveau regard sur l’analyse des relations entre mobilité et territoire ouvre la possibilité de montrer une dynamique inverse de celle généralement travaillée. La mobilité et l’agencement tendanciellement réticulaire des modes d’habiter périurbains n’est plus seulement appréhendée comme la source d’une territorialité multiple mais comme une nouvelle manière de mobiliser et/ou de construire du territoire. La mobilité constitue de la sorte une ressource privilégiée dont se servent les individus pour assurer la continuité territoriale entre des espaces de vie, donc des espaces sociaux, qui sont plus ou moins fragmentés. Certes, la mobilité permet de multiplier les « îles » de notre quotidien. Mais pour reprendre et dépasser la figure de l’archipel, la mobilité, tel un instrument de « poldérisation », permet de passer facilement d’une île à l’autre, organise leur continuité et fabrique un territoire complexe que la métaphore du « polder » résume bien : l’élément solide et l’élément liquide structurent une unité composite ! Les territorialités dissociées contenues dans l’image de l’archipel, se trouvent ipso facto intégrées dans un agencement complexe qui conditionne l’habitabilité du périurbain. Nous allons développer ci-après deux aspects de ce lien entre mobilité et territoire : d’une part, la mobilisation de relations sociales territorialisées dans l’agencement des mobilités ; d’autre part, la production de territorialités dans l’espace et le temps du mouvement.

Mobilité et système social de relations.

Une première forme de continuité s’établit dans la relation entre mobilité et réseau social. Nous posons que les contraintes structurelles du périurbain ainsi que les nouvelles valeurs et contraintes de mobilité conduisent les habitants à mobiliser des relations sociales pour maintenir leur capacité de déplacement. L’activation de ce système social leur permet de répondre aux contraintes ou aux aléas et de préserver la continuité nécessaire à l’habitabilité périurbaine. Ce système social se localise autour de la résidence ou d’autres lieux d’activité. De la même manière que les systèmes productifs localisés (SPL) ont pu constituer, dans des contextes de basses densités, un environnement favorable à la résilience d’une économie industrielle quelque peu malmenée, ce système social localisé (SSL) permettrait, dans un contexte de durcissement des conditions de mobilité, de pérenniser l’économie « mobilitaire » sur laquelle le mode de vie périurbain est fondé. Voyons comment ce système social localisé constitue une ressource et un opérateur de la mobilité, en revenant au préalable sur des éléments de contexte.

Les valeurs de la mobilité : un retournement ?

Le mode de déplacement a indéniablement joué un rôle majeur dans la construction identitaire des habitants des espaces périurbains. Durant les années 1970-1990, dans un contexte de valorisation croissante de la mobilité, la perception de la mobilité automobile est de plus en plus positive et participe à soutenir le processus de périurbanisation. Le rapport à l’objet automobile, à la fois extension de la sphère du logement et moyen d’émancipation individuelle, est symbolique de la perception globalement positive de la mobilité. Le temps du déplacement est lui-même perçu comme un cadre positif d’expérience (Flamm, 2005). Pourtant, le vécu du temps et de l’espace de l’automobile fait déjà apparaître des distinctions entre plusieurs types complémentaires (Hervouet, 2007). La perception de la mobilité varie selon le motif du déplacement, les occupations en cours de déplacement, les émotions et les sensations, et plus encore selon le rapport de l’individu à l’espace où il se rend, anciennement pratiqué ou nouvellement découvert. Pour certains, le déplacement quotidien est vécu comme une composante même de la perception positive du mode de vie, quand pour d’autres il reste un pensum obligatoire qui accompagne la réalisation du projet résidentiel. Dans les deux cas, il n’y a pas de remise en cause profonde de la mobilité comme valeur positive. Les significations symboliques de l’automobile et de la mobilité sont alors essentielles pour l’image de soi des habitants des espaces périurbains et dans l’identification des espaces périurbains.

Depuis une dizaine d’années, on observe l’amorce d’un retournement sous l’influence conjuguée de l’irruption du paradigme du développement durable dans les politiques publiques et du renversement de la manière de percevoir le déplacement automobile. Les injonctions à la durabilité se font de plus en plus fortes et s’adressent particulièrement aux périurbains sous la forme de la récurrence de la lutte contre l’étalement dans les discours des professionnels de l’urbanisme. Ces injonctions ont une résonance particulière dans les espaces où l’offre de transports collectifs ne permet pas actuellement de se passer d’un mode de transport individuel efficace à des distances intermédiaires. Par ailleurs, les valeurs associées à la mobilité vacillent et remettent en cause la dimension identitaire de l’automobile. L’image sociale qui lui est associée est de plus en plus brouillée dans les espaces périurbains comme ailleurs. D’un point de vue individuel, la voiture peut encore rester un signe de distinction sociale comme en atteste la diffusion du 4X4 « urbain » ou des véhicules puissants ou luxueux. Cependant, le succès récent des petits modèles, économes ou peu émissifs, sous l’influence notamment des politiques incitatives (système de bonus/malus écologiques), montre que le véhicule individuel peut n’avoir qu’un rôle de facilitateur de la mobilité individuelle et non plus un rôle de représentation sociale. De plus, du point de vue des représentations collectives, l’automobile tend à déqualifier les espaces périurbains, notamment en regard de sa responsabilité vis-à-vis de la durabilité ou de la congestion urbaine. Ces critiques et ces dénonciations idéologiques du coût écologique et énergétique de la mobilité généralisée ont des effets sur l’image de soi et induisent un rapport ambivalent à son mode de transport. Font-elles paradoxalement émerger une identité par la stigmatisation ? En tout cas, elles nécessitent une conciliation entre des images sociales contradictoires : valorisantes lorsqu’il s’agit de transformer son habitat pour le rendre plus écologique, et stigmatisantes lorsqu’il est question de mobilité et de mode de transport. Incitent-elles, dès lors, au partage dans le déplacement et à l’instauration de nouvelles relations sociales ? Les enquêtes montrent, au-delà des solutions individuelles de rationalisation des déplacements — programmation systématique, boucles organisées, utilisation des nouvelles technologies de communication pour harmoniser les déplacements familiaux, utilisation de GPS, téléachat, etc. — que les périurbains recourent de manière croissante à des formes de solidarités et d’entraide.

Le recours aux solidarités collectives, face aux contraintes du périurbain.

La détérioration de l’image de l’automobile, l’augmentation du coût de la mobilité, la difficile mise en œuvre de solutions collectives aiguisent les contraintes structurelles qui pèsent sur la mobilité périurbaine et expliquent le recours croissant aux solidarités collectives. La gestion de la famille, les contraintes économiques ou le changement volontaire de comportement constituent autant de raisons de mobiliser les ressources de ce que nous avons appelé « système social localisé » (SSL).

La gestion de la famille.

L’activation des interconnaissances de voisinage est relativement banale pour la gestion des déplacements des enfants. Une partie non négligeable des mères de familles, auxquelles incombent le plus souvent l’accompagnement des enfants aux activités (Cailly et Dodier 2007, Pinson et Thomann 2001) s’organisent collectivement pour assurer ces déplacements contraints à tour de rôle, de manière à économiser du temps à même d’être réinvesti dans d’autres activités. L’une prend en charge l’aller, l’autre le retour ; ou bien, chacune prend son tour suivant les semaines. Le territoire de la localité — autour de la résidence — constitue la base de cette solidarité dans la mobilité puisqu’il peut s’agir d’une voisine ou d’une autre parent d’élève, avec laquelle on entretient a minima un rapport de confiance et d’affinité. La relation d’entraide qui se construit autour de la mobilité participe à la fabrication de la sociabilité : on reste prendre le café, on s’invite à goûter, on entretient des conversations autour des enfants. Mais elle fabrique aussi de la relation au territoire, puisque les relations de solidarité autour de la gestion des enfants occasionnent des relations qui donnent chair et vie à l’espace résidentiel au sein duquel les ménages sont souvent unis autour d’un même projet ! Car il faut bien reconnaître que ces solidarités collectives, que l’on retrouve sans doute dans tous les contextes urbains, ont quelques raisons d’être particulièrement saillantes en périurbain. Comme l’ont montré les travaux d’Annie Fourcault sur le pavillonnaire de l’entre-deux-guerres (2000) ou de Marie-Christine Jaillet sur la première phase de périurbanisation (2004), la conquête d’un nouvel espace résidentiel peu pourvu en équipements, en services, en transports collectifs (etc.), par des ménages qui souvent, à l’échelle du lotissement ou de la commune ont des caractéristiques sociologiques proches, favorise fortement la mise en œuvre de solidarités collectives. L’élan et la vitalité associative du périurbain, depuis longtemps objectivé et toujours manifeste, traduit cette nécessité de compenser le déficit de services. Le covoiturage des enfants exprime cette solidarité dans la mobilité, en l’absence de solutions collectives. Ces formes d’« arrangement » dans la mobilité sont au service du projet résidentiel, et entrent fortement dans la fabrication de l’habitabilité périurbaine puisqu’elles permettent d’améliorer les conditions de vie.

 Les solidarités de déplacement concernent aussi les jeunes. Avant qu’ils n’obtiennent le permis, les grands adolescents du périurbain sont dépendants de leurs parents et/ou d’amis qui disposent d’un outil de déplacement autonome. Le premier à avoir le permis assure la mobilité du groupe de pairs et participe à l’émancipation spatiale de l’ensemble du groupe : sortie vers les centres commerciaux, au cinéma, en boite de nuit. À l’autre extrême, le vieillissement sur place, et la perte progressive de capacité, est un autre motif de recours aux solidarités collectives. Le succès du transport à la demande auprès des personnes âgées dans les territoires périurbains où ce dispositif a été testé (CERTU, 2012), montre que la prise en charge de la mobilité des personnes âgées par un service dédié ou par un tiers est déterminante pour « vieillir » dans le périurbain. Par ailleurs, les enquêtes montrent que les solidarités familiales ou de voisinage (voisins valides) exercent un rôle important dans les pratiques d’accompagnement et l’accès aux services des personnes âgées.

Une certaine convergence dans les modes d’habiter, des représentations communes relatives à l’espace de résidence ou à la ville, mais aussi les adhérences relationnelles construites dans l’espace de proximité contribuent à faciliter l’organisation et la réalisation de la mobilité quotidienne. En retour, cette dernière participe à la reproduction ou à l’émergence de sociabilités, à la fabrication de territorialités collectives, et du coup à la production de nouvelles formes d’identités autour de la mobilité.

Les contraintes économiques.

En dehors de la gestion de la famille, les solidarités dans le déplacement et le recours à un système social localisé concerne principalement les ménages modestes exposés à des contraintes de vie difficile, marqués pas des déplacements contraints, longs et coûteux. En effet, les catégories moyennes et supérieures en activité, majoritaires dans le périurbain, disposent de ressources financières qui leur permettent d’absorber l’augmentation tendancielle du coût de la mobilité et de pérenniser un mode de déplacement exclusivement individuel. Interrogées sur le covoiturage par exemple, ces catégories insistent sur les contraintes ou les difficultés de mise en œuvre, même si elles en soulignent parfois le bien fondé (Cailly, 2012). Pourquoi, finalement, s’imposeraient-elles des contraintes temporelles ou collectives alors qu’elles possèdent les moyens de préserver leur autonomie spatiale grâce à l’automobile [4] ?

À l’inverse, l’observation des ménages modestes, d’ores et déjà en situation de vulnérabilité, montre des changements importants et avérés (Motte-Baumvol et Morel-Brochet, 2010). Plutôt que de remettre en question leurs choix d’habitat, ces derniers sont désormais dans une stratégie d’adaptation face aux contraintes accrues de mobilité. Outre le fait qu’ils adaptent leur système de mobilité (diminution des pratiques de loisirs, rapprochement des lieux d’achat, relocalisation de l’emploi si possible, économie sur d’autres postes budgétaires), ils recourent de plus en plus, pour des raisons économiques, à des tiers pour se déplacer : conjoint, voisins, amis, famille, collègues. La première solidarité mise en œuvre par les ménages modestes se réalise au sein du couple avec une organisation conjointe pour les déplacements domicile-travail, quand les horaires et les directions le permettent. Il est assez fréquent que cette organisation conjugale des déplacements soit anticipée lors du choix résidentiel, lorsque celui-ci — généralement pour des contraintes budgétaires — se fait à grande distance de l’agglomération où se trouvent localisés leurs emplois. Les ménages n’ont alors pas les moyens d’assurer les trajets séparément. Cette organisation devient systématique lorsque le ménage ne dispose que d’un seul véhicule et que la femme ne conduit pas : dans ce cas, certes peu fréquent, le mari constitue alors l’homme-taxi qui assure la mobilité très contrainte et très limitée de l’ensemble des membres du ménage.

Dans les catégories captives, le recours aux solidarités collectives est par ailleurs favorisé par le fait que les réseaux sociaux (familiaux ou amicaux) sont en règle générale beaucoup plus locaux, territorialisés et sollicités que chez les catégories aisées (Dodier, 2012). Les amis ou les parents — au sens large —, avec lesquels les relations sont souvent étroites, constituent des aides à la mobilité et favorisent les solidarités de déplacement. Les grands-parents aident à la garde et à la mobilité des enfants. Les groupes d’amis ont des mobilités conjointes, par exemple, pour ce qui relève des pratiques de loisirs ou de shopping. Pour les ménages « captifs » dépourvus de relations sociales locales au moment de leur installation, Lionel Rougé (2011) montre qu’après un processus de filtrage — par lequel les plus vulnérables quittent rapidement le périurbain —, ces habitants s’ancrent dans le périurbain et y trouvent des ressources relationnelles pour les aider dans leur mobilité. On peut toutefois penser que le capital social localisé des ménages est très inégal, et qu’à caractéristiques socioéconomiques identiques, la possibilité de mobiliser cette ressource, les expose à des conditions très inégales d’habitabilité. Pour l’heure, les solidarités dans la mobilité concernent principalement des personnes captives qui, pour un certain nombre de raisons structurelles (augmentation du coût de la mobilité, vieillissement dans le périurbain), pourraient être plus nombreuses demain.

Innover dans les comportements.

Les catégories solvables du périurbain comptent néanmoins des ménages innovants. Ceux-ci sont généralement sensibles aux valeurs environnementales, conscients de leurs « mauvaises pratiques » et avouent « culpabiliser un peu » d’une mobilité qu’ils reconnaissent volontiers « peu durable » (Cailly, 2012). En réaction, ils affirment tester des solutions alternatives au tout-automobile. Si l’intérêt financier n’est pas absent — « le sentiment de faire des économies » exerce un rôle incitatif —, il s’agit principalement de mettre leurs pratiques en accord avec leurs idées. Pour ce faire, ils recourent selon une fréquence très variable — souvent occasionnelle, parfois très régulière — à des solutions collectives : covoiturage, train + vélo au sein de combinaisons qui peuvent se révéler fort complexes. Dans le discours tout au moins, ces ménages mettent en scène leur « bonne volonté culturelle » et leur capacité à infléchir leurs pratiques au profit de nouvelles formes jugées plus soutenables, fondées sur l’organisation et/ou la solidarité collective. L’usage du train n’est plus synonyme d’entrave à la liberté individuelle (horaires contraints, inconfort, altérité subie) mais apparaît au contraire comme le lieu d’un temps et d’une convivialité retrouvés (lecture, travail, discussion entre amis). Le covoiturage, lorsqu’il est matériellement possible, n’est guère présenté comme un arrangement subi mais comme une pratique qui se justifie au plan individuel comme au plan sociétal (faire des économies, limiter l’impact). Par ailleurs, il peut être présenté comme une expérience sociale bénéfique, au sens où l’échange possible rompt l’individualisme et l’isolement de l’habitacle. L’observation menée dans les gares et les rames TER (trafic en augmentation, population renouvelée), ou encore la montée en puissance des réseaux de covoiturage formels ou informels dans les grandes entreprises au départ du périurbain, attestent d’un frémissement des solutions de mobilité qui intègrent un rapport au collectif. Ce dernier mérite d’être investigué. Pour l’heure, nous devons reconnaître que nous ne savons pas mesurer l’ampleur réelle de ces changements de comportement, ni évaluer leur capacité à s’étendre et à se diffuser au sein de la société périurbaine.

Voyons maintenant, lorsqu’elles s’exercent, comment la construction d’une territorialité commune, favorise le développement des solidarités de déplacement.

Du voisinage aux opportunités de la proximité.

Dans un contexte périurbain marqué par la mobilité et l’éclatement de l’espace de vie, les formes de proximités sociales et territoriales se sont multipliées. Les solidarités collectives peuvent donc se construire au-delà du territoire résidentiel, à l’interface entre plusieurs territoires. Le covoiturage entre adultes, autour d’une même activité, illustre ce processus. En effet, le fait de travailler au sein de la même entreprise, d’avoir la même activité sportive ou culturelle, ou encore de participer à une même manifestation (au sens large ou étroit du terme) semble favoriser pour certains ménages identifiés précédemment le recours au covoiturage, sans pour autant que des liens forts entre les personnes ne soient préalablement établis. Dans ce cas, c’est plutôt la coïncidence entre le partage d’une même localisation résidentielle (même commune ou communes voisines) et d’un même lieu d’activité qui favorise la convergence relationnelle et la construction d’une solidarité dans la mobilité. À la différence des situations précédemment décrites, une interconnaissance préalable n’est pas nécessairement requise. Le covoiturage peut naître de deux attaches (résidence/travail ; résidence/loisir) qui isolément sont faibles, ou insuffisantes à susciter du lien mais dont la conjonction ouvre un horizon possible de mobilité commune. La solidarité dans le mouvement, souvent née de manière inopinée (« une collègue d’une collègue fait ce trajet », « je découvre en m’inscrivant dans une nouvelle activité que telle personne habite à côté de chez moi ») fabrique ex-nihilo de la sociabilité dont le fondement, au départ, est liée à la gestion du mouvement ! Nous ne connaissons pas l’ampleur de cette sociabilité « d’opportunité » ; il reste aussi à étudier si celle-ci peut se transformer en sociabilité plus consistante et à quelles conditions. Pour l’heure, elle fait naître et active des relations sociales en périurbain en fabriquant de l’imbrication — et de la transaction — entre les territoires.

Ces exemples montrent que l’organisation des mobilités quotidiennes construit du rapport aux autres dans le périurbain. Le voisinage élargi — c’est-à-dire le système de proximités autour de la résidence mais aussi des autres activités sociales — est constitutif d’identités ou d’appartenances qui, tout en participant à la gestion de la mobilité, ont des effets territorialisant. Ce ou ces voisinages mettent en évidence l’interrelation entre les réseaux sociaux (Villeneuve et Rose 1988, Fortin, Després et Vachon 2011) et donnent du sens à la continuité de la vie périurbaine qui s’organise autour du mouvement. L’activation de ces réseaux sociaux territorialisés dénote par ailleurs d’une capacité adaptative des habitants périurbains. L’activation des voisinages constitue ainsi une ressource qui abaisse la vulnérabilité et augmente l’habitabilité des espaces périurbains.

La mobilité est une territorialité.

Dans cette dernière partie, nous examinons comment la mobilité, en retour, participe de la fabrication de territoires individuels et collectifs autour des actes de déplacement. La situation de mobilité n’est pas une situation « à part » dans la vie quotidienne. Elle participe comme tous les ancrages, tel le fait de résider ou d’habiter, à construire un rapport signifiant à l’espace, non seulement à travers les rapports sociaux qui se construisent dans la mobilité — ce que nous appelons ici les relations socio-mobiles —, mais aussi à travers les relations sociales que la mobilité permet et produit. Si l’on s’accorde ainsi, à l’instar d’autres chercheurs, à considérer que le déplacement ne constitue pas une rupture dans l’espace-temps du quotidien mais un élément de continuité dans le rapport des individus à l’espace, producteur de territorialité, force est de constater que les situations de mobilité apparaissent comme le parent pauvre des analyses empiriques de la territorialité.

La continuité et l’approche des situations de mobilité.

En effet, peu de travaux géographiques s’interrogent sur la co-construction de l’habiter et de la mobilité en positionnant radicalement la mobilité comme objet de recherche et en s’interrogeant sur la manière dont elle fait territorialité. C’est dans le but de pallier ce manque, que nous prenons le contre-pied des recherches sur l’habiter, en travaillant à définir la spatialité comme un continuum entre habiter, résider et faire avec « mobile ». Ainsi, nous proposons une compréhension renouvelée des situations de mobilité comme composants de la territorialité, comme opérateurs de continuité entre les lieux habités et comme générateurs de lien social. L’espace-temps du déplacement ne constitue pas une rupture, il n’est pas vide, de sens, d’usages, de pratiques et de tactiques, il fait territoire et il est vecteur de territorialisation. Les contraintes de mobilité auxquelles les individus sont exposés, les enjoignent à façonner leur déplacement sur le modèle d’un habitat doté d’une architecture matérielle et symbolique, mais aussi à remplir cet espace-temps d’un ensemble d’usages et de pratiques leur permettant à la fois d’organiser, d’occuper et de valoriser la mobilité. Les observations menées dans les rames TER ou dans les habitacles de voiture à l’occasion d’entretiens embarqués ne laissent aucun doute sur la multiplicité des usages, des formes d’appropriation et des sociabilités qui s’y tissent. Pour autant, peu de recherches s’y sont vraiment intéressées en considérant la mobilité comme faisant sens et territoire. Il y a là un enjeu de connaissance.

Nous considérons par ailleurs que les espaces de la mobilité servent une économie générale de l’habiter. En effet, qu’il s’agisse de préparer les premières heures de la journée de travail, de planifier les besoins afférents à la vie du ménage, qu’il s’agisse de mettre à profit cet espace-temps pour se reposer, se relaxer, s’évader, pour régler son humeur en préparation des tâches et des occupations à venir, ces fonctions permettent non seulement une gestion continue des activités quotidiennes, elles assurent une capacité à faire le lien entre différentes sphères sociales, mais surtout elles impliquent l’invention et le déploiement d’un certain nombre d’usages et de pratiques (manger, communiquer, lire, écouter, regarder, etc.) propres à la mobilité. Considérer que la mobilité est une situation où l’on habite, tout comme l’on habite un lieu en y séjournant, en y restant, implique dès lors un renouvellement du regard que l’on porte habituellement sur ces espaces-mobiles — impersonnels et hautement fonctionnels, appartenant au domaine des réseaux et au monde des flux. C’est aussi présumer que le mode selon lequel l’espace de la mobilité est investi peut se rapporter, tout en s’exprimant à travers des usages et des pratiques différentes, à certaines modalités d’appropriation des lieux. Si l’on s’en tient aux recherches précédemment conduites (notamment par les membres du collectif TerrHab), la mobilité doit en effet être considérée comme une pratique signifiante à laquelle sont attachés des valeurs et des usages socialement partagés, sources d’identifications. Cependant, si la mobilité fait continuité dans la territorialité, cela ne signifie pas pour autant que la mobilité est l’objet d’un même investissement selon les individus et les groupes sociaux, que les représentations et les usages qui y sont associés sont du même ordre que les représentations et les usages des lieux. Nous faisons l’hypothèse que l’espace-temps de la mobilité est investi de significations individuelles et sociales, qui sont autant d’opportunités de nouer des relations sociales, de former et reformer des sociabilités de groupe, y compris — et a fortiori — en dehors du déplacement, de la situation de mobilité elle-même. En outre, nous supposons que ces sociabilités liées à la mobilité sont particulières, dans le sens où elles ont des logiques qui leur sont propres. C’est pourquoi, d’un côté, nous proposons de parler de « relations socio-mobiles », soulignant ainsi l’hypothèse selon laquelle ces relations ne seraient pas totalement assimilables aux relations sociales fabriquées autour de la résidence et des activités localisées (travail, famille, loisirs, etc.), et c’est pourquoi, d’un autre côté, nous parlons d’« habiter-mobile », ce qui ne renvoie pas aux mêmes logiques et aux mêmes mécanismes que ceux habituellement repérés dans l’analyse des modes d’habiter.

L’on peut ainsi identifier plusieurs mécanismes venant renforcer l’idée d’une participation active et spécifique de la mobilité à la formation des appartenances et des identités territoriales. En lien avec les usages de la mobilité, l’on observe par exemple le développement de routines sociales de mobilité, routines « socio-mobiles ». Caractéristique de la vie quotidienne des individus mobiles, l’établissement de ces routines dans la réalisation des déplacements, principalement mais pas seulement, contribue à fabriquer et à consolider des régularités spatiales, qui trouvent notamment une traduction sociale dans des formes et des processus d’identification individuels et collectifs. C’est ainsi, à travers la constitution d’une sorte d’« ethos de groupe » (Briviglieri, 2004), que la routine propre aux déplacements quotidiens, notamment dans les espaces périurbains, devient le sujet d’une identification partagée par une même classe d’individus, se retrouvant par exemple autour d’un capital social ou d’un « capital spatial » (Cailly, 2007a) commun. Concernant au premier plan l’élection des modes de déplacement, les routines qui s’instaurent dans les situations de mobilité, notamment chez les habitants du périurbain, ne s’y réduisent cependant pas. Lorsqu’il est possible d’observer un processus d’identification collective à un même mode de transport, notamment rapporté à une spatialité spécifique ou un axe de circulation donné — ce que sont par exemple les collectifs de ligne — il est également possible de repérer des processus d’identification à un ensemble de pratiques liées à la mobilité et, plus loin, l’usage de ces savoir-faire comme marqueurs de territorialités. Que ces agencements routiniers, permettant d’organiser et de gérer la mobilité, demeurent informels ou qu’ils évoluent vers des formes institutionnalisées, ils n’en dénotent pas moins des manières, des tactiques, pour rendre habitable l’espace-temps de la mobilité. En permettant à leur façon la demeure, où le corps peut rester, et le logement, où le corps peut s’approprier un espace (Briviglieri, 2004), les savoir-faire routiniers acquis et déployés en contexte de déplacement participent de la fabrication d’une territorialité-mobile, dont nous faisons l’hypothèse qu’elle serait une dimension particulière — et négligée jusqu’à présent — de la territorialité périurbaine.

La continuité en méthode.

Les différentes enquêtes mises en œuvre pour étudier et comprendre la mobilité ont eu tendance à plaquer les schèmes de l’analyse géographique des lieux sur des situations mobiles qui, aujourd’hui de plus en plus, semblent répondre à des logiques qui leur sont propres. Ainsi, d’aucuns s’interrogent sur la « lieuité » d’espaces mobiles tel que peut, par exemple, le figurer l’espace circonscrit au compartiment d’un wagon de train, en opposant à une vision traditionnellement limitée et limitante de ce type d’espace — comme « non-lieu » — l’image d’un espace pleinement habité (Frétigny, 2006, Lanéelle, 2005). Si ces travaux constituent des pistes de recherche particulièrement stimulantes, passant ces situations spatiales longtemps ignorées au filtre d’une analyse géographique et sociale, il nous semble qu’ils achoppent toutefois à intégrer cette situation particulière en continuité avec la territorialité qui — dans une vision classique — s’arrête aux portes de la mobilité pour reprendre ses droits à chaque extrémité de la chaîne de déplacement. En se cantonnant à l’habitacle, et en se focalisant sur ce dernier comme un lieu « en soi », un type isolé d’espace habité, l’on manque ainsi les possibles connexions avec les territoires qui l’entourent et les réseaux de significations qui l’accompagnent. L’analyse de la territorialité-mobile ne doit pas faire oublier que la situation de mobilité est emboîtée, enchâssée, dans d’autres situations (résidentielles, professionnelles, récréatives, etc.) qui contribuent à conférer à la mobilité, et à l’ensemble du système ainsi formé, un sens particulier.

C’est pourquoi dans l’optique d’un renouvellement du statut de la mobilité, comme vecteur de continuité dans les processus d’identification, dans les relations sociales, dans le rapport à l’espace, et donc comme matériau à part entière de la construction des territorialités, l’enquête se doit d’intégrer dans l’analyse des structures de la mobilité, l’ensemble des situations spatiales — mobiles mais pas seulement — qui entourent, interfèrent, résultent, du déplacement. La réflexivité de l’individu-acteur sur sa mobilité et sur son imbrication avec l’ensemble de ses autres pratiques (résider, travailler, se récréer, être en société, être en famille, etc.) s’en trouve de fait au cœur d’une recherche qui vise dès lors à éclairer le sens et à mesurer le poids des mobilités dans la construction des territorialités — en particulier périurbaines. Ce qui se passe dans la mobilité est intéressant, l’analyse apporte son lot de méthodes et de données nouvelles, mais il ne semble plus possible aujourd’hui d’isoler et d’envisager la mobilité sans mobiliser les discours permettant de révéler les représentations, les pratiques, les usages, qui l’accompagnent : le système complexe de gestion des attaches et des appartenances, sociales, familiales, professionnelles, les processus d’identification que met en jeu la mobilité et qui participent de la structuration des territorialités. Les approches travaillant les lieux de la mobilité ont leur intérêt en tant qu’elles permettent de développer une connaissance de la situation mobile comme un « ici et maintenant » enrichi par les significations que lui confèrent les individus, cependant elles parviennent difficilement à élucider les conditions sociales qui les structurent et qu’elles contribuent, en retour, à structurer. Elles oblitèrent les conditions qui, dans un ailleurs et dans une temporalité autre, notamment dans le temps long de la construction des réseaux sociaux et affinitaires, participent également de la signification de ces situations mobiles. Tout le sens de la mobilité ne tient pas et ne peut pas uniquement tenir dans l’expérience du déplacement. La finalité du déplacement, le contexte individuel dans lequel il est effectué (routine, habitude, adaptation, invention, etc.), la dimension sociale de cette mobilité (création, abandon, mobilisation d’un réseau social) et la perspective de son évolution, sont autant de dimensions à prendre en compte pour analyser, comprendre, mesurer la participation et la spécificité des situations mobiles dans la construction des territorialités.

Sur cette voie, une proposition méthodologique prometteuse (même si elle n’est pas nouvelle en soi) revient à interroger la situation de mobilité, en procédant à l’« embarquement » (accompagnement de l’individu dans son déplacement) des techniques d’enquête plus classiques : l’observation et l’entretien semi-directif notamment. En accompagnant ainsi les individus durant leurs déplacements, et en procédant durant ce laps de temps, à la fois à une observation systématique des conditions du déplacement et à un entretien semi-directif avec l’individu sur ses usages et ses représentations, l’on accède ainsi potentiellement au sens de la mobilité. En ne se limitant pas à l’observation de la situation de mobilité, au repérage des activités et des interactions qui prennent place dans le cadre du déplacement, mais en pratiquant un véritable « entretien embarqué » l’on souhaite ainsi accéder au contexte de la situation de mobilité, aux conditions socio-spatiales de sa réalisation. Plus loin, la déclinaison de cette « méthode embarquée » et l’application systématique de l’entretien au couple aller-retour, c’est-à-dire la réactivation et l’approfondissement lors du déplacement retour d’un discours délivré durant le déplacement à l’aller, et ce pour différents modes (individuels et/ou collectifs), permettrait (du moins c’est l’hypothèse méthodologique que nous expérimentons actuellement) d’étendre l’échelle de l’analyse aux autres espaces et lieux pratiqués et, par ce biais, d’évaluer la participation des situations mobiles à la construction des territorialités, et réciproquement.

L’analyse pragmatique de la mobilité, centrée sur la manière dont les habitants organisent leurs systèmes de déplacement et gèrent les discontinuités de leurs espaces de vie, met en exergue de nouvelles formes d’intégration entre mobilité et territoire. Elle donne à ces spatialités un statut d’opérateur, au sens où la mobilité constitue une ressource pour fabriquer du territoire, et inversement. Ce statut ouvre de nouvelles réflexions. Tout d’abord, il ressort que la sociabilité de proximité constitue une ressource pour la réalisation de la mobilité. Il reste néanmoins à analyser plus en détail la manière dont elle est mobilisée et les types de réseaux collectifs qu’elle implique ou construit : liens faibles, sociabilités d’opportunité, affinitaires ou amicales, ou encore collectifs de lignes ou d’habitants mobilisés ? Ensuite, ce recours au système social localisé — pour les ménages contraints — apparaît comme une condition de vie périurbaine, au sens où ce dernier favorise l’adaptation et réduit la vulnérabilité. Il pose la question des inégalités sociales et culturelles dans la capacité des habitants à recourir à ce système social local. La compétence à activer ce système relationnel pour élaborer sa mobilité est donc un élément prépondérant d’habitabilité. Enfin, saisir la mobilité dans les mêmes termes que la résidence, en tant qu’habitat, ouvre de nouvelles perspectives pour l’analyse des modes d’habiter périurbains. Elle fait de la capacité des individus à investir et à s’approprier les espaces-temps de la mobilité quotidienne une condition de l’habitabilité des espaces périurbains, définie comme une capacité à permettre une qualité de vie par-delà les contraintes de la discontinuité. Au-delà des acquis présentés ici, l’exploitation des entretiens embarqués prévus dans le programme TerrHab doit nous permettre d’approfondir l’ensemble de ces interrogations.

Endnotes:
  1. [Image]: https://www.espacestemps.net/wp-content/uploads/2013/05/2188208032_31a9b1ab3c.jpg

Abstract

Nous proposons, dans cet article, de mettre en perspective et de réinterroger différents travaux sur la mobilité périurbaine (Brès 2006, Cailly 2008, Chardonnel et Louargant 2007, Dodier 2009) pour développer l’hypothèse suivante : la mobilité, en tant qu’opérateur de continuité spatio-temporelle dans le quotidien des ménages, sollicite des relations fondées sur la proximité spatiale. Elle mobilise de ce fait des identités de territoire et participe, en retour, à la production de nouvelles identités collectives. Pour ce faire, nous partons du constat que la relation entre territoire et mobilité constitue un objet exploré sous de nombreuses formes, avec un foisonnement de nouvelles notions pour l’approcher (motilité, identité de déplacement, cultures de la mobilité, etc.), sans que soit encore levé le verrou de leur construction respective. Si de nouvelles perspectives sur la territorialité des individus-mobiles ont pu ainsi être ouvertes, ces approches restent insuffisantes dans la saisie d’une éventuelle hybridation, qui n’opposerait pas deux types de spatialité (la mobilité et le territoire), ni ne les dissocierait en une mécanique systémique, mais en montrerait l’intégration dans l’activité praxéologique d’un individu-acteur-mobile. Elles rendent peu compte, également, des processus de construction stratégique entre l’un et l’autre, telle que l’activation du territoire comme ressource dans la réalisation de la mobilité, ou, réciproquement, de la mobilité comme ressource pour produire du territoire. En s’appuyant sur l’analyse des modes d’organisation et la réalisation de pratiques de mobilité individuelles en périurbain, ce texte discute la production et la valorisation de dimensions fondatrices de territoire. Une première partie aborde, sous l’angle théorique, les conditions d’une articulation entre mobilité et territoire. Ensuite, nous analysons le rôle des solidarités collectives et des identités territoriales dans l’organisation de la mobilité périurbaine. Enfin, nous examinons la production de territoires-mobiles au fil des situations de mobilité.

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