La question du lien et de ses mĂ©tamorphoses pourrait Ă elle seule permettre dâembrasser lâensemble de la production sociologique. Des concepts comme ceux de division sociale, de domination ou de coopĂ©ration ont pour enjeu de sâinterroger sur ce qui fait « sociĂ©té » et donc de donner sens Ă la notion de lien social. Pour Elias, la notion de lien, entendue comme interdĂ©pendance, doit ĂȘtre placĂ©e au centre de la rĂ©flexion sociologique et conduit Ă remettre en cause les entitĂ©s soi-disant distinctes « dâindividus » et de « sociĂ©té »[1][1]. Ainsi, le lien ne serait pas un Ă©lĂ©ment de second ordre nĂ©cessaire pour mettre en relation des substances qui lui prĂ©existeraient, mais il serait lâĂ©lĂ©ment premier permettant de comprendre la configuration et lâĂ©conomie psychique dâune sociĂ©tĂ© faite dâindividus. Pourtant aujourdâhui, lâusage du terme a perdu de sa rigueur, Ă tel point quâil apparaĂźt souvent comme un automatisme, une sorte de lieu commun du langage sociologique spontanĂ©. Constater lâabsence de lien, ou plus prudemment sa carence, sâavĂšre un diagnostic courant qui dĂ©bouche sur un traitement sans surprise : il faudrait reconstruire du lien social. Cette rhĂ©torique se trouve particuliĂšrement prĂ©sente quand on parle de ces quartiers de logements hlm cumulant des difficultĂ©s Ă©conomiques, urbaines et sociales, en bref quand on Ă©voque, Ă la suite de rĂ©ductions successives, « la banlieue »[2][2].
Les quelques rĂ©flexions prĂ©sentĂ©es ici sur les diffĂ©rentes maniĂšres dont on pourrait poser la question du lien reposent sur une recherche collective menĂ©e Ă la citĂ© des « 4000 logements de La Courneuve »[3][3]. Au dĂ©part, lâinterrogation peut partir de la confrontation avec les discours entendus. Ceux-ci portent dâabord sur la catĂ©gorie de « cité » engageant alors la question du lien territorial comme interdĂ©pendance spatialisĂ©e. Ils postulent souvent lâhomogĂ©nĂ©itĂ© des habitants de ce type de quartier. Peu importe alors la variĂ©tĂ© de leurs trajectoires individuelles puisque la commune appartenance territoriale suffirait Ă les rendre Ă©quivalent dans la mesure oĂč elle renverrait au mĂȘme processus de sĂ©grĂ©gation. Les mĂȘmes discours qui postulent lâhomogĂ©nĂ©itĂ© des habitants des banlieues dites difficiles peuvent parallĂšlement insister sur les difficultĂ©s inhĂ©rentes Ă ce type de quartier Ă construire du lien et Ă produire des communautĂ©s tant sont avivĂ©s les conflits de voisinage quâils prennent la forme de ruptures entre gĂ©nĂ©rations ou entre communautĂ©s dites ethniques. Les seules identifications sâexprimeraient sur le mode de plus en plus fragmentĂ© dâune sorte de « patriotisme de barres ».
Dâun point de vue social, une citĂ© comme celle des « 4000 » se caractĂ©rise par une dominante ouvriĂšre affirmĂ©e qui invite Ă se poser la question des mĂ©tamorphoses de la culture ouvriĂšre. Des notions telles que celle de « privatisation »[4][4] ou « dâindividuation »[5][5] du monde ouvrier ont tentĂ© de saisir les transformations qui affectent cette catĂ©gorie sociale et elles sâaccordent pour pointer lâaffaiblissement de la rĂ©fĂ©rence au collectif. Serait-on passĂ© de la « classe » Ă des « personnes »[6][6]? En dâautres termes, la question du lien social en milieu ouvrier invite Ă saisir les transformations en se mĂ©fiant toutefois de lâimage trop embellie dâune sociabilitĂ© ouvriĂšre rĂ©volue.
Enfin, la dominante ouvriĂšre de la population se trouve associĂ©e Ă lâimportance du chĂŽmage dans la citĂ©. Le fait quâun tiers des actifs soit au chĂŽmage et quâun jeune de 15 Ă 24ans sur deux soit privĂ© dâemploi conduit Ă constater la rupture dâun nombre important dâhabitants avec lâunivers du travail alors que pour dâautres les liens entretenus avec le monde professionnel sont labiles et prĂ©caires. DĂšs lors, pour un nombre non nĂ©gligeable de la population les moyens de subsistance sont dĂ©connectĂ©s du rapport au travail officiel, quâils soient fondĂ©s sur un systĂšme dâaide public ou sur lâĂ©conomie parallĂšle (travail au noir, trafics). Cette modification patente du rapport au travail pose, elle aussi, la question du lien et des nouvelles formes de lâindividuation. Si lâon en croit les analyses de Robert Castel, les processus de mĂ©tamorphose du salariat et de dĂ©saffiliation sociale en produisant des « surnumĂ©raires » conduiraient Ă des « formes dâindividualisation que lâon pourrait qualifier dâindividualisme nĂ©gatif, qui sâobtiennent par soustraction par rapport Ă lâencastrement dans des collectifs »[7][7].
Une derniĂšre caractĂ©ristique du terrain, lâimportance de la population immigrĂ©e, engage Ă mettre, une nouvelle fois, Ă lâĂ©preuve la notion de lien. Si un tiers de la population des « 4000 » est de nationalitĂ© Ă©trangĂšre, cette proportion ne reflĂšte pas le nombre des personnes perçues comme immigrĂ©es quâil sâagisse des personnes naturalisĂ©es, des personnes françaises issues de lâimmigration, de Français originaires des Antilles ou des comptoirs indiens. Quâest-ce qui fait lien entre ces populations dâorigines diverses ? Lâinterrogation centrale que porte la relation Ă lâĂ©tranger, le rapport Ă lâaltĂ©ritĂ© ou peut-ĂȘtre plus justement au « presque semblable »[8][8] se trouve, dĂšs lors, au centre de la rĂ©flexion.
Lien territorial, lien social ou professionnel, lien culturel, diffĂ©rentes maniĂšres de poser la question apparaissent de maniĂšre Ă©vidente. Mais le sens que lâon peut donner Ă ces expressions ne doit pas se cantonner au registre mĂ©taphorique. La production de lien doit ĂȘtre saisie par lâintermĂ©diaire des mots dits, des catĂ©gories utilisĂ©es pour se reprĂ©senter le monde mais aussi des pratiques et des actes engagĂ©s. En dâautres termes, le travail de constitution de lien imbrique des dimensions tout Ă la fois pragmatique et symbolique. Certes, lâobservation rigoureuse des pratiques supposerait une enquĂȘte de type ethnographique qui nâa pas Ă©tĂ© menĂ©e mais la spĂ©cificitĂ© du matĂ©riau constituĂ© dâentretiens approfondis nâinterdit pas de distinguer, sans doute provisoirement, deux maniĂšres dâapprĂ©hender la notion de lien. Elle se donne dâabord Ă voir dans ce que disent les personnes sur les relations quâelles ont entre elles. Le lien peut alors ĂȘtre entendu comme co-prĂ©sence que cette relation soit dĂ©crite sur le mode philosophique en utilisant, par exemple, les mots de Buber[9][9] ou de LĂ©vinas[10][10] qui parlent de relation « je-tu » et de « rencontre » ou quâelle soit conçue sur le mode sociologique, celui de la situation dâinteraction, et Ă la maniĂšre de Goffman[11][11]. En tous cas, cette premiĂšre maniĂšre de concevoir le lien se diffĂ©rencie de celle qui privilĂ©gie la dimension symbolique et saisit le lien Ă parti des mĂ©canismes dâidentification qui fonde la perception que les individus ont de leur place dans la sociĂ©tĂ©. Le lien se manifeste alors par lâexistence de ces « communautĂ©s imaginaires »[12][12] et, selon cette seconde conception le couple « je-tu » cĂ©derait sa place Ă la catĂ©gorie du « nous ».
Le lien comme interaction : parler, échanger, recevoir.
La production de lien paraĂźt dâabord renvoyer Ă toutes les pratiques couramment rĂ©unies sous le terme de sociabilitĂ©. LâĂ©tude des pratiques et rĂ©seaux de sociabilitĂ© apparaĂźt comme une figure imposĂ©e de la sociologie urbaine et plus particuliĂšrement des Ă©tudes sur les quartiers dâhabitat social en raison mĂȘme de la dĂ©finition que la sociologie urbaine naissante a donnĂ© au concept de ville. En effet, pour lâĂ©cole de Chicago[13][13], la ville se caractĂ©rise Ă la fois par des critĂšres spatiaux, tels que la densitĂ© et la diversitĂ© de sa population et des critĂšres culturels comme la nature superficielle des Ă©changes quâelle abrite. DĂšs lors, il est logique que beaucoup de sociologues urbains se donnent comme un de leurs objectifs dâĂ©tudier les nouvelles relations sociales caractĂ©ristiques du milieu urbain. A lâorigine, les quartiers de logements sociaux Ă©taient conçus comme des lieux de rĂ©sidence dâune population hĂ©tĂ©rogĂšne, et, Ă ce titre, ont souvent Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s comme des laboratoires de nouvelles formes de sociabilitĂ©. Les premiers discours vantĂšrent Ă leurs propos la capacitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă lâĂ©change ou la facultĂ© Ă auto-produire du lien. Puis les incantations se transformĂšrent en regrets et on mesura la dĂ©tĂ©rioration Ă lâaune des pratiques sociales observĂ©es dans des quartiers ouvriers homogĂšnes oubliant souvent de se demander si celles-ci relevaient spĂ©cifiquement de la culture ouvriĂšre ou plus gĂ©nĂ©ralement de la culture villageoise[14][14].
« Bon, je vois mes voisins lĂ , du dessus lĂ , j’ai trouvĂ© ça gentil. Et pourtant… c’est des… des personnes Ă©trangĂšres, mais ils sont… j’ai trouvĂ© ça gentil: J’ai vu son mari… l’autre jour, j’allais Ă ma boite aux lettres
– J’ai dit “Vous avez du couscous?” en rigolant.
– Il me dit “Vous le voulez?”.
-“Oh ben” je dis “ça c’est gentil!”.
Il me l’a donnĂ©.
– Il me dit… “Vous redonnerez le pot Ă ma femme”.
– Je dis “C’est trĂšs gentil, merci!”.
Moi c’est ce que j’appelle la… la solidaritĂ©. Et… ĂȘtre social quoi » Colette, 45 ans, bĂ©nĂ©ficiaire du rmi.
« LĂ , cela fait un an que jâai rencontrĂ© une jeune femme […] Mercredi seulement je suis allĂ©e chez elle. Ăa fait un an que lâon se connaĂźt mais je suis allĂ©e chez elle Mercredi. Jâai rencontrĂ© son mari seulement hier, bon ça va devenir une bonne amie. Parce que lĂ on a franchi le pas bon, elle est venue chez moi, je lui ai montrĂ© mon appartement, jâai Ă©tĂ© chez elle […] câest peut-ĂȘtre pour cela que je mâentends bien avec elle parce que câest une Nordiste donc câest sĂ»rement ça. Puis elle est mariĂ©e avec un Kabyle aussi elle, pas avec un Français. Qui est intĂ©grĂ© aussi dâailleurs parce quâelle a trois enfants FĂ©licien, Julien et AnaĂŻs, donc ça nâa rien du tout avoir. Ils sont trĂšs intĂ©grĂ©s, il nây a pas de problĂšme. Et câest marrant parce que son mari câest un raciste en puissance. Il a horreur des Arabe. Et mon mari câest pareil » Nathalie, 27 ans, employĂ©e.
« Il y a les gens qui ont des animaux et puis ceux qui ont les mĂȘmes horaires. Je sais quâĂ six heures quarante-cinq Ă six heures cinquante cinq, il y a six personnes qui descendent . Je connais la dame qui doit prendre lâautobus Ă moins dix. On cause mais on nâa pas encore Ă©changer notre point de vue sur le travail, on parle un peu de tout, on discute du quartier […] Un jour, par une belle journĂ©e, jâavais mis une bouteille au frais et je suis descendu avec la bouteille est plein de verres. Il y avait une dame entrain de parler avec tous les enfants. Je dis «je viens parler avec vous, on peut se dĂ©saltĂ©rer », elle me dit « pourquoi vous faites ça ? » je dis « cela aurait Ă©tĂ© dommage quâen haut, chez moi, je boive tout seul, ça ne mâintĂ©resse pas je prĂ©fĂšre trinquer avec vous […] et puis rien nâempĂȘche quâon mette une rallonge Ă©lectrique de la loge de la concierge, je mets de la musique et ont danse ». On vit ensemble ici ». Marcel, 54 ans, peintre en bĂątiment.
Dans les entretiens effectuĂ©s aux « 4000 », le premier souci semble dâaffirmer que les rapports de voisinage sont rares et, pour cela, la plupart des personnes ont recours Ă la mĂȘme expression : « bonjour-bonsoir », la formule rĂ©sumerait les relations quâils entretiennent avec leurs voisins. LâĂ©change de quelques paroles de politesse permet de sortir de lâĂ©preuve que constitue toute rencontre, et a fortiori celle dâun voisin de hlm. Elle permet de marquer la reconnaissance en Ă©tablissant un contact minimal malgrĂ© la proximitĂ© spatiale et introduit de la distance par la standardisation. Mais la formule permet Ă©galement de sortir de lâĂ©preuve de lâentretien et sâintĂšgre souvent dans une stratĂ©gie plus large de distinction de son environnement. Marquer de maniĂšre ostensible le peu de rapports que lâon entretient avec ses voisins, câest aussi signifier que lâon a rien Ă voir avec eux et quâon ne peut leur ĂȘtre assimilĂ© parce quâils apparaissent socialement disqualifiant. En rĂ©alitĂ©, lâinsistance Ă nier lâexistence de relations de voisinage ne veut pas dire que de telles liens nâexistent pas. On a parfois lâoccasion de constater une distorsion entre ce qui est dit et ce qui est fait (au moment de lâentretien, un voisin sonne Ă la porte) mais souvent la contradiction se manifeste Ă lâintĂ©rieur du discours puisquâaprĂšs la dĂ©nĂ©gation viennent les rĂ©fĂ©rences aux pratiques de sociabilitĂ©. On parle des mots Ă©changĂ©s, des personnes du quartier ou de lâextĂ©rieur que lâon reçoit ou que lâon Ă©vite dâaccueillir chez soi. Apparaissent alors les interactions Ă©lĂ©mentaires dont on peut penser quâelle sont constitutives de lien social et que lâon peut organiser en trois ordres : la circulation de la parole, des invitations et des services.
Les rĂ©fĂ©rences Ă lâĂ©change de parole sont les plus nombreuses, elles incluent les formules de politesse, la conversation et leurs envers, les insultes. La circulation des formules du politesse et de propos marquĂ©s du sceau de la banalitĂ© mĂ©riterait dâĂȘtre analysĂ©e Ă partir du paradigme du don[15][15]. Dans la circulation de ces « petits cadeaux anodins et parfaitement standardisĂ©s »[16][16] que reprĂ©sentent ces paroles sans importance, ce qui compte ne doit pas ĂȘtre cherchĂ© dans ce qui est dit, dans le bien, mais dans le lien, et dans le cycle mĂȘme de lâĂ©change. Lâanalyse de ce qui est dit en entretien sur les maniĂšres dont la parole circule ou, au contraire, se trouve entravĂ©e, sur les formes quâelle revĂȘt et sur les vecteurs sur lesquels elle sâappuie mĂ©riterait dâĂȘtre faite de maniĂšre minutieuse. On peut dâores et dĂ©jĂ noter que le thĂšme apparaĂźt comme un Ă©lĂ©ment dĂ©cisif du rĂ©gime de preuves mobilisĂ©es pour convaincre que la cohabitation avec les immigrĂ©s nâest pas possible. Dans le discours xĂ©nophobe, un grief souvent adressĂ© aux immigrĂ©s est le fait quâil manquerait aux codes Ă©lĂ©mentaires de la politesse et de la civilitĂ©. Ainsi, dans les interactions de la vie quotidienne, ils se comporteraient vis-Ă -vis des personnes mais aussi des lieux collectifs de maniĂšre irrespectueuse (les paroles insultantes sont citĂ©es comme preuve ultime du problĂšme que pose les immigrĂ©s). Le thĂšme de la politesse apparaĂźt, dĂšs lors, comme un point dâaccroche dĂ©cisif dâune xĂ©nophobie diffĂ©rentialiste et culturaliste. Les Ă©carts de comportement renvoient Ă des variations dans le sens accordĂ© Ă certaines paroles ou gestes. Le code de politesse est bien au cĆur des diffĂ©rences dans les systĂšmes de comprĂ©hension du monde et donc des diffĂ©rences culturelle si lâon reconnaĂźt la justesse de la dĂ©finition du concept de culture donnĂ©e par Clifford Geertz[17][17].
En comparaison, le troc de services est moins souvent Ă©voquĂ© mĂȘme si les traces dâun systĂšme dâĂ©changes (arroser les plantes, garder les enfants, les clĂ©s, ou fourniture de nourriture, faire du bricolage ou prĂ©parer la cuisine) dessine les contours flou dâun systĂšme Ă mi-chemin de lâentraide et de lâĂ©conomie parallĂšle. La question de lâhospitalitĂ©, quant Ă elle, apparaĂźt souvent dans les propos tenus[18][18]. La clĂŽture de lâunivers privĂ© (« personne ne rentre chez moi ») est frĂ©quemment affirmĂ©e et mĂȘle la traditionnelle « fermeture du groupe domestique sur son intimité »[19][19] qui se traduit pas la rĂ©ticence des catĂ©gories ouvriĂšres Ă recevoir chez elle en dehors de la famille et pour certaines occasions au souci sĂ©curitaire particuliĂšrement fort dans ces citĂ©s. LâinterprĂ©tation de lâensemble de ces pratiques, ou plutĂŽt des reprĂ©sentations que lâon a pu recueillir ne peut ĂȘtre faite quâen se souvenant que « les conduites de sociabilitĂ© les plus anodines engagent toute la position sociale et tout le rapport aux autres des groupes sociaux »[20][20]. Cette donnĂ©e sociologique de base permet ainsi de comprendre pourquoi lâouverture de lâespace privĂ© se trouve souvent associĂ©e Ă la catĂ©gorie du « mĂȘme ». On fait rentrer chez soi celui qui nous ressemble. Lâexigence de similitude rĂ©sulte, en partie, du principe de rĂ©ciprocitĂ©. LâĂ©change dâinvitations suppose une certaine Ă©quivalence des positions et se trouve indissociable de la crainte de ne pas bien recevoir, de ne pas pouvoir rendre au mĂȘme niveau. La question de lâhospitalitĂ© se heurte souvent Ă celle de la honte et de lâhonneur lorsque lâon a le sentiment de ne pas ĂȘtre Ă la hauteur. Le sentiment de honte peut ĂȘtre alimentĂ© par des considĂ©rations Ă©conomiques pour des personnes dont la situation financiĂšre exclut de « rendre » aussi bien quâelles ont Ă©tĂ© reçues. Mais la difficultĂ© Ă recevoir est Ă©galement gĂ©nĂ©rĂ©e par lâimage du quartier. De nombreuses personnes Ă©voquent la rĂ©ticence des gens extĂ©rieurs Ă venir dans la citĂ© comte tenu de sa rĂ©putation ou leur discrĂ©dit quâelles ressentent quand il faut inviter des amis dans un environnement quâelles jugent dĂ©gradĂ©. Cette derniĂšre remarque introduit au cĆur mĂȘme des processus dâidentification, entendus comme une autre maniĂšre de poser la question du lien.
« Si vous voulez on a honte de faire venir quelquâun. On a honte de faire venir des fois des gens le dimanche. Combien de fois jâai Ă©tĂ© nettoyer du cĂŽtĂ© des poubelles pour que quand les gens arrivent cela soit propre » Gaston, 66 ans, retraitĂ© (agent de maĂźtrise ratp)
«Mais non nous nâavons pas dâami. Comment on se fait un ami. Il faut lâinviter, non ? une fois. Ăa coĂ»te quelque chose. Sâil tâinvite chez lui, il faut faire la mĂȘme chose. AprĂšs câest dur. Nous Ă©tions deux fois chez notre facteur parce quâil nous connaĂźt bien. Ils ont servi de tout, la nourriture. Si nous lâinvitons nous pourrons pas faire comme eux. Câest pas Ă©quitable ça » Virgil, 66 ans, sans emploi ; handicapĂ©.
Le lien comme identification : « lâentre-nous » territorialisĂ©.
La constitution de lien relĂšve pour une part du travail dâĂ©laboration de catĂ©gories permettant tout Ă la fois de percevoir et de se reprĂ©senter le monde et de sây situer. Le regard se dĂ©place alors des interactions quotidiennes marquĂ©es par lâintersubjectivitĂ© aux identifications quâentĂ©rine lâusage du pronom « nous ». A lâaide dâun logiciel dâanalyse du discours[21][21], il est apparu que, statistiquement, lâemploi du « nous » est, de maniĂšre significative, associĂ© Ă lâunivers sĂ©mantique renvoyant Ă la dimension du quartier[22][22]. La rĂ©fĂ©rence spatiale omniprĂ©sente est celle de la citĂ©, les « 4000 », mais aussi souvent celle du dĂ©partement dĂ©signĂ© par son numĂ©ro le « 93 ». Ces catĂ©gories spatiales vont souvent de paires avec lâidĂ©e de clĂŽture, certains habitants parlent dâhabiter dâun « enclos », se considĂšrent comme « prisonnier des 4000 » ou Ă©voquent leur dĂ©sir de « sâextraire de la cité ». Chez les jeunes, lâimpression dâenfermement se double parfois de lâidĂ©e de condamnation (« on est condamnĂ© Ă vivre ici ») ou de contagion (« on est, malgrĂ© soi, pris, contaminĂ© par lâenvironnement »).
« Et, tu vois c’est cette image qu’on a, qui nous colle Ă la peau. Une sociĂ©tĂ© pourrie. Une citĂ© pourrie, donc t’es pourrie. Mais il y a d’autres citĂ©s, je veux dire, il y a des citĂ©s Ă Saint-Denis qui sont aussi craignos. Alors je vois pas pourquoi on colle toujours cette, cette image aux 4000. C’est cette pression qu’il y a sur, sur nous! Alors qu’il y a pire. Et c’est pas parce qu’on habite un joli coin que on vaut mieux que les autres. Mais, tu vois c’est la sociĂ©tĂ© qui renvoie ça aussi Comme je disais pour une part de la sociĂ©tĂ©, il y a un cĂŽtĂ© ensoleillĂ©, un cĂŽtĂ© noir. Une citĂ© c’est pareil. Une ville c’est pareil. T’as un cĂŽtĂ© qui est beau, un cĂŽtĂ© qui est moche. bon ben – et de temps en temps, les gens ils englobent le tout hein » Dalila, 22 ans, chĂŽmeuse, en stage dans un association du quartier
« On est… prisonniers des 4000. Non moi je vois… je sais pas. Je sais pas. Je me dis pfff – et puis il y a les maladies aussi. On les voit – moi je vois plein de jeunes qui ont, qui sont malades du sida ; on les a connus ils Ă©taient bien. Ils sont tombĂ©s dans la came…. Et puis on est condamnĂ©s aussi Ă vivre avec ces gens lĂ . Alors, Ă n’importe quel moment, on peut attraper cette maladie. Et puis, il y a le shit qui se balade partout. On rentre dans un bĂątiment, t’es obligĂ© de consommer sans consommer quoi » Djamila, 20 ans chĂŽmeuse, Ă la recherche dâun emploi.
« Ils se sentent trĂšs trĂšs forts sur La Courneuve parce quâils ont fortement intĂ©grĂ©s la ville et ses alentours. Ils sont vraiment bien intĂ©grĂ©s dans le secteur […] Ils se sentent chez eux, câest normal parce quâils ont Ă©tĂ© invitĂ©s Ă venir ici. Ils se sentent chez eux, chez eux, je ne sais comment vous le dire, comment je le ressens ». Jacques, 47 ans, cuisinier au chĂŽmage.
Lâidentification au lieu se nourrit Ă deux sources, celle du stigmate et celle du mythe. LâidĂ©e de stigmate intervient de maniĂšre quasi automatique lorsque les plus jeunes relatent leurs difficultĂ©s Ă trouver un emploi. Elle est aussi souvent t Ă©voquĂ©e Ă propos de ce que Goffman appelle les « contacts mixtes » « instants ou normaux et stigmatisĂ©s partagent une mĂȘme « situation sociale , autrement dit se trouvent physiquement en prĂ©sence les uns des autres »[23][23], en lâoccurrence ici quand sont dĂ©crits les contacts avec dâautres jeunes et spĂ©cifiquement les jeunes de Paris : « les gens de Paris » sont perçus comme diffĂ©rents et mĂȘme parfois peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme « plus dĂ©veloppĂ©s ». Câest Ă proprement parler bien de « stigmate » comme handicap social dont il faut parler puisque, selon leurs mots, les « 4000 » câest une « image qui colle Ă la peau » et câest une image disgracieuse, elle fait penser aux autres que « parce quâon habite un coin moche, on vaut moins que les autres ».
Le lien territorial sâalimente aussi au mythe de lâĂąge dâor. Celui-ci est omniprĂ©sent chez les rĂ©sidents les plus anciens, mais il est aussi repĂ©rable chez les plus jeunes, il mĂȘle alors des souvenirs transmis par les parents et des rĂ©fĂ©rences Ă lâenfance ou Ă lâadolescence. Cet Ăąge dâor est celui oĂč est reconstruit le sentiment dâĂȘtre « chez soi » : « de faire corps », « dâavoir une vie normale, en communauté ». Le mythe puise dans la cĂ©lĂ©bration dâune sociabilitĂ© perdue (avant on se frĂ©quentait, on sâinvitait) et comme toute rĂ©fĂ©rence Ă lâĂąge dâor, il inclut une chute. La perte se trouve gĂ©nĂ©ralement associĂ©e au renouvellement de la population de la citĂ©, au dĂ©part des premiers occupants et Ă lâarrivĂ©e de nouveaux locataires dâorigine immigrĂ©e. Mais « lâentre-nous » territorial se construit aussi selon des modalitĂ©s qui nâont rien de spĂ©cifiques au site et Ă son histoire et qui repose sur le souvenir et la persistance des rĂ©seaux familiaux qui fonde lâidentification Ă un lieu (et par exemple, le fait de vouloir y ĂȘtre enterrĂ©). En dâautres termes, ici comme ailleurs se dessine un espace affectif qui nourrit le sentiment dâĂȘtre chez soi.
La catĂ©gorie du « chez nous », Ă lâĂ©chelle du quartier, apparaĂźt comme un Ă©lĂ©ment central du discours xĂ©nophobe recueilli[24][24] qui repose sur une matrice ethnocentriste. Il prend comme rĂ©fĂ©rence le quartier, lieu de mĂ©moire et lieu dâidentification perdue et perçoit les immigrĂ©s comme les responsables du processus de dĂ©possession et de perte. Le noeud de lâargumentation rĂ©side dans le renversement du « chez nous » au « chez eux » et se rĂ©sume par une formule « ils sont plus chez eux que nous sommes chez nous ». Cette dĂ©nonciation dâun « monde Ă lâenvers » traverse lâensemble du discours et lâinversion se manifeste dâailleurs par les nombreuses fois oĂč le terme « intĂ©gré » est utilisĂ© de maniĂšre particuliĂšre lorsquâest dit, par exemple « quâils ont intĂ©grĂ©s la ville », « quâils ont intĂ©grĂ©s les murs ». La question de lâhospitalitĂ©, souvent Ă©voquĂ©e Ă propos des pratiques de sociabilitĂ©, se trouve Ă©galement au cĆur de lâexpression xĂ©nophobe. Le statut des immigrĂ©s, tel quâil est prĂ©sentĂ©, sâapparente, Ă celui « dâinvitĂ©s » et leur est dâabord reprochĂ© le fait de ne pas se soumettre aux rĂšgles de lâhospitalitĂ© qui commande de se comporter selon les codes des hĂŽtes. Par dĂ©finition, lâhospitalitĂ© sâapparente Ă un don dâespace, elle nâimplique pas de donner Ă lâĂ©tranger un espace Ă lui mais de le recevoir dans son espace Ă soi. Jacques Derrida a parlĂ© de « la loi paradoxale et pervertissante de lâhospitalité »[25][25] et du caractĂšre ambivalent du terme dont tĂ©moigne son Ă©tymologie. Cette ambivalence tient au fait que pour donner lâhospitalitĂ©, il faut avoir autoritĂ© et souverainetĂ© sur un espace (« pas dâhospitalitĂ©, au sens classique, sans souverainetĂ© de soi sur le chez soi »[26][26]). Or, le sentiment dâune dĂ©possession de son « chez soi » si prĂ©sent dans le mythe de lâĂąge dâor du quartier interdit de se poser en hĂŽte. Dans cette logique, lâhospitalitĂ© est considĂ©rĂ©e comme dĂ©voyĂ©e et corrompue quand elle sâaccompagne dâun rapt dâespace, autrement dit quand lâinvitĂ© sâinstalle ou quand il fait comme chez lui. DĂšs lors, on voit bien comment, de maniĂšre paradoxale, le paradigme de lâhospitalitĂ© se heurte au processus dâintĂ©gration.
MĂȘlĂ©e de maniĂšre indissociable aux discours sur les diffĂ©rences culturelles, le clivage entre gĂ©nĂ©rations intervient Ă©galement dans lâĂ©conomie gĂ©nĂ©rale du discours xĂ©nophobe. Les dĂ©clarations dâhostilitĂ© Ă lâĂ©gard des immigrĂ©s dĂ©bouchent le plus souvent sur un moment oĂč des distinctions sont opĂ©rĂ©es entre diffĂ©rentes catĂ©gories dâimmigrĂ©s. Parmi ces distinctions, celle qui diffĂ©rencie les jeunes des plus anciens est la plus frĂ©quente (ceux qui pose problĂšme ce ne sont pas les vieux, ce sont les jeunes). Cette distinction se comprend dans la logique du modĂšle de lâhospitalitĂ©Â : les vieux Ă©taient considĂ©rĂ©s et se considĂ©raient eux mĂȘmes comme des invitĂ©s. « Ceux-lĂ vous les entendez jamais, ils disent jamais rien. Mais câest toute leur descendance ». Cette descendance est chez elle et se considĂšre comme telle. Le caractĂšre opĂ©ratoire du clivage gĂ©nĂ©rationnel dans les modes de reprĂ©sentations des immigrĂ©s sâexplique aussi par lâexistence dâun dĂ©calage dans le rapport travail. Les anciens immigrĂ©s sont reconnus par ce quâils partagent le mĂȘme lien professionnel que lâensemble de leur classe dâĂąge. Il sâest construit puis souvent dĂ©litĂ© Ă partir de lâexpĂ©rience du travail ouvrier puis de celle du chĂŽmage. Ă lâinverse ce qui est reprochĂ© aux plus jeunes et cette absence de transmission dâun systĂšme de valeurs organisĂ© autour du travail. En leur reprochant, leur proximitĂ© au monde dĂ©linquant, on met aussi en cause cette absence de lien au travail entendu comme mĂ©tier et cette dĂ©connexion entre moyens de subsistance et travail. Dans cette logique, coexistent dans le discours des aĂźnĂ©s souvent la dĂ©nonciation et parfois la quasi glorification des jeunes (les jeunes peuvent dans certains cas ĂȘtre prĂ©sentĂ©s comme le fer de lance de la rĂ©volte). En cela, cette catĂ©gorie apparaĂźt bien comme un objet de condensation, elle apparaĂźt chez certains comme une catĂ©gorie proprement politique dans la mesure oĂč elle est conflictuelle. Le discours des jeunes sur « les jeunes » dĂ©notent une particularitĂ© dans le fait quâils utilisent souvent le « ils » pour parler dâeux-mĂȘmes. Ils parlent trĂšs souvent des jeunes ou en tant que jeunes mais emploient rarement le « nous ». Autrement dit quâils prĂ©fĂšrent, par exemple, la formule « les jeunes, ils sont par Ă©coutĂ©s » plutĂŽt que celle « nous les jeunes on est pas Ă©couté ». Lâexplication rĂ©side en partie dans lâexistence de stratĂ©gies de dĂ©marcation, propre Ă la situation dâentretien individuel et liĂ©e aux effets de la stigmatisation. Les jeunes se dĂ©marquent de leurs pairs pour ne pas endosser le stigmate, parfois abondent dans le sens de lâimage nĂ©gative du groupe pour mieux se valoriser en tant que personne. LâinterprĂ©tation doit aussi faire la part de la stratĂ©gie de distanciation. Se sachant en situation dâobservation, les jeunes parlent dâeux-mĂȘmes Ă la troisiĂšme personne tout comme les indigĂšnes le font face Ă lâanthropologue. Ils se savent objet dâĂ©tude et de discours et livrent aux chercheurs une image, une projection, celle que lâobservateur attend. Enfin, cette rĂ©ticence Ă dire « nous » renvoient sans doute au fait quâils nâont pas le vĂ©ritable sentiment dâĂȘtre un collectif en raison de la duretĂ© des relations au sein des groupe de jeunes (les filles insistent souvent sur cet aspect) mais aussi en raison de la faiblesse des agents spĂ©cialisĂ©s dans la production de collectif. Aux « 4000 », le rĂ©seau associatif des jeunes reste faible comparĂ© Ă certains autres quartiers et lâimplantation communiste longtemps trĂšs structurante est aujourdâhui largement vieillissante.
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