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Serendipity.

Les mots au pouvoir, les murs déchiffrés : un laboratoire langagier.

Maurice Tournier, Les Mots de mai 68, 2007.

Image1Sorti des Presses Universitaires du Mirail en 2007, ce petit livre d’une grande densité constitue une pierre ajoutée au vaste édifice médiatique, littéraire et universitaire dont la construction, entreprise depuis déjà longtemps, connaît une accélération spectaculaire à l’approche du quarantième anniversaire de l’événement. Les premiers mois de l’année 2008 ont vu en effet fleurir nombre de colloques, d’ouvrages et autres appels à contribution dont l’inventaire ne peut être dressé ici de manière exhaustive. De « L’héritage de mai 68 » [1] aux « Images et sons de mai 68 (1968-2008) » [2] en passant par l’ouvrage collectif Écrire, mai 68 tout récemment paru [3] où des écrivains s’efforcent de dégager l’apport de cette vaste nébuleuse qu’est « la pensée ‘68’» à la littérature, très nombreux sont « les mots sur » la période et ses résonances multiples. Ce n’est pas, toutefois, sur cet ensemble de discours seconds — quels qu’en soient la pertinence ou le caractère novateur — que l’auteur du présent ouvrage entend faire retour comme il le souligne en préambule, soucieux avant tout de faire surgir de quatre décennies d’exégèses diverses les mots originels, « proférés dans l’immédiat, prononcés ou écrits, à travers les canaux et supports publics les plus actifs » (p. 4).

La couleur rouge de l’ensemble de la couverture — à l’effigie de Daniel Cohn-Bendit — s’imposait, clin d’œil tout à la fois à la célèbre bible maoïste (l’intéressé faisant dûment l’objet d’une rubrique) et à l’étiquette de « révolution » que l’on a volontiers apposée, par le passé, sur ces quelques semaines décisives de l’histoire du vingtième siècle, étiquette que l’auteur ne reprend dans l’avant-propos que pour y accoler d’emblée l’adjectif « verbale » (p. 4). Même si une entrée de cet abécédaire solidement charpenté est partiellement consacrée au terme « révolution » et à son dérivé le plus immédiat, « révolutionnaire », ce dernier est appréhendé comme étant avant tout « constitutif de labels » (p. 99) tout autant que partie prenante d’un discours d’État qui, paradoxalement, donne ses lettres de noblesse à certains des modes de dénomination forgés par la rue.

L’ouvrage dans son ensemble manifeste donc la volonté de l’auteur de se colleter avec la réalité linguistique in situ, au sens le plus matériel du terme puisque l’on sait que nombre de ces témoignages linguistiques sont longtemps restés consignés sur les murs des villes ou des amphis, faisant office d’autant de vestiges qui ont contribué à renforcer dans les mémoires le caractère vivace de l’époque en même temps que les diverses facettes de son historicité. Élément indispensable de contextualisation, la chronologie succincte présentée au tout début est écrite dans un registre télégraphique qui ne dépare nullement dans un tel recueil où l’immédiateté événementielle, l’actualité brûlante fournissent les bases d’autant d’éléments lexicaux à inventorier. Ces éléments, fédérés sous la bannière d’un même champ lexical et de résonances connotatives similaires, sont passés au crible d’une approche sociolinguistique dont l’auteur ne se départit jamais, faisant émerger tout au long de son inventaire les catégories de mots les plus représentatives de divers sociolectes [4] réunis, cette rencontre dans et par le langage de plusieurs groupes sociaux — ouvriers et étudiants notamment — habituellement séparés par des cloisons plus ou moins étanches constituant sans aucun doute, comme on le sait, l’un des traits les plus distinctifs de l’époque visée. L’étiquette d’« auberge espagnole » de mai 68, forgée il y a quelques années par Patrick Champagne [5], rend compte de la constitution inédite de cet espace commun, espace lisse — ou lissé — du langage et des identités sociales traversé par les diverses « lignes de fuite » de la contestation (au sens désormais consacré par Deleuze et Guattari). [6]

Mai 68 — pantonyme dont est souligné le caractère désormais fortement « labellisé », p. 72 — revêt avant tout pour l’auteur, comme on l’aura compris, des allures de « révolution verbale » (p. 4), étant ainsi perçu comme une époque de créativité et d’audace linguistiques au sein de laquelle, plus que jamais, dire, c’est (vouloir) faire, faire advenir. Cette mise en avant de la dimension performative de la parole et de ses modalités optatives les plus incisives s’affiche à travers les traits les plus saillants qui fusent dans les slogans, de la profession de foi (« Je décrète l’état de bonheur permanent » / « Les murs ont la parole » / « La parole est à nous ! » / « Nous sommes le pouvoir ») à l’injonction (« Libérez les passions » / « Assez d’actes, des mots ») en passant, comme le cas se produit fréquemment, par la provocation ou l’insulte (« Mort au salariat ! » / « Merde aux mandarins ! »). L’acte par excellence est bel et bien avant tout acte de parole, (re)création conceptuelle, mise à mal des images mentales sédimentées par l’inhibition et la fermeture d’un siècle trop vieux (« Déboutonnez aussi souvent vos cerveaux que vos braguettes » / « Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes et la peur du noir aux staliniens »). Cette déferlante verbale marquée par l’« ivresse de la prise de parole » [7] n’est pas sans évoquer, de toute évidence, ce que l’on a également volontiers baptisé du nom de révolution, cette révolution surréaliste pour qui le pouvoir sus-nommé portait un autre nom, aux implications non moins vastes, celui de la poésie. L’exhumation de ce « cadavre exquis du politique et du poétique » [8] ne révèle pas autre chose : à preuve, le célèbre slogan (cité p. 24) « Changez la vie, donc transformez son mode d’emploi ! », léger détournement grammatical et extension ad hoc — pré-perequienne — de la non moins célèbre formule rimbaldienne qui a servi de fer de lance à ces autres champions du verbe libérateur qu’étaient les Surréalistes.

C’est donc un authentique laboratoire langagier qui se met en place sous l’égide de diverses organisations étudiantes et syndicales dont l’auteur souligne à plusieurs reprises les trouvailles stylistiques en forme de mots-valises, néologismes, jeux paronymiques (« France dégaullinante ») et autres envolées ou résurgences métaphoriques (« la vieille taupe de l’histoire ») dont la fonction première est de « lâche[r] la bonde aux fantasmes » (p. 62). L’ensemble œuvre à une redéfinition de l’acte de parole et, par là même, pour l’essentiel, de l’individu à travers une subjectivité libérée et exacerbée, véritable innovation de mai 68 comme on en a depuis souligné l’ampleur. Certaines entrées de l’abécédaire portent la marque d’une investigation énonciative poussée comme en témoignent les quelques rubriques qui, directement ou par dérivation sémantique, prennent en compte les fondements même de l’acte de parole tels que les pronoms je, tu, nous. Ces allusions répétées au système pronominal, couplées à la prise en considération du mode d’adresse désormais patenté « Camarades », permettent de mettre en lumière les profonds bouleversements linguistiques et ontologiques à l’œuvre dans un monde où, via le verbe, les rapports humains sont désignés comme cible d’une refonte totale.

Désireux d’inscrire sa recension dans une optique dialogique en accordant une place à l’envers du décor de ce front unifié de la contestation, Maurice Tournier fait la part belle à la guerre des mots et des registres qui s’instaure de manière plus ou moins ouverte entre les diverses instances en présence : insurgés, presse, représentants de l’État. Cette lutte s’exprime notamment à travers des variations sémantiques des mots au gré de leurs utilisateurs (les occurrences d’« anarchie » et d’« anarchiste » font ainsi l’objet d’une analyse détaillée , p. 10), des antagonismes lexicaux (le besoin de « mutation » mis en avant par De Gaulle et Peyrefitte vient s’opposer au désir de « révolution » brandi par les étudiants, comme Tournier le démontre pp. 24-25), des reprises ironiques d’un clan à l’autre (le cas célèbre du va-et-vient énonciatif de la « chienlit » comme motif d’un échange belliqueux entre De Gaulle et les étudiants insurgés, pp. 25-26) ainsi que, de manière plus subtile, des variations sur le nombre : le singulier de « mouvement » est ainsi réservé, comme le souligne l’auteur, à « l’auto labellisation de groupes refusant toute étiquette politique traditionnelle », tandis que son pluriel, d’usage gouvernemental, a pour fonction de « massifier les contestataires » (p. 75), amenant ainsi le désordre et la violence de masse au centre du discours étatique. On apprécie à tous moments la finesse de la recherche lexicologique et de l’analyse sémantique menées ici, en toute clarté, sous les yeux d’un lecteur qui ne reste nullement sur sa faim en matière d’éclairage sociologique, et ce même si certains raccourcis sont inévitables eu égard à un format nécessitant parfois le recours à l’ellipse au sein de paragraphes définitoires au contenu informatif souvent très dense.

Délibérément mis à la portée du plus grand nombre selon la ligne éditoriale de la collection déjà fournie Les mots de, ce mini-ouvrage de sociolinguistique fait abstraction de tout jargon obscur et opacifiant. L’erratum joint au volume vient heureusement combler une lacune gênante en rendant lisibles les données chiffrées placées entre parenthèses avant la plupart des entrées lexicales, ces chiffres indiquant comment les occurrences des mots visés se répartissent entre les trois catégories de discours que sont les tracts, les slogans et les communiqués et commentaires divers émanant de l’État. L’index, avec ses ramifications sémantiques et ses renvois quasi systématiques à des hyperonymes, [9] constitue un guide précieux pour le lecteur peu initié. Relativement brève mais consistante, la bibliographie rassemble une vingtaine d’ouvrages susceptibles d’étendre la matière d’une réflexion aux fondations déjà établies de manière très sûre par ce petit recueil.

Si « les murs ont la parole », et que cette parole se veut à bien des égards auto-suffisante en tant que théâtre d’une des aventures les plus marquantes du vingtième siècle, ce petit livre n’en constitue pas moins une très convaincante tentative de déchiffrement de ses tentatives et expérimentations diverses ainsi que des résonances sociologiques et culturelles de l’ensemble. Particulièrement bienvenu en des temps où, confronté aux récentes secousses sociales telles que les grèves des universités, le pouvoir d’une machine langagière pourtant bien rôdée a semblé quelque peu s’essouffler, l’ouvrage de Maurice Tournier fournit une preuve supplémentaire de l’intérêt d’un regard linguistique toujours à l’affût, sans cesse glissé au cœur d’une actualité brûlante.

Sous le (petit) pavé, une belle plage d’histoire et d’analyse.

Maurice Tournier, Les Mots de mai 68, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2007.

Abstract

Sorti des Presses Universitaires du Mirail en 2007, ce petit livre d’une grande densité constitue une pierre ajoutée au vaste édifice médiatique, littéraire et universitaire dont la construction, entreprise depuis déjà longtemps, connaît une accélération spectaculaire à l’approche du quarantième anniversaire de l’événement. Les premiers mois de l’année 2008 ont vu en effet fleurir nombre ...

Bibliography

Notes

[1] Intitulé d’un récent appel à contribution pour la revue électronique Sens Public.

[2] Intitulé d’un colloque organisé à l’Ina en avril 2008.

[3] Paris, Argol Éditions, 2008.

[4] On entend par sociolecte le parler propre à un groupe social particulier.

[5] Patrick Champagne, « Mai 68 » in Le Siècle rebelle : dictionnaire de la contestation au 20e siècle, Paris, Emanuel de Waresquiel éd., 2004, p. 518.

[6] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie t.2, Paris, Éditions de Minuit, 1980.

[7] Patrick Champagne, op. cit., p. 526.

[8] No Copyright, Sorbonne 68 graffiti, Paris, Éditions Verticales, 1998 (cité par Patrick Champagne, op. cit., p. 522).

[9] L’hyperonyme désigne un terme d’extension sémantique très large et inclusive, par opposition à l’hyponyme dont l’extension est beaucoup plus restreinte.

Authors

Nathalie Vincent-Arnaud

Nathalie Vincent-Arnaud est Maître de conférences en anglais à l’Université de Toulouse ii-Le Mirail et membre du Crea (Centre de REcherche Anglo-saxonnes, Ea 370) de l’Université de Paris Ouest-Nanterre La Défense. Ses principaux domaines d’enseignement et de recherche sont la linguistique appliquée à l’analyse des textes contemporains, la stylistique, la traduction littéraire et journalistique ainsi que les relations intersémiotiques entre la musique et la littérature. Membre de la Société de Stylistique Anglaise, et co-auteur de deux ouvrages sur la stylistique et la traduction, elle participe également à Lexis, revue de lexicologie du Centre d’Études Linguistiques de l’Université de Lyon 3-Jean Moulin.

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Serendipity.

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