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Serendipity.

Les hybrides de l’utopie.

Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, 2004.

Ce compte rendu a été publié dans la revue Pouvoirs Locaux n°63 de novembre 2004. La rédaction d’EspacesTemps.net remercie Pouvoirs Locaux pour l’autorisation de publication de cet article.

Image1L’idée d’un « modèle », présente dans le titre (mais beaucoup moins dans le texte,sans doute à cause de la connotation un peu trop radicale du terme) suggère que les rapports entre l’État et la société manifestent, depuis 1789, une certaine cohérence. Cette relation se trouve certes affectée par son mouvement propre et n’est pas insensible à la dynamique historique générale, mais elle demeure suffisamment stable, malgré tout, pour être lisible selon quelques principes applicables à toute la période, en dépit des contingences, des événements et des inflexions. À cet égard, Rosanvallon maintient le projet intellectuel d’une histoire des temps longs, mais qu’il applique non à la « civilisation matérielle » ou aux « mentalités » mais à la vie politique elle-même. C’est d’autant plus remarquable qu’il ne s’agit nullement d’une dévalorisation réductionniste de la sphère du politique. L’auteur ne cherche pas à annexer le politique à autre chose ; il le prend au sérieux et, peu prolixe en notions conceptuelles générales, il évoque néanmoins celle de « société politique ». C’est bien cela son sujet : la manière dont une utopie portant sur l’État doit faire avec la complexité de la société en tant qu’elle est politique.

Cette utopie, Rosanvallon la nomme « culture politique de la généralité », qu’il préfère au terme jacobinisme, jugé, non sans raison, à la fois confus et partiel. L’application de ce mode de pensée consiste à supprimer tout intermédiaire entre l’État, porteur des valeurs légitimes et la nation, point d’application de ces valeurs. La démonstration développée par le livre porte sur deux thèses associées.

La première est que, dès le début, les acteurs de la société politique française ont dû composer avec des réalités incompatibles avec l’utopie et qu’ils ont été amenés, souvent sous la contrainte des événements, à inventer un « jacobinisme amendé ». La perception du risque mortel d’une déconnexion entre le système politique et la société civile et la nécessité de trouver des parades pour maintenir l’État, censé être le démiurge, en prise sur les réalités, est présente dès la Convention et court, sous des figures diverses, jusqu’aujourd’hui. Le modèle de la généralité n’a donc jamais été mis en œuvre dans la pureté de son expression langagière et l’on ne peut prétendre en déceler aujourd’hui l’affaiblissement en se contentant de comparer le verbe à ses applications pratiques.

La gestion complexe d’une contradiction.

La seconde thèse est que la gestion de cette contradiction a été prise en charge par l’ensemble de la scène politique française selon des configurations et des compositions compliquées et changeantes, jamais réductibles à une opposition « des mêmes contre les mêmes » (comme une histoire naïve de cette même période a voulu le croire). Autrement dit, les consensus et les dissensus qui apparaissent à ce propos méritent d’être étudiés pour eux-mêmes. Rosanvallon montre effectivement de manière fort convaincante que les lignes de clivage ont varié et qu’elles ont associé des forces politiques qu’on peut considérer, à d’autres points de vue, comme antinomiques. Le cas de la loi Le Chapellier, qui interdit les « corporations » est abordé à différents moments du livre pour la bonne raison que, suivant un plan globalement chronologique, l’auteur est amené à rencontrer plusieurs fois cet emblème des débats politiques. Sont hostiles à cette loi à la fois les traditionnalistes partisans des ordres, des corps de métiers et de toute espèce de « corps intermédiaire » capable d’amortir les poussées modernisatrices jugées dangereuses. Y sont, avec des nuances, favorables, tout autant les libéraux (au nom du marché) que les étatistes (au nom du contact direct de la puissance publique avec les individus). Au passage, on approche un événement fondamental dans l’histoire de la gauche européenne, particulièrement marqué en France : la captation de la pensée des Lumières par le mouvement ouvrier fait basculer les idées de justice et d’égalité des droits vers la défense communautaire d’une classe particulière, promue ensuite par le marxisme au rang de synecdoque du genre humain. Cette dissonance cognitive explique la dévalorisation de la société des individus, qui maintient encore aujourd’hui la gauche en délicatesse avec la modernité. Ce genre de configuration permet aussi de comprendre pourquoi, jusqu’aujourd’hui, il est difficile de classer les prises de position sur ces sujets sur la base d’une opposition conservateurs/progressistes. Ainsi l’anti-étatisme de la « deuxième gauche », qu’évoque rapidement Rosanvallon, se fonde sur des prémices tantôt individualistes (par imprégnation tempérée des démarches libertaires de Mai 1968), tantôt empreintes d’un communautarisme modéré (par la réémergence discrète d’un courant démocrate-chrétien).

L’incompétence française à la réforme.

La force du raisonnement de l’auteur vient de son caractère doublement systématique, chronologique et thématique. Époque après époque, la même logique est mise à jour. Et elle reste présente en s’incarnant dans différents problèmes dont Rosanvallon montre la matrice en partie commune. Les corporations, les congrégations, les associations, les syndicats, les collectivités locales ou les corps professionnels posent à chaque fois la même question de l’acceptation d’un « trouble-fête » dans le dialogue État/société. L’auteur ne cache pas les différences (il insiste par exemple sur l’« exception syndicale » face aux timidités des ouvertures de l’État en direction des collectifs non professionnels) mais, en un sens, cela ne fait que renforcer la parenté entre ces logiques.

D’où l’impression générale à double détente que donne le livre. D’un côté, on ressort convaincu d’une créativité permanente de la société française pour trouver des compromis intelligents permettant de gérer une équation a priori insoluble. On peut dire alors que, jusqu’à un certain point, toute la société fonctionne comme un acteur unifié s’attelant, dans des conditions délicates, à la construction cognitive d’un schème d’action rationnel. Mais, d’un autre côté, ces postures récurrentes, et les objets qu’elles produisent, enfoncent la société française dans des manières de penser et de faire le politique à la fois très particulières (ce qui les rend difficilement comparables à celles de leurs voisins) et, en dépit de l’habileté des acteurs, peu orientées vers la solution efficace des problèmes. On retrouve alors l’incompétence à la réforme, souvent signalée comme une caractéristique du “ mal français ”. En partant d’emblée sur une autre piste, en rejetant, à bon droit, les analyses qui se contenteraient d’analyser les discours-programmes et en assumant le caractère contradictoire et nuancé de son objet d’étude, Rosanvallon n’en conduit pas moins le lecteur à l’idée qu’il y a quelque chose qui, décidément et en profondeur, ne marche pas dans la société politique française. Ce constat ouvre alors un nouveau chantier explicatif : pourquoi cette reproduction à l’infini ? Pourquoi cette impossibilité de passer à autre chose ? Sans y insister, Rosanvallon permet aux lecteurs d’esquisser des réponses lorsqu’il montre que la plupart des acteurs politiques sont profondément imprégnés de l’idéologie de la généralité et que, s’ils souhaitent l’« amender », c’est d’abord pour la faire vivre. On pourrait alors suggérer de développer une sociologie du politique qui chercherait à établir des liens entre les prises de position des politiques, intellectuels compris, et leur « addiction » à un État centralisé. Dans La pensée captive (1953), Czeslaw Milosz, récemment disparu, avait montré comment la tentation de se mettre au service d’un État oppresseur n’était pas qu’une aberration ou qu’une ignominie : elle obéissait à des logiques puissantes dont l’auteur lui-même ne se prétendait pas, au moment même où il rompait avec elles, immunisé. Plus concrètement, le débat que Rosanvallon relance, de manière un peu tangentielle, sur la thèse de Tocqueville d’une continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution prend ici toute sa place, au moins à titre d’indice. On peut en effet penser que, si le rapport à l’État qui existait dans la monarchie absolue a, peu ou prou, survécu aux changements majeurs qu’ont produit les cent ans de révolution en France, c’est probablement qu’il possède un ancrage si profond que même avec la belle profondeur historique que nous propose Rosanvallon, on peine à en prendre la mesure.

L’Epistemè de la décentralisation.

En refermant ce livre important, on peut toutefois regretter que ce tableau très précis n’ait pas été mis en perspective dans un cadre plus large, à la fois par l’apport du comparatisme et par une conceptualisation plus facilement utilisable. Ainsi l’auteur ne relève pas l’écart, pourtant béant, entre la « passion de la loi » qu’il repère à juste raison dans les discours révolutionnaires et l’« état de droit » (« rule of law »). Il y a là un élément essentiel de la spécificité française, très peu républicaine (au sens de Platon), qui consiste, par un glissement du contenu de la loi au législateur et de celui-ci à l’État, c’est-à-dire en pratique à l’exécutif, à autoriser une brutalisation de la société, bien étudiée par ailleurs. Les formes hybrides entre l’utopie de la généralité et les réactions qu’elle engendre sont aussi à lire sous cet angle et le néologisme « illébéral » utilisé par l’auteur complique inutilement un problème qui s’est posé dans des termes sinon semblables du moins comparables un peu partout en Europe : comment gérer ensemble la nécessaire puissance d’action de l’exécutif sur la société et son contrôle effectif par la même société ? « L’homme a besoin d’un maître, mais ce maître aussi est un homme », dit Kant, résumant l’autocontrôle par extériorité circulaire, typique de la modernité politique… que la France a du mal à s’approprier. Ce n’est donc pas un problème de libéralisme mais de politèia. Et justement, c’est l’angle mort de la plupart des solutions de compromis que la société française a expérimentées durant deux siècles.

On peut ainsi penser que davantage de recul sur les situations et les notions aurait permis de donner à voir plus clairement que les métissages entre l’utopie de la généralité et le pragmatisme de l’agir politique ne suffisent pas pour sortir des apories de la pensée fondatrice. En un sens, c’est même d’un renforcement qu’il s’agit : sans chercher à les occulter, l’auteur n’explicite pas toujours les effets pervers de ces compromis. Il évoque la pauvreté du statut des associations, empêchant à la fois que les fondations puissent avoir la puissance d’action qu’elles ont ailleurs et faisant souvent jouer aux associations le rôle de « béquille de l’État ». Il aurait pu aussi insister sur le fait que les syndicats cumulent les défauts d’une faiblesse face à l’État et d’une irresponsabilité dans la définition de leur rôle propre, ce qui en a souvent fait des partis thématiques et populistes. De même, les corps professionnels peuvent être vus comme ajoutant au corporatisme traditionnel la force écrasante de l’État.

C’est peut-être plus vrai encore dans le cas de la décentralisation. L’auteur analyse de manière fort pertinente le cadre mental, l’épistémè, pourrait-on dire, des différents acteurs durant toute la période. Le politique de plein exercice est, en pratique, impensable par eux pour les échelons infra-nationaux, et c’est cela qui explique, il le montre fort bien, la vacuité des argumentaires sur le sujet. Car, dans ce cas, la question ne se réduit pas à l’interface entre société civile et société politique. Le local, la région pourraient prétendre constituer des sociétés politiques entières, comme ils le sont chez plusieurs de nos voisins. La dépolitisation de la question retire le noyau central de ce qui devrait en être la problématique : comment créer de la souveraineté politique en dehors de l’État géopolitique ? Plus encore qu’il ne le dit, cet exemple illustre parfaitement la démarche que suit l’auteur : le cocktail jacobin-girondin qui domine depuis 1875 appartient bien à ce monde des hybrides qu’il étudie, avec cette caractéristique d’ajouter l’irresponsabilité à l’illégitimité. En ce sens, comme cela a été montré récemment dans un livre au titre évocateur Pour en finir avec la dé-centralisation (L’Aube, 2002), Jacobins et Girondins appartiennent à la même famille de pensée, celle de l’échelle unique de la légitimité politique. L’enjeu d’une possible réforme ne consiste donc pas à déplacer le curseur mais à changer de machine en acceptant la diffusion du politique en dehors de l’État national.

Une conceptualisation qui serrerait de près l’histoire de la société française, comme sait remarquablement le faire Rosanvallon, mais qui ferait jonction avec des concepts davantage applicables à l’ensemble des sociétés occidentales permettrait, sans tomber dans une « culture de la généralité » aussi critiquable en épistémologie qu’en politique, de tenir à la fois le singulier et l’universel. C’est une démarche que, fort probablement, l’auteur sera amené à adopter lorsqu’il passera à la seconde étape, annoncée, de son programme de travail : « repenser une nouvelle architecture démocratique » à la fois souhaitable et possible. Nous attendons la suite avec l’impatience du lecteur et l’espoir du citoyen.

Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Éditions du Seuil, 2004. 457 pages. 25 euros.

Abstract

L’idée d’un « modèle », présente dans le titre (mais beaucoup moins dans le texte,sans doute à cause de la connotation un peu trop radicale du terme) suggère que les rapports entre l’État et la société manifestent, depuis 1789, une certaine cohérence. Cette relation se trouve certes affectée par son mouvement propre et n’est pas ...

Bibliography

Notes

Authors

Jacques Lévy

Professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et directeur du laboratoire Choros. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il a notamment publié Géographies du politique (dir.), 1991 ; Le monde : espaces et systèmes, 1992, avec Marie-Françoise Durand et Denis Retaillé; L’espace légitime, 1994 ; Egogéographies, 1995 ; Le monde pour Cité, 1996 ; Europe : une géographie, 1997 ; Le tournant géographique, 1999 ; Logiques de l’espace, esprit des lieux (dir.), 2000, avec Michel Lussault ; From Geopolitics to Global Politics (ed.), 2001 ; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir.), 2003, avec Michel Lussault. Il est coordinateur des rédactions d’EspacesTemps. Il est conseiller scientifique de Pouvoirs Locaux.

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