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Serendipity.

Les fissures de l’Un.

Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie 2 : La crise du libéralisme, 2007.

Image1Marcel Gauchet a entrepris de résumer et de tirer toutes les conséquences des réflexions qu’il mène depuis une vingtaine d’années sur la démocratie libérale dans une œuvre qui devrait comporter quatre volumes et dont le premier, intitulé La Révolution moderne, s’était appliqué à mettre en évidence, sur près de quatre siècles entre 1500 et 1900, ce critère décisif de la modernité qu’est la sortie de la religion et qui permet l’accès progressif à l’autonomie. Ce décor campé, l’exposition des conditions, des ressorts et des affres de « l’avènement de la démocratie » prend une autre épaisseur dans l’analyse serrée que livre l’auteur, dans ce deuxième volume, de la période courant entre les années 1880 et 1914.

Il s’agit ici d’établir la preuve que « la crise du libéralisme » au tournant des 19e et 20e siècles, dont plusieurs auteurs, y compris des contemporains, ont pu relever l’importance, n’est pas seulement la remise en cause d’une doctrine. Il s’agit d’une remise en question plus générale des modalités de l’être ensemble. La nouveauté de Marcel Gauchet est de considérer ces années 1880-1914 d’une nouvelle hauteur, en en faisant la période où se résorbent les restes du monde gouverné par la religion. Le libéralisme en avait certes vidé, depuis la Révolution française, l’essentiel des contenus mais il en avait conservé les cadres et, finalement, la logique, à savoir la quête de l’Unité, non plus sous l’égide de la Révélation mais par la persuasion de la Science, non par le moyen du pouvoir absolu mais par celui du gouvernement représentatif, non par l’outil des appartenances obligatoires mais par les progrès du droit des individus. Au bout du compte, explique l’auteur, le régime de la liberté « ne fait rien d’autre que les régimes qui l’ont précédé, mais il sait ce qu’il fait » (p. 11).

Aussi, la « crise du libéralisme » est-elle la débâcle d’un mode de pensée, même l’effondrement d’une organisation millénaire de la pensée, une sorte de cataclysme théorique dont, selon l’auteur, Nietzsche aurait été le premier à avoir pris la véritable mesure en pointant l’important revirement du 19e siècle, à savoir l’irruption totale et intransigeante de l’historicité. Le 18e et le premier 19e siècle étaient placés sous l’égide du Progrès, à savoir l’idée qu’il existe une continuité essentielle entre le passé, le présent et l’avenir, continuité qui se mesure à l’aune du présent et que vérifie la notion de « tradition » qui, Jean Pouillon (1977) l’a bien montré il y a plus de trente ans, n’est qu’une « rétro-projection » dont la fonction est de cautionner le moment vécu, de l’inviter à penser sa permanence et sa continuité. C’est cette certitude d’une harmonie entre l’ancien et le nouveau, fondée sur l’étalon du présent, qui est mise à mal dans le régime d’historicité soulevé par Nietzsche. Le présent devient le temps de l’incertain, de tous les avenirs possibles (ce que renforce la multiplication des découvertes scientifiques) ; de ce fait, le passé se dissout ne sachant plus ni qui ni quoi légitimer. Cette instabilité permanente impliquant une sempiternelle négociation des temps en quête d’équilibre les uns par rapport aux autres constitue ce que Marcel Gauchet appelle le « problème de l’historicité » et dont la solution ne peut être, à son tour, que dynamique, mouvement : c’est la doctrine nietzschéenne de « l’éternel retour ».

Ce bouleversement conduit à la dissolution de l’Un (qui est, en somme, ce supplément d’âme de la société et qui en assure la cohérence), du Tout que l’auteur examine en détail dans trois champs cruciaux de la vie sociale : le rapport au temps, le politique, le droit. Ces champs se recouvrant partiellement, il était inévitable que l’auteur fût conduit à répéter à plusieurs reprises ses arguments, parfois même à reprendre partie de ses démonstrations. Mais, loin d’alourdir le propos, cela permet d’évoluer avec un peu plus de facilité dans sa densité. Surtout, par ces proximités, Marcel Gauchet s’applique, au lieu d’épuiser la totalité d’un champ, à rendre avec plus de relief les périphéries, à ciseler les coutures qui font aller ensemble les domaines de l’historique, du politique et du juridique. Contrepartie inévitable de cette méthode, certains aspects, les plus spécifiques, de ces champs ne sont que rapidement évoqués, ce qui tend à irréaliser le système ainsi élaboré. Mais n’est-ce pas illusoire, et finalement hors-sujet, de juger d’un système à l’aune de sa réalité ? Le lecteur, sans faire irrémédiablement le deuil des « vérités de correspondance » (à un événement, à un contexte, etc.), est conduit par l’auteur à prendre essentiellement la mesure des « vérités de cohérence » (à un discours, à une organisation de la pensée, etc.) qui forment ici l’objet principal du propos.

Au sein de ces discours, Marcel Gauchet décrit la « métamorphose du social-historique » qui, prenant acte de l’évolution des relations au passé, au présent et à l’avenir, de l’émergence finalement d’une conscience historique, va chercher la nouvelle formule permettant, dans cette nouvelle configuration de la pensée, d’associer à ce devenir neuf, l’État et l’individu. En éloignant le passé dans le folklore et l’altérité, le futur dans un inconnu et en épaississant le présent dans l’actualité (ce sont les débuts de l’ère de l’information avec, justement, les « actualités »), la vision continuiste et unitaire des temps est mise à mal. Parallèlement, tout à la fois ressort et conséquence, la société ― ce sujet neuf de l’historicité que la conscience de classe, pendant social de la conscience historique, a mis au jour ― se transforme. Elle abandonne progressivement la logique de l’ordre, qui ramène la pluralité à l’unité par le biais de l’inégalité, pour celle de l’organisation qui obéit à l’actualité, qui oriente ses choix vers des fins propres et qui abandonne la cohérence du Tout aux bénéfices particuliers des parties. La notion de « collectifs privés », concrètement mise en œuvre dans l’apparition des firmes géantes et dans la nouvelle structuration du monde ouvrier (les syndicats notamment), fait alors son apparition, annonçant l’émancipation plus générale de la société civile.

Cette métamorphose entraîne en toute logique une crise de gouvernement représentatif. Crise de la dissociation entre la réalité de la société et le jeu politique que même l’invention des partis n’a pas su résoudre, aspirés dans l’irréel de la politique. À ce niveau, l’analyse de Marcel Gauchet me semble quelque peu sacrifier aux idoles du fonctionnalisme. Ayant pour fonction, entre autres, d’assurer la médiation entre la politique de l’État et la société, les partis politiques sont-ils pour autant réductibles à cette seule dimension ? Qu’ils assument, pour un temps, cette mission implique-t-il qu’ils aient nécessairement été créés pour cela ? Il reste que la crise est profonde et l’on rejoint Marcel Gauchet lorsqu’il en décrit le versant inattendu. En effet, l’État, déconnecté du réel et par là-même impuissant, tend de façon paradoxale à devenir de plus en plus envahissant, débordé qu’il est du dedans par ses propres rouages, par son administration. Le nœud profond de la « question parlementaire », comme on disait à l’époque, est là, dans la « tyrannie de la bureaucratie » (Weber) qui fait que le gouvernement ne domine pas son appareil de domination (p. 159).

Mais cette crise de la politique n’est qu’un aspect d’un bouleversement plus profond du politique. C’est ici la contradiction la plus forte à laquelle le régime de la liberté s’est trouvé confronté en cette fin du 19e siècle. Celui-ci devait conduire à l’établissement d’une paix universelle au service d’une raison de l’échange et de l’interdépendance économique, à une réfraction progressive de l’État derrière la liberté individuelle de s’associer, de s’engager par contrat. Or, c’est l’inverse qui se produit. D’une part, la paix universelle le cède devant la concurrence belligène qui fait renouer avec l’archaïsme de l’esprit de conquête, avec l’antique figure de l’empire dans le processus de la colonisation. D’autre part, et cela est un visage inédit du gouvernement, l’État se fait social. Il s’insinue, à contre-courant de la doctrine libérale, dans le cœur des rapports sociaux élémentaires qu’il contribue non plus à commander d’en haut, mais à gérer d’en bas. L’État se veut « l’organisation des organisations » (p. 180) menant à ce paradoxe fondamental que présente le fait que non seulement l’État ne s’est pas résorbé dans l’augmentation des libertés mais qu’il a trouvé dans ce qui devait être son frein justement de quoi se démultiplier. C’est que le politique change de nature : il passe du sommet aux fondations ; cessant de définir l’être ensemble par en haut, il en assure l’existence par en bas. Tombé au niveau de l’infrastructure, l’État est descendu sur tout le territoire, qu’il couvre de son administration tentaculaire, et dans chaque individu, notamment par les progrès de la scolarisation. L’on aurait aimé ici qu’une place soit faite, pour restituer leur autonomie aux individus et à leur volonté afin de nuancer le propos, aux alternatives éducatives (depuis l’école saint-simonienne jusqu’à l’Éducation nouvelle en passant par des formules plus singulières comme le scoutisme) qui attestent un souci de « négocier » l’invasion scolaire (et sa pédagogie traditionnelle).

Le processus d’homogénéisation est donc double : pratique dans l’uniformité de la bureaucratie rationnelle, symbolique dans l’émergence d’une nouvelle identité collective, la nation dont le support premier est l’État et que l’école doit faire vivre. À la continuité dans l’espace répond la perpétuité de l’être collectif dans le temps qu’offre l’État-nation. C’est que, Durkheim l’avait bien vu, la libre association des individus ne suffit pas à faire une société : il y faut l’intervention du politique pour gérer et coordonner la division entre les êtres. L’unité de la croyance est ainsi remplacée par l’unité de l’infrastructure.

Cette émergence de la nation, Marcel Gauchet en prend la mesure en la considérant comme une « révolution symbolique de l’identité des collectifs » (p. 233), ce qui conduit l’auteur à faire passer au second plan les implications concrètes de la question nationale (revendications territoriales, linguistiques, etc.). Cette relégation se fait lourdement sentir lorsque l’auteur aborde la problématique coloniale qu’il resitue dans le cadre de cette transformation de l’identité des collectifs. Pour Marcel Gauchet, en effet, la colonisation, dans son développement inédit à partir des années 1880, ouvre sur un monde neuf où la séparation entre Eux et Nous s’abolit, où la raison d’une distinction entre un cœur de civilisation et d’identité et une bordure exotique et d’altérité cesse d’être opératoire. Cette totalité inédite du monde tendrait à dissoudre l’identité (c’est le sens ultime la dilatation des États européens dans le processus colonial). En fait, et comme une résistance, il s’y opère une radicalisation de l’idée de nation à l’échelle mondiale, celle-ci occupant cette articulation neuve d’une médiation nécessaire entre l’individu et l’humanité. Il s’agit, dès lors, de « construire l’égalité à l’intérieur au travers de l’inégalité vers l’extérieur » (p. 246). Significative, cette formule résume, je crois, la grandeur et les limites de la pensée de Marcel Gauchet : la grandeur dans cet effort intellectuel qui consiste à réduire la complexité du mouvement historique en un fragment, en quelques mots dont la juste disposition livre la clef d’un sens historique qui cesse de ce fait d’être énigmatique (il y a quelque chose de gnostique dans l’œuvre de M. Gauchet) ; mais cet effort présente l’inconvénient de débarrasser la réalité de ses aspérités. L’on a beau être convaincu de la cohérence des discours, on éprouve, presque malgré soi, une peine à voir des entreprises très variées de domination technique, militaire, économique, sociale et symbolique (la colonisation si l’on veut) comprimées dans « l’inégalité vers l’extérieur ».

Mais si Marcel Gauchet nous parle peu des hommes en définitive, ce serait pour en dire davantage sur l’Homme, et en particulier ici sur l’individu. L’individu, c’est finalement l’ultime prétention du libéralisme mais aussi, dit Marcel Gauchet, le niveau où la doctrine libérale s’irréalise. En effet, tandis que le régime de la liberté entendait dépasser l’ancien axiome du droit naturel, trop loin de la réalité, pour mettre en place un véritable droit des codes, un droit matérialiste si l’on veut, il s’opère en cette fin de 19e siècle un retour de l’idéalisme, différent cependant de celui du 18e siècle, en ce sens qu’il ne cherche pas à idéaliser les singularités individuelles dans une unité que serait le droit naturel. Il s’applique au contraire à produire concrètement l’individu abstrait. Les femmes, les enfants, les employés, etc., toutes ces catégories de la population acquièrent ainsi, par l’intervention de l’État dans le creux des relations sociales, le statut juridique d’individu qu’elles ne possédaient pas auparavant. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure les repérages systématiques de l’État moderne concernant les marginaux (les pauvres, les fous, les infirmes, etc.) ont pu constituer la « préhistoire » des catégories juridiques évoquées par Marcel Gauchet. Là encore, ce qui est à l’œuvre en sous-main selon l’auteur, c’est la déliquescence de l’Un de la société. L’unité des personnes avec la communauté est minée par la multiplication des sphères d’appartenance de plus en plus partielles (partis politiques, associations, division du travail social, loisirs…) tandis que, plus profondément, l’unité des personnes avec elles-mêmes perd de sa certitude dans le développement concomitant de la psychanalyse. Durkheim, à qui l’auteur, qui ne s’en cache pas, doit décidément beaucoup, avait d’ailleurs bien noté l’importance de ces fractures de l’Un social que le concept d’anomie traduit mieux que tout autre.

Au total, Marcel Gauchet livre un ouvrage important, dans la lignée des théories de la sortie de la religion en Occident esquissées il y a plus de vingt ans dans Le désenchantement du monde. Outre les réserves déjà formulées quant à l’enfouissement de l’humain dans ses discours, qui tient davantage à la nature du projet envisagé qu’à sa réalisation, on peut également éprouver un regret dans le fait que l’auteur n’accompagne pas davantage son lecteur, ne l’aiguille pas mieux dans son texte et ses références. L’absence, désormais habituelle, d’un appareil bibliographique organisé en fin d’ouvrage est dommageable (en dépit, dirais-je, des lois académiques qui président à l’organisation de l’essai philosophique puisque, précisément, le projet de l’auteur est tout à fait transdisciplinaire), tout comme le fait que Marcel Gauchet s’adresse ostensiblement à un public très averti, mentionnant les travaux de contemporains mal connus, et omettant d’évoquer les travaux classiques sur lesquels il prend appui pour étayer sa démonstration, soupçonnant sans doute que le lecteur saura tracer les contiguïtés. Ainsi, les travaux portant sur la notion de « tradition » (Pouillon 1977, Boyer 1992, Hobsbawm 1983), ceux des historiens de l’éducation (Prost, 1968), de l’Histoire (Carbonell 1976, Amalvi 2002) ou encore ceux, décisifs, de M. Agulhon (1979) sur l’exercice commun des principes républicains, pour ne s’en tenir qu’à la surface des plus grands noms, ne sont pas mentionnés.

Il reste que, si l’on accepte de passer outre ces défaillances « d’habillage » si l’on peut dire et que l’on admette, un temps (peut-être nécessaire), le fait de se laisser submerger par l’ordre du discours, l’on pourra sereinement jauger la témérité du projet, se laisser éblouir par les fulgurances d’une pensée systématique, se surprendre, enfin, à s’impatienter de savoir le sort auquel Marcel Gauchet livrera, rétrospectivement, les démocraties libérales.

Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie 2 : La crise du libéralisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2007.

Abstract

Marcel Gauchet a entrepris de résumer et de tirer toutes les conséquences des réflexions qu’il mène depuis une vingtaine d’années sur la démocratie libérale dans une œuvre qui devrait comporter quatre volumes et dont le premier, intitulé La Révolution moderne, s’était appliqué à mettre en évidence, sur près de quatre siècles entre 1500 et 1900, ...

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