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Serendipity.

Les dynamiques de la colonisation romaine.

Revue Afrique et histoire, 2005.

Image1La revue Afrique et histoire a rendu hommage, dans sa troisième livraison, à un historien de l’Antiquité récemment disparu, spécialiste de l’Afrique romaine, Yvon Thébert. Le pari était de montrer l’importance d’une pensée critique, non seulement pour l’histoire antique, mais plus largement pour tous ceux qui s’intéressent aux problèmes de conquête et d’acculturation. Yvon Thébert s’est en effet toujours efforcé de démystifier les grandes catégories explicatives de l’histoire [1]. Sa méthode : utiliser les données archéologiques pour interroger les phénomènes sociaux dans leur dimension spatiale, et ce à plusieurs échelles, de la Méditerranée, considérée comme un espace unitaire, à la maison, expression des besoins des élites locales. Le fil directeur des travaux de Thébert est la question de la pénétration de l’impérialisme romain en Afrique du Nord. À la différence du colonialisme européen moderne, qui s’appuyait sur une supériorité technologique prononcée, la romanisation devait utiliser d’autres moyens pour se faire accepter. La livraison d’Afrique et histoire, à travers une dizaine de contributions courtes et denses, donne ainsi un éclairage nouveau sur l’impérialisme romain antique dont le modèle a nourri, à bien des égards, l’imaginaire colonial européen.

Acculturation et romanisation.

L’idée d’acculturation vise à étudier les phénomènes de transfert entre deux cultures perçues comme séparées et autonomes. L’Afrique du Nord est un observatoire idéal : elle connaît, à partir du 3e siècle avant notre ère, un phénomène d’hellénisation puis de romanisation qui en fait l’une des zones les plus dynamiques de la Méditerranée pendant une dizaine de siècles. Le terme d’acculturation, né au départ en réaction à la vision d’une civilisation occidentale supérieure, reste tributaire des expériences de la décolonisation, et en se coupant trop de l’histoire sociale, interdit de se livrer à une approche dynamique de l’Afrique antique, région marquée par d’anciens et profonds contacts avec toute la zone méditerranéenne.

En restituant les dynamiques propres au développement de la civilisation de l’Afrique romaine, Yvon Thébert vise trois objectifs. Premièrement, la volonté de décoloniser l’histoire de l’Afrique antique. Le phénomène de romanisation ne doit pas être lu au miroir de la colonisation occidentale à l’époque contemporaine. Il existe une civilisation méditerranéenne à l’époque antique, une culture que les sociétés s’approprient en fonction de leur besoin. Mais aucune des puissances dominantes (les Phéniciens, les Grecs, les Romains) ne disposait des moyens d’imposer cette culture. Rome avait moins besoin des provinces que les provinces n’avaient besoin de Rome. Rome n’avait pas les moyens de gérer de façon autoritaire les territoires entrées en sa possession. La romanisation s’opère d’abord par la fusion des élites à travers l’implantation du modèle politique et juridique de la cité.

Pour Yvon Thébert, l’acculturation n’est pas un phénomène imposé : la Grèce n’hellénise pas, Rome ne romanise pas. « L’évolution des cultures est avant tout un processus interne aux régions concernées » (« Royaumes numides et hellénisme », p. 30). L’Afrique antique, notamment l’actuelle Tunisie, connaît un fort développement urbain et économique. Loin d’être une périphérie, elle est un des pôles essentiels de l’Empire romain. De la même manière, la « déromanisation » qui s’effectue à l’occasion de la conquête arabe ne doit pas être vue comme une coupure, encore moins un effondrement : l’Afrique du Nord reste le cœur d’une civilisation brillante, jusqu’au 13e siècle environ.

Ce sont ainsi les pièges de l’histoire culturelle que dénonçait Yvon Thébert, dans un parallélisme frappant avec l’œuvre d’Edward Saïd. Le refus d’un jugement de valeur avait en effet conduit de nombreuses études à magnifier des cultures « indigènes » en les séparant de leur contexte. Dire qu’une culture se trouve en position dominante ne signifie pas qu’elle est supérieure à une autre, mais qu’elle est liée à un mode de vie, une organisation économique qui peuvent apparaître attractifs pour certains groupes sociaux, en l’occurrence les élites africaines étudies par Y. Thébert.

Coupures verticales, coupures horizontales.

Ce constat a amené Thébert à une deuxième position forte sur le plan théorique : la volonté de privilégier les coupures « horizontales » sur les coupures « verticales ». Ces dernières raisonnent à partir des « peuples » conçus comme des entités fixes : Romains, Grecs, Espagnols, Berbères… La notion d’authenticité culturelle conduit à l’immobilisme, voyant dans toute acculturation une corruption. Elle nie la capacité des sociétés indigènes à se transformer elle-mêmes, selon le jeu des coupures « horizontales », c’est-à-dire sociales. Thébert a insisté fortement sur la koinè culturelle que représentait la Méditerranée bien avant l’unification romaine : son approche met l’accent sur les emprunts volontaires faits par tel ou tel groupe social, ainsi l’acclimatation de la maison à péristyle en Afrique du Nord avant même la conquête romaine. Il n’y a pas de génies des peuples ou d’essences nationales intangibles que Rome viendrait soumettre, mais des choix opérés sciemment par les élites locales : la domus à péristyle leur sert ainsi à réaffirmer leur prestige.

L’étude d’Anne-Emmanuelle Veïsse sur l’Egypte ptolémaïque confirme la fécondité de cette approche (« L’œuvre d’Yvon Thébert et son apport à la compréhension des sociétés anciennes. La cas de l’Egypte ptolémaïque.», pp. 87-96). Dans l’État lagide coexistent en effet deux statuts juridiques bien distincts, ceux de Grec et d’Egyptien. Mais l’administration ptolémaïque intègre en fait dans ses rangs les élites locales, et notamment le clergé. Du coup, les révoltes du 3e siècle avant notre ère ne peuvent plus se lire comme des révoltes « nationalistes » contre un « hellénisme corrupteur », catégories largement plaquées et artificielles.

Espace privé, espace public.

Le troisième objectif est d’ordre méthodologique. La contribution la plus accessible de Thébert, son chapitre du premier volume de l’Histoire de la vie privée, « Vie privée et architecture domestique, en est une bonne illustration. Le cadre de vie des élites africaines » (Duby 1985, pp. 303-397). Le cadre choisi peut sembler bien étroit dans une synthèse de ce genre. Néanmoins, la réflexion théorique qui guide l’étude justifie son intégration dans le volume. Son grand apport est de réfléchir sur l’articulation entre espace privé et espace public, et de penser le privé comme le produit d’une organisation sociale, en écartant tout anachronisme, c’est-à-dire de faire de notre conception bourgeoise de l’espace privée, née au 18e siècle, une norme universelle.

Cette réflexion s’appuie donc sur une exigence méthodologique : l’affirmation de la primauté des donnés archéologiques sur les sources littéraires, et le rejet des approches esthétisantes ou psychologisantes. Thébert refuse de partir « d’un individu doté d’une identité qui serait repérable à travers les stratégies qu’il définit par rapport à l’extérieur. » La maison doit être abordée par ses fonctionnalités. Privé et public sont en interdépendance : la domus africaine articule des lieux dédiés au repos privé et des lieux destinés à des manifestations publiques, notamment la réception des clients. Les pièces sont distribuées autour d’une cour centrale, le péristyle.

Les données archéologiques (stèles, maisons, mosaïques) donnent à voir, non des influences subies, mais des emprunts volontaires, pensés. Le mausolée de Thugga (2e siècle avant notre ère) par exemple, reprend le vocabulaire architectural du mausolée d’Halicarnasse (utilisation de krépis ou soubassements à degrés) mais y ajoute des thèmes égyptianisants, le tout au service de l’exaltation des souverains numides, dont beaucoup avaient eux-mêmes reçu une éducation romaine ou hellénisée. Le phénomène à l’œuvre est une preuve de l’homogénéité des élites méditerranéennes à l’époque antique, thème-clé dans l’œuvre d’Yvon Thébert, et dont la prise en compte amène nécessairement une relecture profonde de la conquête romaine.

Contre le « choc des cultures ».

Ce travail de déconstruction et de renversement des problématiques de l’impérialisme a des répercussions actuelles, comme le souligne Robert Frank dans sa conclusion au dossier d’Afrique et histoire. Les différences culturelles ne peuvent être érigées en moteur de l’histoire, comme le fait un Samuel Huntington. Dans la vision d’Yvon Thébert, la culture est le fruit de l’organisation sociale. Elle est un élément de l’attractivité de l’Empire romain, mais qui ne peut être coupé des facteurs économiques et sociaux.

Un autre dossier de la revue, intitulé « Misères de l’afro-pessimisme », fait écho à l’approche de Thébert en interrogeant le rôle de l’histoire dans les débats contemporains sur l’Afrique. Jean-Pierre Chrétien dénonce ainsi « la vision globalisante et comme étanche d’un continent […] où les contacts passeraient comme de l’eau sur les plumes d’un canard ». Quelques livres récents, dont celui du journaliste Stephen Smith, Négrologie (Smith, 2003), ont en effet réalimenté l’idée d’un retard africain intrinsèque, d’un retard de civilisation. Ce nouvel afro-pessimisme est prompt à des raccourcis édifiants : « si l’on « remplaçait » la population – à peu près équivalente – du Nigéria pétrolier par celle du Japon pauvre, ou celle de la République démocratique du Congo par celle de la France, il n’y aurait plus guère de souci à se faire pour l’avenir ni du « géant de l’Afrique noire » ni de l’ex-Zaïre. » (p. 195) Les auteurs du dossier (Pierre Boilley, Marcel Kabanda, Sylvie Brunel) se rejoignent pour dénoncer ces positions culturalistes qui préfèrent l’essence à l’histoire.

Ces positions traduisent la persistance d’un regard colonial sur l’Afrique, selon lequel elle serait incapable de se développer sans l’aide de l’Occident. L’histoire de l’Afrique donne encore trop souvent lieu à l’emploi de tels stéréotypes : méditer les travaux d’Yvon Thébert, comme la revue Afrique et histoire nous y invite, est un bon moyen d’éviter de tels raccourcis.

Revue Afrique et histoire. Revue internationale, n°3, éditions Verdier, avril 2005. 295 pages. 25 euros.

Abstract

La revue Afrique et histoire a rendu hommage, dans sa troisième livraison, à un historien de l’Antiquité récemment disparu, spécialiste de l’Afrique romaine, Yvon Thébert. Le pari était de montrer l’importance d’une pensée critique, non seulement pour l’histoire antique, mais plus largement pour tous ceux qui s’intéressent aux problèmes de conquête et d’acculturation. Yvon Thébert ...

Bibliography

Georges Duby et Philippe Ariès (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985.

Stephen Smith, Négrologie, Paris, Calmann-Lévy, 2003.

Yvon Thébert, « A propos du triomphe du christianisme », Dialogues d’histoire ancienne, 14, 1988.

Notes

[1] Le lecteur curieux est à ce titre invité à se reporter à son formidable article sur le triomphe du christianisme (Thébert, 1988), bel exercice de décentrement du regard, et qui aboutit à la conclusion tranchante : « L’idée d’une religion constituée gagnant l’Empire dans un immense mouvement de conversion est un mythe. Le christianisme n’a pas conquis la société du Bas-Empire, il a été secrété par elle. » (p. 325)

Authors

Igor Moullier

Historien, il est actuellement Ater à l’EnsLsh de Lyon. Il a soutenu une sa thèse sur le Ministère de l’Intérieur sous le Consulat et le Premier Empire. Il s’est particulièrement intéressé à l’aspect organisationnel, aux modes de décision qui caractérisent la centralisation administrative napoléonienne ainsi qu’à la recherche de nouvelles formes de régulations sociales dans le commerce et l’industrie. Il fait partie du groupe de recherche « Archéologie des savoirs administratifs », dans le cadre de l’Aci Histoire des savoirs du Cnrs. Ses projets de recherche portent sur les politiques de réforme administrative en Europe occidentale entre 1750 et 1850. Au sein du comité de Rédaction d’EspacesTemps.net, il est co-responsable du Livre du mois.

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