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Serendipity.

Le précariat des sondages.

Rémy Caveng, Un laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de sondage, 2011.

Image1En France comme dans de nombreux autres pays, les campagnes électorales sont de plus en plus rythmées par les sondages. L’élection présidentielle du printemps 2012 n’a pas échappé à la règle : l’évolution des intentions de vote a suscité de nombreux commentaires politiques et a influencé les stratégies des candidats. Pourtant, les sciences sociales et politiques ont élaboré depuis longtemps une critique des sondages [1] qui devrait conduire pour le moins à relativiser leur pertinence.

L’ouvrage de Rémy Caveng se situe clairement dans la lignée de la sociologie critique des sondages, mais à partir d’un point de vue tout à fait original : alors que c’est la méthodologie des enquêtes qui est le plus souvent discutée, l’auteur s’intéresse ici au fonctionnement des entreprises qui produisent les données, c’est-à-dire les instituts de sondages. Autrement dit, ce ne sont pas les outils de la science politique qui sont mobilisés, mais bien ceux de la sociologie du travail. En termes de méthode, il faut d’ailleurs préciser que Rémy Caveng a utilisé plusieurs techniques : observation participante, entretiens, passation de questionnaires, analyse documentaire.

Une sociologie critique du travail dans les instituts de sondage.

L’innovation majeure de ce livre réside ainsi dans le choix de son objet scientifique : étudier les conditions de travail, et surtout les relations d’emploi, propres au monde des instituts de sondage. Celles-ci sont en effet très spécifiques et dérogatoires au droit commun (c’est-à-dire au Code du travail) : les enquêteurs qui travaillent dans ces entreprises sont presque en totalité des vacataires. La précarité qui existe dans ce secteur d’activité est donc extrêmement forte. C’est ce qui explique le titre de l’ouvrage : selon Rémy Caveng, les instituts de sondage constituent un laboratoire du salariat libéral, au sens où s’élabore dans cet univers une relation d’emploi beaucoup moins contraignante que d’habitude pour les employeurs, et susceptible de faire figure de modèle pour le patronat. Pour l’auteur, en revanche, il s’agit d’un repoussoir, en raison des conséquences néfastes pour les salariés : précarité généralisée, difficulté à se projeter dans l’avenir, etc.

Le premier chapitre est ainsi consacré à une présentation générale des instituts de sondage. L’auteur commence par rappeler que les sondages politiques (relatifs notamment aux intentions de vote) ne constituent qu’une faible part de l’activité de ces entreprises, même si c’est la plus connue et la plus prestigieuse : la plupart des enquêtes sont liées à des études de marché pour des entreprises privées. De plus, l’univers des instituts de sondage présente la double particularité d’être à la fois quasi oligopolistique et ultra concurrentiel : d’un côté, un petit nombre d’entreprises a la mainmise sur la plus grande partie des enquêtes, ce qui leur permet d’être en position de force pour négocier des règles qui leur conviennent (en matière d’emploi) ; de l’autre, la très forte concurrence qui existe conduit ces entreprises à chercher à diminuer au maximum les coûts de production des enquêtes, ce qui légitime le recours à des vacataires.

Un monde de vacataires, dérogatoire au droit commun.

À partir du deuxième chapitre, l’auteur entre au cœur de son sujet, c’est-à-dire la relation d’emploi qui lie les vacataires à leur entreprise. La spécificité juridique de ce type de contrat résulte de la nature de l’activité : temporaire, soumise à de fortes variations, elle autorise dans le droit le recours à un volant de main-d’œuvre hyper flexible. Ainsi, contrairement à ce qui vaut pour la grande majorité du salariat, le contrat de vacataire est la norme. La flexibilité est d’ailleurs poussée au plus haut point puisque les contrats peuvent durer quelques jours, voire quelques heures… Pour les enquêteurs, cette situation les oblige de façon quasi mécanique à multiplier les contrats, et donc aussi à multiplier les employeurs. La plupart des vacataires travaillent alternativement pour plusieurs instituts ; et c’est la protection sociale, via les allocations chômage, qui finance les périodes de creux… une anomalie que l’auteur ne manque pas de souligner : il semblerait en effet plus logique que ce coût soit pris en charge par les entreprises.

Une des questions centrales de l’ouvrage est donc celle-ci : quel intérêt y a-t-il à occuper un emploi aussi précaire ? Même si l’auteur ne le dit pas de cette manière, il apparaît évident que ce type de travail ne peut pas constituer une vocation au sens de Max Weber (Beruf ; Weber, 1989). Ainsi, la plupart des enquêteurs sont venus aux sondages un peu par hasard, c’est-à-dire par nécessité et non par choix. La seule exception concerne les étudiants à la recherche d’un petit boulot et d’un revenu d’appoint. Mais comme le souligne l’auteur, les vacataires ne sont pas majoritairement des étudiants, bien au contraire : la population des enquêteurs a vieilli, elle s’est diversifiée socialement, et surtout, beaucoup sont devenus des vacataires « à plein temps », qui ne font pas autre chose « à côté ». L’ancienneté dans le métier, par exemple, s’est accrue.

Du point de vue des employeurs, néanmoins, la sociologie du travail a montré depuis longtemps qu’une main-d’œuvre trop volatile n’était pas nécessairement synonyme de moindre coût du travail : il faut sans cesse prospecter pour trouver de nouveaux salariés, les former, etc. Un minimum de continuité et de stabilité est indispensable à la bonne marche d’une entreprise. En conséquence, la flexibilité n’est pas maximale : une partie des enquêteurs et des entreprises établissent des relations qui ont une certaine durée, sans laquelle les instituts ne pourraient pas fonctionner. Les employeurs cherchent à fidéliser un noyau de vacataires en lesquels ils ont confiance, et réciproquement, certains vacataires parviennent à travailler régulièrement avec un nombre limité d’entreprises.

Les enquêteurs ne sont donc pas tous logés à la même enseigne, et tous n’investissent pas leur travail de la même manière. L’auteur dresse une typologie des vacataires à partir de deux axes, l’un objectif (l’inscription dans la carrière), l’autre subjectif (le rapport au statut). Il faut ainsi souligner qu’une forme de « professionnalisation heureuse » (p. 171) est possible au sein des instituts de sondage : une partie des vacataires sont en effet fortement engagés dans ce secteur professionnel, ils obtiennent une rémunération qui leur convient et insistent sur la souplesse de leur statut. Néanmoins, il s’agit d’une minorité : la plupart des vacataires sont soit enquêteurs par dépit (à défaut de faire autre chose), soit faiblement engagés dans une « carrière » à l’intérieur de cet univers, soit les deux.

Dans le dernier chapitre, l’auteur revient sur le lien entre cette relation d’emploi si particulière et la production des données d’enquête. Il rappelle d’abord que la précarité constitue un élément de démotivation. De plus, les contraintes temporelles qui pèsent sur ce type d’études (délais très courts) conduisent les enquêteurs à ne pas respecter les règles : « bidonner » les questionnaires est ainsi une pratique banale, sans laquelle ces entreprises ne pourraient pas fonctionner telles qu’elles sont.

La fiabilité des sondages indirectement remise en cause.

Au total, l’argumentation de l’auteur est convaincante et le constat est implacable : les instituts de sondage fonctionnent sur un régime largement dérogatoire du droit commun, emploient des vacataires à moindre coût dans un contexte de chômage de masse dont ils tirent profit, et produisent des données dont la fiabilité peut être fortement remise en cause. Certes, il existe une proportion non négligeable de salariés plutôt satisfaits de leur situation qui présente indéniablement des avantages en termes de souplesse (horaires, période d’activité et de non-activité…) ; mais il s’agit en quelque sorte de la part immergée de l’iceberg qui masque la très grande majorité de vacataires qui font ce travail par dépit, sans conviction et parce qu’il leur serait très difficile de faire autre chose.

Cependant, l’ouvrage présente également quelques zones d’ombre. Ainsi, le lecteur ne dispose d’aucun élément précis sur le revenu des salariés en question : on aurait apprécié savoir ce que signifie véritablement des formules du type « je gagne bien ma vie », afin d’aller au-delà des évaluations subjectives. De plus, même si l’auteur se concentre sur la relation d’emploi, il aurait sans doute été utile d’avoir des informations plus fournies sur le rapport au contenu du travail : les vacataires éprouvent-ils du plaisir dans le cadre de leur travail, ont-ils des éléments concrets de satisfaction dans le travail lui-même ? Autrement dit, existe-t-il autre chose qu’un rapport instrumental au travail [2] ? Enfin, même si l’auteur rappelle les origines américaines des sondages, le lecteur ne dispose d’aucune donnée comparative sur le fonctionnement des instituts de sondages dans d’autres pays : ce système de vacations a-t-il un équivalent ? Le droit du travail est-il également dérogatoire pour ce secteur ?

Parallèlement, l’ouvrage est aussi critiquable du point de vue des montées en généralité que propose l’auteur. Ainsi, le titre, s’il a le mérite d’être ambitieux, laisse entendre que la relation de travail qui existe au sein des instituts de sondage pourrait devenir la norme, et l’auteur use de nombreuses formules tout au long du livre pour défendre cette idée — et pour la critiquer ; or, il semble délicat de voir dans ce cas particulier les prémisses d’un cas général. De même, déduire du « bricolage » réalisé par les enquêteurs une critique radicale des sondages politiques paraît difficile, dans la mesure où les marges d’erreur sont de nos jours assez réduites, comme l’attestent par exemple les élections françaises du printemps 2012.

Malgré ces limites, l’ouvrage a le mérite de mettre au jour le fonctionnement concret des entreprises d’un secteur d’activité dont certains produits (les sondages politiques) sont très valorisés symboliquement, mais dont le processus de fabrication était jusque-là méconnu. Il apparaît ainsi que les instituts de sondages reposent sur un équilibre fragile qui résulte d’un côté du chômage de masse (pour l’approvisionnement en main d’œuvre), et de l’autre sur l’absence de sanction du marché (dans la mesure où il s’agit d’études d’opinions). Comme le souligne l’auteur, la faible qualité des données produites passerait difficilement dans un autre secteur d’activité…

Rémy Caveng, Un laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de sondage, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2011.

Abstract

En France comme dans de nombreux autres pays, les campagnes électorales sont de plus en plus rythmées par les sondages. L’élection présidentielle du printemps 2012 n’a pas échappé à la règle : l’évolution des intentions de vote a suscité de nombreux commentaires politiques et a influencé les stratégies des candidats. Pourtant, les sciences sociales et ...

Bibliography

Alexandra Bidet, L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, Paris, Puf, 2011.

Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas » in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, pp. 222-235.

Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Pocket, [1905], 1989.

Notes

[1] Parmi les travaux fondateurs, il faut citer l’article de Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas » (1984).

[2] Cf. par exemple Alexandra Bidet, 2011.

Authors

Loïc Lafargue de Grangeneuve

Loïc Lafargue de Grangeneuve est docteur de l’École Normale Supérieure de Cachan et travaille à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Il est spécialiste de sociologie politique. Son dernier ouvrage s’intitule L’État face aux rave-parties. Les enjeux politiques du mouvement techno, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, Socio-logiques, 2010.

Partnership

Serendipity.

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