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Serendipity.

Le maker, construction d’une figure politique de l’innovation en Chine urbaine.

1. Les imaginaires spatiaux de l’innovation technologique en Chine urbaine.

Shenzhen, Août 2017 – Les usines disparaissent peu à peu du district de Bao An pour laisser place à des centres hi-tech et des condominiums luxueux. Photo de Mao au-dessus de son bureau, le gérant de iMakerbase nous accueille pour une visite de son espace d’un genre nouveau (Figure 4). Constitué d’une usine au rez-de-chaussée et d’un incubateur à l’étage, ce lieu se présente comme un prototype du nouveau rêve de modernisation industrielle qui traverse aujourd’hui la Chine. En nous montrant une photo de Jobs et Wozniak, le gérant nous explique : « Le garage californien a été le lieu emblématique de l’innovation ces dernières décennies. Nous, en Chine, nous n’avons pas de garage. A quoi va ressembler le garage chinois ? »

Dans le jeu des économies régionales et internationales, l’innovation technologique se présente comme une problématique éminemment territoriale. Le présent article s’intéresse aux formes et organisations urbaines produites par les discours politiques et managériaux autour de l’innovation technologique en Chine, et plus largement à travers le monde. Identifiés sous le nom de makerspaces, de nombreux espaces sont apparus récemment pour accueillir et réunir les makers, férus de technologies souhaitant s’approprier les nouveaux outils et méthodes de conception et de fabrication numérique (impression 3D, découpe laser, électronique « open hardware », réseaux informatiques de collaboration, etc.)

Cette dynamique internationale en plein essor connue sous le nom de maker movement croise en Chine la vaste entreprise de modernisation des usines du pays énoncée par le gouvernement central dans le plan Made in China 2025. Dans les deux cas, l’existence de lieux au sein des villes pour soutenir l’invention et le prototypage de nouveaux produits grâce à la fabrication numérique – les makerspaces – constitue un enjeu crucial de réussite. Le présent travail s’appuie sur une enquête ethnographique en Chine afin de documenter ces dynamiques internationales et réalités locales autour de l’innovation technologique et l’usage de la fabrication numérique dans certaines villes chinoises. A ce jour, peu de travaux de recherche sur ce sujet en langue française existent. Notre première tâche sera donc de déconstruire et préciser les termes de cette rencontre en nous penchant d’une part sur leur polysémie en anglais ou français et d’autre part sur leurs traductions en langue chinoise. Nous présenterons ensuite notre méthodologie d’enquête s’appuyant sur des entretiens semi-dirigés auprès de plusieurs dizaines de makers dans des lieux situés dans différentes villes de Chine. Nous décrirons ensuite la manière dont l’émergence du maker (chuangke) comme nouvelle figure du discours officiel et médiatique a transformé les réseaux et lieux des makers, inscrivant des pratiques préexistantes dans le cadre d’une nouvelle politique nationale de renouvellement industriel. Nous discuterons enfin des implications possibles de ces transformations en Chine sur les relations entre pratiques des makers et discours officiels ailleurs dans le monde.

2. Les makers : une définition par les pratiques qui masque une grande hétérogénéité.

Groupes hétérogènes de personnes et d’organisations, les makers se définissent avant tout par leurs pratiques, où la conception et la réalisation d’objets existent comme une pratique d’apprentissage par « le faire » (Berrebi-Hoffmann et al. 2018). Entre inventeurs et « bidouilleurs », les makers expérimentent autant avec la découpe de bois que l’impression 3D, dans le but premier de comprendre et de s’approprier les méthodes de prototypages et de fabrication des plus simples au plus complexes. L’intégration d’électronique est facilitée par la disponibilité accrue des composants : microcontrôleurs acquis pour une somme modique et programme informatique de quelques lignes permettent aujourd’hui de faire dialoguer plusieurs machines entre elles. De plus, cet apprentissage s’appuie sur la grande quantité de matériel pédagogique disponible sur Internet (tutoriels, cours en ligne, wiki et sites de projets, etc). De nombreux savoirs autrefois confinés aux laboratoires de recherche et de développement sont désormais en accès libre, augmentés par un large corpus de documentation pour reproduire ou modifier des projets existants. Des milliers de créateurs et bricoleurs produisent, collaborent, coopèrent et pensent le travail « autrement » par une pratique commune de la culture do-it-yourself (DIY).

Rédacteur-en-chef du magazine Make et fondateur du Maker Faire[1][1], Dale Dougherty définit le « mouvement maker » comme un refus du consumérisme et une volonté d’être défini par ce que l’on fait, plutôt que ce que l’on consomme (2016). Pourtant, derrière cet ensemble de pratiques en apparence communes se cache des groupes hétéroclites aux attentes et objectifs bien plus variés. Le qualificatif maker trouve son origine dans le livre éponyme publié par l’éditorialiste de Wired et investisseur Chris Anderson qui voit les actions des makers comme un renouveau de l’entrepreneuriat, utilisant à la fois les réseaux de savoir et les machines à commandes numériques pour mettre en route une « troisième révolution industrielle » (2014). N’importe qui pourrait désormais concevoir et produire des objets grâce à ces méthodes et procédés d’unités de fabrication distribuées dans le monde entier. Émanant d’une des grandes figures des technologies californiennes, ce discours qui positionne les makers comme moteurs de la transformation de l’économie par le numérique a été largement repris dans les discours entrepreneuriaux (Browder et al. 2017). Néanmoins, les contradictions apparentes avec la position anticonsumériste des férus de bricolage et DIY ont amenés de nombreux participants à s’opposer à cette définition, prônant une redéfinition plus large des modèles économiques et sociétaux autour de nouveaux modes d’éducation et de relation aux objets (Hertz 2012, Goyon 2016). Au-delà de ces discours structurés, les réseaux comprennent de nombreuses personnes et organisations qui circulent entre ces définitions, sans pour autant faire corps avec elles (Appadurai 1990, Heyman and Campbell 2009).

La spécificité de ce mouvement maker est bien l’unité de ses pratiques, malgré des tendances et discours parfois contradictoires voire antagonistes. Pour se retrouver dans ce paysage complexe, la géographie de ce réseau offre un point d’entrée intéressant. Les activités des makers nécessitent pour avoir lieu la présence de matériaux, d’outils et de machines – et bien souvent d’espaces d’atelier dédiés aux activités de conception et de fabrication. Ces lieux s’inscrivent dans des dynamiques propres aux groupes qui les utilisent, mais également aux réseaux territoriaux existants (institutionnels, professionnels, associatifs, etc). Un laboratoire de fabrication numérique créé dans une pépinière d’entreprises sur demande municipale diffère grandement d’un atelier de bricoleurs bénévoles dans l’arrière-cour d’un vieil entrepôt.

Ces lieux possèdent des appellations variées qui décrivent tant les activités qui s’y déroulent que les multiples objectifs et approches de ces organisations (Capdevila 2017). Pionniers du genre, les hackerspaces se construisent autour d’une vision politique où la pratique du bricolage électronique et informatique a pour objectif l’émancipation des individus par leur autonomisation face à un monde du travail aliénant (Davies 2017, Alouan 2018). Emblématique de la contre-culture américaine, le hackerspace Noisebridge à San Francisco, ouvert à tous, est géré entièrement par ses membres depuis sa fondation en 2008. Héritier de la culture du logiciel libre, les expérimentations qui s’y déroulent ainsi que les méthodes de l’organisation sont publiées dans le domaine public avec l’intention de proposer de nouveaux modèles de développement personnel et sociétal par l’apprentissage (Lallement 2015). Chacun peut devenir tour à tour élève et enseignant afin de faciliter la circulation de savoirs variés et provoquer des rencontres et idées nouvelles. Le mot d’ordre et règle unique de ce lieu « Soyez excellents les uns envers les autres »[2][2] résonne comme un appel à la subversion du monde par la technologie à quelques encablures des géants de la Silicon Valley. Cette vision politique a fait des émules dans le monde entier puisqu’il existe aujourd’hui plus de 1400 hackerspaces actifs[3][3] à travers le monde, librement inspirés de ce modèle.

Autre catégorie de lieux que l’on trouve à travers la planète, les fablabs (ou laboratoires de fabrication) se définissent quant à eux non pas par leur vision politique des technologies, mais par une liste précise de machines[4][4] à posséder pour obtenir la labellisation officielle délivrée par la Fab Foundation basée au MIT à Boston (Bosqué et al. 2014). L’activité des fablabs est centrée sur la mise à disposition et la location des machines pour le prototypage industriel et l’enseignement. Les managers des fablabs peuvent devenir titulaires d’habilitations leur permettant de délivrer au sein de leurs établissements des formations officielles certifiées par le MIT. Partie intégrante du paysage des makers, les fablabs possèdent une grande diversité dans leurs modes de gouvernance (Garnier 2020) mais se présentent néanmoins comme des figures plutôt institutionnelles (Lhoste et Barbier 2016), et font à ce titre l’objet de nombreuses critiques – voire même d’attaques (Haegel 2017).

Plus récemment, le terme makerspaces est apparu pour désigner de manière générique les lieux où l’on trouve des machines de fabrication numérique, sans davantage de précision sur une possible appartenance institutionnelle ou politique (Kostakis et al. 2017). Le mot a été notamment largement adopté par les écoles, universités et institutions d’enseignement (Halverson et Sheridan 2014), où la nécessité de formation aux pratiques des makers ne s’accompagnent pas nécessairement d’approches pédagogiques collaboratives ni de l’ouverture des lieux au public.

Si cette première typologie de lieux permet de naviguer un peu mieux au sein des différents courants politiques et institutionnels, elle omet néanmoins une autre composante majeure de ces lieux : leur inscription territoriale. Entre Noisebridge à San Francisco et le Ouaga Lab du Burkina Faso (Schallum 2017), les différences ne sont pas seulement terminologiques mais s’enracinent plus profondément dans la diversité des territoires où ils se trouvent. D’une manière générale, les définitions existantes du maker mouvement associent directement le développement des pratiques technologiques à une démocratisation de la société passant par des développements industriels, individuels ou sociétaux (Smith 2017, Ames et al. 2014) – avec notamment l’idée de tiers-lieux (Burret 2017). Néanmoins, cette corrélation entre progrès technologique et démocratisation témoigne davantage d’une projection utopique que d’une réalité observable. En Russie, le mouvement maker semble s’inscrire davantage dans la continuité du DIY soviétique que dans celle des pratiques de subversion politique (Vasilyeva 2019).

Dans le cas de la Chine, les discours sur la popularisation d’Internet dans les trente dernières années offrent un précédent intéressant. Alors même que le gouvernement chinois n’a cessé de renforcer son contrôle sur les réseaux numériques, la majorité des observateurs et chercheurs a continué à considérer les technologies de l’information comme un vecteur central de la démocratisation du pays (Herold et De Seta 2015). Ce postulat sur les implications politiques du développement technologique apparaît pourtant comme fortement idéologique, comme l’ont montré récemment les révélations de Snowden sur les activités de surveillance étatsuniennes (Lyon 2014) ou plus largement l’histoire de la modernité technologique (Feenberg 1991).

3. Les makers en Chine : réseaux mondiaux et politiques locales.

Bien que le mouvement maker en Chine s’appuie sur des technologies et des discours d’escorte parfois similaires – voire empruntés – aux États-Unis ou à l’Europe, il se situe en revanche dans une réalité socio-économique et politique toute différente. Les makers chinois s’inscrivent dans la continuité historique directe de l’industrialisation sans précédent qu’a connu la Chine depuis trois décennies. Leurs pratiques s’appuient sur les stratégies de fabrication et d’opération industrielles existantes en Chine et contribuent à les redéfinir en adoptant de nouveaux modes de conception, de financements, de formation et d’apprentissage (Lindtner et al. 2015). En particulier, le tissu manufacturier de petites usines dans le Sud de la Chine, devient une inspiration pour construire un réseau distribué d’unités de production de produits électroniques (Wu et Taniguchi 2012). L’existence d’usines capables de fabriquer et d’assembler rapidement pièces et composants électroniques – comme par exemple pour les téléphones shanzhai (Shih, Chien et Wang 2010) offre une ressource précieuse pour les makers locaux.

Revendiquant cette spécificité chinoise, les makerspaces s’invitent donc au centre des politiques industrielles du pays en proposant des nouveaux modèles d’innovation technologique qui répondent directement aux besoins de l’industrie chinoise vieillissante en renouvelant ses approches et démarches. (Wang 2015). Ils participent ainsi pleinement à la construction d’un discours officiel soutenant l’innovation industrielle déjà initié avec le Torch Program de 1988, qui cherchait à promouvoir l’innovation technologique et industrielle à travers des partenariats internationaux et des parcs industriels en Chine, puis consolidé avec la mise sur pied en 2015 du plan directeur Made in China 2025 visant à stimuler l’industrie high-tech dans divers hubs sur l’ensemble du territoire (Wübbeke et al. 2016). Dès l’été 2014, le premier ministre Li Keqiang annonçait à Davos un nouveau programme intitulé Mass Innovation and Entrepreneurship (Xinhua 2014), incluant un volet de soutien aux « makerspaces » (chuangke kongjian) – nous reviendrons dans la partie 5 sur les termes exacts et leurs traductions. Le 4 janvier 2015, lors du voyage d’inauguration de ce programme, le premier ministre rend donc visite au makerspace ChaiHuo à Shenzhen (The State Council of PRC 2015). Quelques jours plus tard[5][5], le ministre de la recherche Wang Gang se rend également au hackerspace XinCheJian à Shanghai. La médiatisation de ces deux visites permet aux autorités centrales de donner une visibilité importante au lancement de leur nouveau projet en s’appuyant sur ces lieux déjà existants.

Cette cooptation témoigne de l’intérêt du gouvernement chinois pour les pratiques collaboratives des makers, envisagées comme un nouveau vecteur de développement des industries créatives sur le territoire (Wen 2017). Par ailleurs, il est intéressant de noter que les stratégies de mises en commun des ressources développées dans l’univers du logiciel et de l’open-source à travers le monde (partage des sources, équipes réduites et spécialisées, travail à distance, méthodes itératives de développement, etc) s’adaptent bien aux habitudes de l’industrie électronique locale, notamment à Shenzhen (Fernandez et al. 2016). Cette analyse, largement relayée par la presse (Wired magazine[6][6], The Economist[7][7], etc) depuis plusieurs années, a été rapidement intégrée dans les discours des autorités locales à Shenzhen afin d’assoir la continuité historique entre les savoir-faire du Made in China et ceux des makers. (Renaud, 2015).  Ainsi, les discours entourant les makers en Chine continentale[8][8] sont fortement accaparés par les instances gouvernementales, s’éloignant d’une critique directe du consumérisme pour devenir un élément du programme national de construction d’un « socialisme aux caractéristiques chinoises ».

4. Du maker au chuangke : traductions et appropriation.

Pour mieux considérer la plasticité de ces définitions, le cas de la Chine offre un point d’observation intéressant pour comprendre l’évolution dans l’espace et le temps de la terminologie, et de la figure du maker lui-même. Nous allons donc tenter de déconstruire progressivement le concept, en nous interrogeons sur sa localisation en Chine à travers la pluralité et la polysémie des traductions des mots « hacker » et « maker » (voir Tableau 1). En d’autres termes, il s’agira de dépasser la généricité du terme maker afin de mieux cerner les particularités locales et ancrages idéologiques existant en Chine.

 

黑客 (heike)

Traduction phonétique du mot anglais « hacker » (littéralement « passager noir »), qui possède une connotation fortement négative.

创客 (chuangke)

Inspiré de heike, il substitue le concept « noir » (hei) par l’idée de création (chuang), utilisée notamment dans les mots innovation (chuangxin), créativité (chuangyi) et créer (chuangzao). Ce changement important rend le concept beaucoup plus politiquement correct. Cette traduction a été imaginé par les membres du hackerspaces de Shanghai Xinchejian (Lindtner 2014).

双创 (shuangchuang)

Forme résumée du slogan Mass Entrepreneurship, Mass Innovation « 大众创业、万众创新 ». Le terme est introduit par le gouvernement central de Pékin dans le cadre du plan décennal pour les réformes industrielles Made in China 2025 publié en 2015. Abrégé en shuangchuang – signifiant « double chuang », il réunit les concepts d’entrepreneuriat (chuangye) et d’innovation (chuangxin).

Tableau 1 – Tableau synthétique des mots et traductions importantes © auteurs

En langue anglaise et française, le concept de hack possède dans son usage courant une connotation fortement négative, car souvent associé à des activités illégales. Dans les communautés épistémiques, il exprime pourtant la capacité d’appropriation et de subversion de processus techniques ou sociaux complexes (Coleman et von Hellermann 2011). Le mot maker, à l’inverse, est largement dépolitisé et porte peu à la controverse. L’adoption du terme maker, traditionnellement associé au bricolage, permet de sortir du registre de la subversion pour s’inscrire plus facilement dans celui de l’éducation et des pratiques populaires, également plus recevable par les institutions officielles.

En chinois le mot heike – traduction de l’anglais hacker – porte une connotation plus négative encore puisque la dimension subversive y est absente (voir Tableau 1). Ainsi, pour les fondateurs de Xinchejian, premier hackerspace de Chine à Shanghai directement inspiré de son homologue Noisebridge, la nécessité de se dissocier de la figure plus fantasmatique du « hacker chinois » les amène à imaginer un nouveau terme, difficilement traduisible en anglais ou en français : chuangke (Lindtner et Li 2012). Composé de chuang (la création) et ke (un suffixe désignant une personne), ce mot nouveau permet de s’affranchir des associations criminelles du hacker tout en s’inscrivant dans le domaine de la créativité et de l’entrepreneuriat (voir Tableau 1). Pour les membres des communautés chinoises d’inspiration californienne, le concept de chuangke se substitue fidèlement à celui de maker, plus difficilement traduisible à cause de la polysémie du verbe to make traduit en chinois. Le mouvement maker se forme donc en Chine autour du terme chuangke.

La récupération par le gouvernement du terme chuangke comme un concept central dans son programme Mass Entrepreneurship, Mass Innovation (shuangchuang) vient en modifier largement le sens, jusqu’à en transformer la définition naissante en l’ancrant dans le monde de l’entrepreneuriat et de la productivité économique. Contenant le concept de création (chuang) présent notamment dans le mot innovation (chuangxin), le terme de chuangke porte une modernité et une jeunesse le rapprochant du dynamisme des startups que l’État veut voir émerger dans le cadre des politiques pour les industries créatives. Chuangke se démarque en effet du mot classiquement utilisé pour désigner les entrepreneurs au début des réformes économiques – qiyejia– qui, lui, est associé à l’image devenue ringarde d’un cadre du Parti évoluant dans les industries lourdes ou les infrastructures de transport, de production et de distribution. Par opposition, chuangke reflète l’image valorisante d’un jeune cadre moderne et renvoie aux domaines de l’économie numérique – du web à la robotique. A la différence du concept de maker qui s’est construit principalement autour de hobbyistes utilisant des outils de fabrication numérique pour des usages personnels et récréatifs, l’appropriation du terme chuangke par le gouvernement de Pékin le projette au centre des enjeux économiques du pays. Pierre angulaire de la nouvelle politique d’innovation, chuangke devient un motto pour dynamiser et valoriser les nouvelles formes d’économie auxquelles une frange importante de la population peut s’adonner pour assurer le progrès technologique national et pour favoriser son développement personnel. En Chine, les secteurs primaires et secondaires constituent encore une part importante de l’économie, avec notamment l’industrie manufacturière (CNBS 2018). La modernisation de l’économie passe donc par une croissance du tertiaire et notamment des services. Les politiques publiques donnent donc aux chuangke-entrepreneurs le rôle de développer le secteur des services en modernisant les domaines traditionnels de l’économie. Il est à noter que cette situation contraste fortement avec celle dans laquelle se trouvent les makers d’Europe ou des Etats-Unis, où les politiques publiques s’orientent vers la industrialisation d’économies déjà largement tournées vers les services.

Outre l’explicitation de la terminologie, nous souhaitons mettre l’accent sur les différences observables dans les traductions en langue chinoise. Celles-ci ne résultent pas traductions inexactes, mais bel et bien de différences majeures dans les réalités observables sur le terrain. Par exemple, un makerspace en Chine peut prendre la forme d’un incubateur – des bureaux sans aucune machine – où se regroupent des startups de web, d’applications mobiles ou de e-commerces. Tencent, géant numérique propriétaire du réseau social et système de paiement WeChat, a par exemple ouvert des centaines de makerspaces (chuangke kongjian) dédiés à soutenir la création de magasins e-commerce. Pour les utilisateurs de ces lieux, il ne s’agit donc pas d’apprendre à se servir des machines, mais plutôt de réussir à vendre mieux ce que produisent déjà les usines alentours.Nous sommes loin ici de l’image romantique du maker-bricoleur, même si la fabrication d’objets reste centrale. Pour un observateur habitué aux ateliers remplis d’outils à commande numérique, nommer ces lieux makerspaces prête à confusion, comme si les machines s’étaient perdues dans la traduction.

Malgré le soutien et l’encouragement aux politiques d’innovation à l’échelle nationale, de nombreux férus d’électronique et de logiciel libre en Chine continuent pourtant de s’identifier davantage à un modèle plus critique venu des Etats-Unis qu’à l’entrepreneuriat industriel prôné par le gouvernement de Pékin. Revendiquant leur primauté sur le concept de chuangke, ils refusent de donner à ces lieux le nom de makerspaces (chuangke kongjian) – et les désignent par un mot-valise contenant littéralement le nom de la politique publique « double creativity spaces » (shuangchuang kongjian). « Nous sommes bien connus ici à Chengdu, donc la municipalité de Chengdu est venue nous voir pour savoir ce qu’était un makerspace (chuangke kongjian). Ensuite, le plan officiel formulait que les ‘double creativity spaces’ (shuangchuang kongjian) peuvent comprendre les makerspaces comme nous, mais aussi des incubateurs, certains cafés et d’autres structures qui servent de plateforme sociale pour les entrepreneurs », explique le fondateur d’un makerspace à Chengdu. En excluant ainsi dans les termes ces lieux créés sur initiative du gouvernement, ces makers cherchent à se réapproprier les termes de la discussion et ainsi à se réinscrire dans une dynamique mondiale pour repenser les modèles technologiques, éducatifs et entrepreneuriaux.

Figure 1 – Le mot chuangke sur le mur d’un incubateur de l’Académie des Sciences à Shenzhen – photo: Clément Renaud.

Cette démarche de réappropriation d’un lieu pour un usage différencié de celui prescrit par les autorités locales n’est pas inédit en Chine. Il se développe au début des réformes économiques lorsque les citoyens occupent de nombreux espaces (kongjian) pour y mener des activités récréatives dites spontanées (zifa) dans les villes chinoises. Parmi ces appropriations temporaires d’espaces publics, l’on retrouve diverses formes de pratiques pour exercer quotidiennement le corps et revitaliser une sociabilité entre résidents, qui sont exercées sans le contrôle direct des comités de quartier. La danse du yangge dans la rue ou le qigong dans les parcs sont des exemples révélateurs de pratiques régulières « spontanées » (Graezer Bideau 2012). Menées dans un premier temps par des associations de résidents, elles sont ensuite progressivement récupérées par les autorités locales afin d’accompagner la construction de la « civilisation spirituelle » (jinsheng wenming) par un encadrement des activités labellisées positives et saines (le yangge) et un bannissement de celles qui ne l’étaient plus (qigong, Falungong). Le cas des makerspaces suit un déroulement similaire. Des lieux indépendants au début, organisés autour de communautés épistémiques assez réduites (sous l’appelation hackerspaces par exemple), sont progressivement cooptés puis inscrits dans un programme de réforme socio-économique d’état via une labellisation officielle (chuangke kongjian). Spatialement, les lieux historiques souvent en centre-ville sont insérés dans ces réseaux de labels officiels réunissant d’autres initiatives publiques comme les creative clusters. Cette dynamique allant d’une forme spontanée d’autonomie à  un ré-ordonnancement progressif dans une politique d’envergure nationale, situe les makerspaces au centre d’intérêts tant nationaux que locaux, en faisant des objets intéressants mais complexes à étudier.

5. Une enquête de terrain dans plusieurs métropoles chinoises.

Notre enquête vise à observer comment différents lieux se revendiquant comme makerspaces se sont construits en Chine autour de ce terme, accompagnant sa redéfinition tant localement qu’internationalement. La spécificité de notre approche est d’interroger le rôle des politiques publiques chinoise dans l’évolution à la fois de ces définitions et des formes spatiales et organisationnelles qu’ont pris les makerspaces en Chine. En s’appuyant sur une cartographie pré-existante des lieux (Renaud et al. 2018), cette recherche s’est attachée à circonscrire les lieux impliquant des makers et leurs projets entre 2012 et 2019 dans plusieurs villes de Chine (Shanghai, Shenzhen, Hong-Kong, Pékin, Chengdu), en sélectionnant pour chacune d’elles différents espaces (Coleman and von Hellerman 2011, Falzon 2012, Yin 2003). Nous avons visité, parfois à plusieurs reprises, une vingtaine de lieux répartis dans ces cinq villes et mené plus d’une cinquantaine d’entretiens avec les fondateurs, gestionnaires, usagers ainsi que des acteurs des politiques publiques et industrielles locales (voir Annexe 1). Les cinq villes ont été sélectionnés pour leur importance dans le paysage urbain chinois, mais aussi pour leurs rôles particuliers dans les dynamiques régionales et industrielles chinoises ainsi que pour l’existence du mouvement maker lui-même. Shenzhen, ville voisine de Hong Kong, a connu une gigantesque croissance et abrite aujourd’hui de nombreuses industries de pointes (électronique, génomique, drones, etc). Shanghai a historiquement permis à de nombreuses tendances et pratiques venues d’Occident d’arriver en Chine. Chengdu est un des pôles industriels et universitaires importants du centre de la Chine. Pékin, enfin, est la capitale politique mais aussi un centre important des pratiques artistiques et créatives en Chine. L’objectif de notre enquête a été de mieux comprendre la nature des discours mobilisés non seulement par les personnes-clés de ces espaces mais aussi par les institutions en charge de la politique industrielle en Chine. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux réseaux de relations existants entre ces différents lieux : leurs évolutions communes, leurs divergences provoquant parfois des ruptures, les similarités dans les postures ou les discours, leur inscription dans des réseaux nationaux ou internationaux. Le hackerspace Xinchejian à Shanghai réunit des membres d’une communauté de pratiques faite d’ateliers et de projets. Le Shenzhen Open Innovation Lab présente les ressources de la ville de Shenzhen aux makers venus d’ailleurs grâce à un mandat plus institutionnel. Le Fablab Chengdu réunit des techniciens désireux de parfaire leurs compétences en développement éléctronique et manipulation de machines à commandes numérique. Des dizaines d’autres espaces aux origines et modèles de fonctionnement les plus variés existent en Chine. Face à cette grande hétérogénéité, nous nous sommes efforcés de comprendre les différents rôles et trajectoires des lieux que nous visitions, notamment l’imbrication des histoires, des individus et des discours institutionnels. Ce travail d’inventaire a été réalisé pour également garder trace de ces organisations parfois éphémères, prises dans la rapidité des changements de la Chine urbaine.

Afin de rendre compte de la complexité des réalités politiques, économiques et sociales entourant ces espaces, notre projet procède par une méthodologie en deux temps. D’abord, une collecte de données propre à l’enquête ethnographique (observation participante et entretiens) de 8 mois entre juillet 2016 et avril 2018, soit un séjour sur le terrain organisé autour de visites des lieux, d’entretiens avec les managers et des membres, des personnes-clés du mouvement maker chinois ou représentatives des autorités chinoises. La collecte d’information sur le terrain prend la forme de notes et d’enregistrements (audio) de terrain, qui servent de base à la production d’une base de données légères, structurée sous la forme d’événements marquants dans la vie des organisations et des participants interrogés. La seconde partie – menée en 2018 – a pris la forme d’une session de deux semaines de terrain à Shanghai et Shenzhen en équipe interdisciplinaire – anthropologie, design, architecture, économie, géographie. Au-delà de la réalisation de visites et d’entretiens complémentaires, l’objectif était de fabriquer un livret retraçant le déroulé et les possibles observations faites durant ce temps sur le terrain (Bolli et al. 2020). Ainsi, les chercheurs ont pu expérimenter « the sensory awareness of practitioners » (Ingold 2013) en faisant (to make) un objet, avec d’autres makers au sein des lieux de l’enquête.  Un atelier public a également été organisé afin de restituer les premiers résultats de l’enquête globale et de la session de travail auprès d’une audience locale d’intéressés. Ces ateliers[9][9] ont été l’occasion de discuter, d’affiner et parfois de confronter nos observations de terrain.

6. Une médiatisation qui transforme le paysage des lieux.

Depuis les années 1990s, les parcs et clusters technologiques ont fleuri à travers la Chine. Malgré les directives municipales et provinciales de spécialisation sectorielle, ces institutions se livrent à une intense compétition en cherchant à se particulariser pour attirer les créateurs d’entreprises (Yu et Deng 2015). L’apparition des premiers makerspaces en Chine et la visibilité qu’ils ont rapidement gagnée n’a pas manqué d’attirer leur attention. Entre 2014 et 2015, de nombreux responsables des gouvernements locaux dans les parcs d’innovations et les clusters créatifs industriels rendent visite à ces lieux pour mieux comprendre ce qui s’y joue (Wen 2017).

L’année 2015 constitue un jalon historique important pour l’analyse des dynamiques relatives aux makerspaces. C’est en effet l’année inaugurale du plan décennal Made in China 2025 visant à stimuler et renouveler l’industrie high-tech sur l’ensemble du territoire. Dans le cadre de cette nouvelle politique nationale, un ensemble de subventions publiques est attribué aux municipalités chargées de développer des lieux dédiés à soutenir l’innovation technologique à travers le pays sous le nom de makerspaces (chuangke kongjian).  En quelques mois, des milliers d’espaces voient le jour avec pour mission d’héberger les innovateurs chinois. 

Figure 2 – Un makerspace vide à Chengdu – photo: Clément Renaud.

Les observations faites sur le terrain entre 2016 et 2018 mettent au jour une réalité quelque peu différente. Beaucoup des espaces ouverts dès 2015 sont d’ores et déjà fermés ou restent largement inoccupés. De nombreux espaces labellisés makerspaces ne possèdent aucune machine et sont dédiés à accueillir les entrepreneurs du secteur numérique. Beaucoup ont trouvé refuge dans des bâtiments vacants, produits de la surcapacité immobilière en Chine. Au-delà des ratés apparents, plusieurs secteurs d’activités connexes comme les bureaux partagés (coworking) ont bénéficié de la dynamique impulsée par l’état chinois, voyant naître des acteurs importants comme UrWork.

L’arrivée de ces politiques publiques en 2015 vient transformer le rôle des acteurs déjà présents. Lors des entretiens, les fondateurs de lieux plus anciens comme Chaihuo à Shenzhen ou Xinchejian à Shanghai nous expliquent leurs difficultés à gérer le flux de curieux qui se présente chaque semaine à leurs portes pour découvrir ce qu’est un makerspace. Certains réussissent à tirer leur épingle du jeu, comme le fondateur de Xinchejian qui s’associe avec une instance gouvernementale à Shenzhen pour créer le Shenzhen Open Innovation Lab (SZOIL). D’autres connaissent moins de réussite. Le gestionnaire de Fablab Chengdu, un des premiers makerspaces ouvert dès 2013, nous explique que la municipalité attribue les subventions en fonction de la surface en mètres carrés des espaces. Leur espace, jugé trop petit, n’a ainsi pas pu en bénéficier. « Même si nous sommes parmi les plus anciens de la région, nous n’avons pas pu profiter des subventions gouvernementales car la surface de notre espace est de 100 m2 alors que le minimum requis par le gouvernment est de 200 m2 » nous explique un des fondateurs. A Shanghai, un programme pilote de « maisons de l’innovation » (chuangxin wu) situées au sein des îlots et quartiers résidentiels populaires[10][10] est déjà en cours depuis 2013. Visant avant tout à transmettre aux enfants des savoir-faire manuels absents des programmes scolaires en impliquant les aînés (Renaud et al 2018), certains de ces espaces ont été fermés, faute d’avoir fédérés les résidents. Le programme a été élargi par la municipalité pour accueillir également les entrepreneurs.

Quant aux makers chinois ­– tels que laisserait entendre l’usage du mot en français –, ils semblent peu nombreux, et ceci même dans les espaces « phares » tels que XinCheJian à Shanghai où l’on retrouve davantage des makers internationaux (Saunders et Kingsley 2016).  Plusieurs des fondateurs de ces lieux, souvent bénévoles et très investis personnellement, ont été repoussés par l’élargissement soudain des réseaux d’intérêt qui entouraient leurs projets initiaux. Beaucoup ont laissé la main à de nouveaux arrivants pour se consacrer à d’autres projets, bénéficiant toutefois du prestige et de l’expérience associé à ceux qui ont fait partie d’une « avant-garde» (O’Connor et Xu 2006). Le fondateur d’un des premiers hackerspaces en Chine travaillant aujourd’hui au développement international de la Municipalité de Shenzhen nous donne sa version :  « Le fait que les makerspaces soit devenu des lieux pour se consacrer à des passe-temps est un accident de parcours. Quand nous avons commencé, nous étions un groupe de gens plutôt aisés qui pensaient qu’au lieu de jouer au golf, on pouvait jouer avec des Arduino et imprimantes 3D. Mais pensez-vous vraiment que le gouvernement doive financer un club de golf ? (…) Nous [les makers] devons revenir à la définition originale de l’innovation qui est d’avoir un impact réel sur notre environnement. »

Pour ces individus, l’éducation et l’enseignement offre une         voie toute tracée où ils peuvent transmettre de leurs savoir-faire. De nombreux makers que nous avons rencontrés s’intéressent à concevoir des modules éducatifs intégrant des pratiques du faire ainsi que des exercices collectifs, notamment pour les universités. Certains travaillent notamment à la conception de modules d’éducation pour des institutions publiques d’enseignement primaire et secondaire. « C’est un changement de mentalité qui ne peut pas se résoudre par un plan quinquénal. Il faut au moins 10 ans pour qu’une nouvelle génération émerge, et le gouvernement central aurait dû investir dans le secteur éducatif dès le début pour espérer faire évoluer les choses » commente le fondateur d’une grande entreprise de design à Shenzhen. Néanmoins, mener des réformes dans le secteur de l’éducation est une tâche difficile, en Chine comme ailleurs. L’éducation par le make trouve sa place notamment sous la forme d’ateliers dans les bibliothèques (Halverson et Sheridan 2014), ainsi que pour la préparation des dossiers de candidature d’universités étrangères – notamment américaines – qui exigent des réalisations personnelles habituellement absentes des parcours scolaires chinois. « Dans le cadre de notre mission publique, nous expérimentons de nouvelles formes d’ateliers et d’interventions publiques afin de faire découvrir les idées et pratiques issues des makerspaces, aux enfants et aux adultes » nous explique la responsable du nouvel espace d’innovation de la bibliothèque de Shanghai.

La politique de subventions gouvernementales à destination des lieux n’a donc pas forcément mené à la création d’un tissu solide de lieux pour les makers comme annoncée initialement. Néanmoins, elle semble avoir réussi à produire un renouvellement dans le discours sur l’innovation, avec à son centre la figure centrale du maker / chuangke

7. Le chuangke: nouvel entrepreneur numérique Made in China.

De Torch jusqu’à Made in China 2025, les grands programmes de réforme économique du pays reposent sur la volonté de renouveler l’industrie chinoise par l’ingénierie de pointe. Les larges investissements dans des domaines comme la robotique ou les biotechnologies doivent être soutenus par une démarche entrepreneuriale « de masse », capable de créer une demande intérieure et internationale (Wübbeke et al. 2016). Dans le discours, les makerspaces étaient présentés comme les incarnations urbaines de cette volonté politique de soutenir les entrepreneurs locaux.

Figure 3 – Dessin de presse daté de 2015 – politics.people.cn – Yu et Deng, 2015 [11][11]
Sur le drapeau est écrit « innovation » (chuangxin) et sur le torse du costume « maker » (chuangke).

A l’instar des entrepreneurs au début des années 1990 qui s’étaient lancés dans diverses formes d’entreprises et de commerces dès l’aval du Congrès du PCC (Lee 2015), les makers sont désormais reconnus comme acteurs pouvant jouer un rôle important dans la transition économique et industrielle de la Chine. Le « rêve chinois »[12][12] énoncé par le président chinois Xi Jinping se conçoit comme une vision d’excellence du pays, portés par une jeunesse urbaine irréprochable encadrée par un état solidifié et un parti renforcé (Goodman 2014, Taylor 2015).

Cette vision, portée par le modèle méritocratique chinois, conditionne la réussite du projet national à la capacité d’identifier, d’éduquer et de faire naître de nouvelles « élites » capables de mener et d’incarner ce changement. Cette transformation des cadres du pays nécessite un modèle nouveau, s’éloignant autant que possible de la figure désuète et honnie du cadre du Parti, industriel vieux-jeu corrompu vivant dans une bulle luxueuse. Le nouveau cadre est moderne, frugal, entreprenant et dédié à la réussite de son pays et au Parti qui l’a fait naître. Ses réussites s’appuient sur sa volonté, sa ténacité et sa sagacité dans la mise en œuvre des réformes économiques et sociales nécessaires (Hoffman 2010, Zhang et Ong 2008).

Cette position désinvolte d’oubli de soi pour une cause plus grande rejoint largement le mythe du self-made man, qui lui aussi a connu de nombreuses étapes et a essuyé de multiples échecs pour réaliser le « rêve américain ». Tel Jobs ou Gates, la figure du chuangke, entrepreneur moderne et méritant semble personnifier cette quête de renouveau du pays. Le maker incarne la capacité de transformation à la fois personnelle (change your life), sociale (amener le changement dans le pays) et nationale (en phase avec les directives du Parti). Le mythe du self-made man américain est revu et corrigé à l’aune du slogan maoïste de « servir le peuple » (wei renmin fuwu) pour donner naissance à sa version chinoise – le chuangke. Armé de la capacité de concevoir des solutions adaptées aux problèmes du pays (et du monde), « l’ingénieur rouge » de la réforme économique des années 80 (Andreas 2009) resurgit, cette fois affublé d’un manteau d’entrepreneur. Derrière cette nouvelle dénomination de chuangke, des entrepreneurs « makers » de la première heure comme Eric Pan de Seeed Studio (firme spécialisée dans l’électronique open-source et le crowdfunding) côtoient des CEO de grandes firmes tel Pony Ma de Tencent. Ce nouvel imaginaire urbain de l’innovation fait également émerger un lieu potentiel réconciliant un hackerspace communautaire à Shanghai et le modeste appartement de Hangzhou dans lequel Jack Ma démarra la firme Alibaba (Clark 2016). Si la quête est bien celle d’un nouveau modèle chinois, la figure rédemptrice de l’entrepreneur-ingénieur n’est pas elle proprement chinoise. Dans une large mesure, elle se trouve partagée par de nombreuses sociétés modernes, en quête de solutions à un monde considéré de plus en plus problématique (Keane et Chen 2017).

8. Ouvrir des espaces pour identifier les chuangke/innovateurs.

Les makerspaces permettent aux individus de se préparer à devenir de futurs ouvriers qualifiés ou chefs d’entreprise, connectés et urbains. Ces lieux cherchent à rassembler des individus entreprenants et talentueux afin d’identifier tant des personnes que des opportunités d’investissement à court et moyen terme. La conversion de lieux vacants dans des plateformes d’accueil pour les chuangke s’est faite rapidement grâce à l’attribution de montants importants distribués par les gouvernements locaux. Cette volonté de peupler des espaces restés inoccupés traduit la volonté des autorités centrales de donner corps aux plans de transformation de la Chine, et pour ainsi dire d’en « identifier le contenu » (ici des personnes, des makers). Remplir ces espaces de talents, combler les vides d’un système économique rendu instable par la nécessité de transformer à toute vitesse son modèle industriel par l’apparition d’une élite nouvelle, voilà le but annoncé des politiques publiques en Chine (Wang 2016).

Figure 4 – un incubateur installé au-dessus d’une usine à Shenzhen – Photo: Clément Renaud.

Pourtant, la plupart des lieux dans lesquels sont apparus ces makerspaces, désormais officiellement labellisés et reconnus comme shuangchuang kongjian (makerspaces d’état) étaient souvent vacants, en raison du surinvestissement immobilier qu’a connu récemment le pays (Cartier 2002, Lin 2014). La reconversion d’espaces immobiliers vacants a vu les coûts de location pour les jeunes entreprises baisser rapidement, allant souvent jusqu’à la gratuité grâce au subventionnement gouvernemental. Les organisations pré-existantes, reposant sur des modèles spontanés (chuangke kongjian) d’auto-suffisance souvent précaires se sont dès lors trouvé en difficulté.  De plus, la médiatisation importante de certains de ces lieux a ajouté une charge de travail importante à des équipes souvent bénévoles, notamment pour l’accueil des visiteurs devenus nombreux prenant le pas sur les activités habituelles des membres. « Le gouvernement ne soutient pas vraiment les makerspaces, le gouvernment soutient l’innovation et veut des résultats », nous explique la gestionnaire d’un espace à Shanghai. « En 2014, le gouvernement central a donné un grand coup de projecteur sur le mouvement maker. Tout le monde, toute la société était soudain curieuse de savoir ce qu’était un maker. Le gouvernement, les citoyens, tout le monde, aussi les écoles, universités et toutes sortes d’entreprises et d’organisatons. Nous avons organisé des visites de [notre lieu]. »

L’apparition du mouvement maker international a donné au gouvernement une base pour reconstruire un discours résolument chinois, inscrit dans un projet de société national. Ce « brand squatting » des instances gouvernementales chinoises s’appropriant les phénomènes populaires n’est pas un phénomène nouveau. O’Donnel, Wong et Bach (2017) expliquent notamment comment les récits de vie des habitants de Shenzhen ont été utilisés pour construire les mythes qui entourent la puissance industrielle de la ville. La figure du maker représente le nouvel homme (peu de femmes, en effet) à la fois ingénieur, entrepreneur, chinois et international. Ce nouveau projet de société chinoise est animé par une tension constante entre un patriotisme exacerbé et une présence internationale renforcée de la Chine (Schneider 2018). L’ambiguïté du terme de makerspace et de ses traductions reflète bien cette dualité entre des espaces conçus spécifiquement pour les besoins et projections de la réalité chinoise et des espaces en prise avec les dynamiques internationales.

9. Un mouvement chinois vers l’international.

La ville de Shenzhen joue à cette égard un rôle de premier ordre, à la fois ville-modèle pour les Chinois et ville-étape incontournable des voyageurs industriels venus découvrir le visage de la nouvelle Chine. Ayant hébergé le congrès mondial du réseau des fablabs en 2016, Shenzhen se présente comme la nouvelle capitale de l’électronique mondiale. Plusieurs lieux emblématiques accueillent les makers venus du monde entier à Shenzhen (Wen 2017) – dont ChaiHuo où s’est rendu le premier ministre chinois en 2015. Pour ces lieux, l’organisation de visites de la ville constitue une porte d’entrée pour les activités industrielles qui représentent une source d’activité économique importante.

Les makerspaces viennent supporter les projets entrepreneuriaux dont la plupart trouvent leur motivation première dans l’enrichissement. Le makerspace est donc devenu un vecteur privilégié de mobilité sociale – souvent au sein de la classe moyenne naissante – mais également vers l’international, grâce aux connections qu’il apporte avec un réseau mondial. Les nombreuses initiatives liées à l’éducation que nous avons pu croiser sur le terrain sont bilingues (anglais-chinois) et se destinent principalement à des enfants d’expatriés ou de parents revenus de l’étranger. Une frange non-négligeable de ce secteur éducatif est d’ailleurs consacré à la réalisation de projets personnels, dans le but de la candidater pour des universités américaines (Wang 2015, Wang 2016).

La tenue d’un congrès dédié au programme d’expansion internationale chinois One Belt, One Road spécialement dédié aux makers témoigne de cette dynamique. Des makers venus d’Éthiopie, du Pakistan et d’Europe (qui sont les directions de cette nouvelle route de la Soie industrielle) étaient invités à présenter leurs projets, et surtout à découvrir la Chine par le biais de ces makerspaces. L’organisatrice du sommet était la gestionnaire de l’association des designers industriels de Shenzhen, responsable d’un des plus importants makerspaces de la ville. Ce mouvement maker s’inscrit donc politiquement dans des stratégies multiples, dont celle qui cherche à multiplier la présence chinoise sur la scène internationale.

10. Steve Jobs ou Wang Jinxi, la figure de l’innovateur.

Contrairement aux discours sur le mouvement maker comme contre-culture, le chuangke et les makerspaces en Chine ne semble pas contredire les dynamiques et discours étatiques, mais plutôt les exemplifier et les incarner. Les résultats de notre enquête semblent montrer que le mouvement maker en Chine bénéficie d’un important soutien gouvernemental dont les raisons et implications sont diverses. Tout d’abord, la redéfinition du concept de maker (chuangke) en celui d’entrepreneur traduit une préoccupation économique plus profonde, ancrée sur la nécessité de développer une économie de services autour du modèle industriel chinois actuel. Le maker (chuangke) est largement conçu politiquement comme une nouvelle figure vertueuse de l’entrepreneur chinois à la fois moderne, technologique et international. L’ouverture de nombreux makerspaces procède non seulement de la diffusion de ce modèle mais également de la recherche de personnes capables de relever les nouveaux défis auxquels est confronté le pays. Sur le terrain, les nouveaux espaces nés des politiques publiques, souvent inoccupés, peinent néanmoins à mener ce renouvellement, faisant peu de cas des acteurs présents initialement.

Plus largement, l’observation des chuangke en Chine semble contredire l’image habituellement véhiculée dans les discours entourant les makerspaces. Plutôt qu’à la création d’une contre-culture subversive, c’est à la formation des élites que semblent être dédiés ces lieux. Ceux qui les fréquentent possèdent un capital intellectuel élevé (formation d’ingénieur, doctorants, etc) et sont très internationaux (parlant souvent plusieurs langues, développant un réseau de contacts à l’étranger). Ainsi, le « mass maker movement » ne semble pas combler le fossé entre les classes populaires et dirigeantes, mais plutôt concentrer les connaissances et le savoir-faire entre les mains de ceux qui possèdent d’ores et déjà un accès à ces communautés.

A plus forte raison, nous sommes en droit de nous demander comment la réalité chinoise n’est pas le reflet d’un phénomène plus global d’une industrie tournée vers les forts rendements, l’innovation et les technologies de pointes – et donc vers l’excellence et la recherche d’élite. La figure du chuangke anime la Chine comme celle de l’entrepreneur en Occident. Malgré des contextes différents, on peut s’interroger sur les grandes similitudes présentent dans les discours officiels de par le monde – Health Valley (Suisse romande), French Tech (France), Made in China 2025, etc – et leurs traductions en réalités urbaines (lieux totems, parc d’innovation, etc) ainsi que sur la figure de l’entrepreneur technologique et les vertus qui lui sont attribuées.

Finalement, la construction de la figure historico-mythologique de l’entrepreneur californien Steve Jobs ne renvoie-t-elle pas directement à celle du russe Stakhanov ou du chinois Wang ‘Iron Man’ Jinxi[13][13], dans une version modernisée et adaptée à la réalité d’aujourd’hui ?

Figure 5 – Affiche de propagande: The spirit of Iron Man Wang will be handed down generation after generation, 1974. Source: Chinese poster.net.

Endnotes:
  1. [1]: #_ftn1
  2. [2]: #_ftn2
  3. [3]: #_ftn3
  4. [4]: #_ftn4
  5. [5]: #_ftn5
  6. [6]: #_ftn6
  7. [7]: #_ftn7
  8. [8]: #_ftn8
  9. [9]: #_ftn9
  10. [10]: #_ftn10
  11. [11]: #_ftn11
  12. [12]: #_ftn12
  13. [13]: #_ftn13

Abstract

The present article relates how the figure of the « maker» has become an important figure in China’s recent industrial and urban policies. As Chinese cities are transitioning from a labor-intensive industry (Made in China) to an innovation-centered service economy (Created in China), the country is facing an urgent need for political leadership renewal. The « maker movement » has grown internationally to create new models for businesses and organisations using digital fabrication technologies, with the promise of bringing renewal to aging industrial models (Anderson 2014). To modernize the discourse about entrepreneurship in China, local policy-makers have adopted the new term chuangke, loose translation of « maker » that originally emerged in local communities. More than media propaganda, the shift in discourse has materialized in urban policies by the opening of thousands of spaces called makerspaces (chuangke kongjian). Dedicated to technological and entrepreneurial experiments, these spaces were directly inspired by models from the Californian community spaces for inventors that had gradually expanded in China (Lindtner et Li 2012). Fieldwork investigation in four main cities (Beijing, Shanghai, Chengdu and Shenzhen) shows that many of the freshly opened governmental spaces failed to create a sizable entrepreneurial dynamic, often remaining empty without much tenants and activity, and ultimately closing doors. Based on interviews and observations, the original intention of using these spaces to identify and support a new generation of leaders that will modernize China’s industry appears to not have been fulfilled, despite the massive initial financial investment. The rare spaces that pre-existed governmental policies gained lots of exposure during the public campaign, sometimes leading to difficulties for these small organisations run by technology enthusiasts. On the other hand, the new spaces relied mostly on real estate to benefit from public subsidies to develop. The governmental policies to foster urban spaces for innovation can be understood as an attempt to turn the numerous empty spaces of Chinese urbanization into assets for its new innovation policies. Still, the large investment in campaigning manages to bring existence to the original project by settling the figure of the maker at the center of the public discourse, turning the old image of the Chinese factory owner into a dynamic digital entrepreneur. In many regards, similar phenomena around urban innovation projects and policies can be found elsewhere - in France with the French Tech initiative for instance.

Bibliography

Notes

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