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Serendipity.

Le culturel a horreur de la politique.

Alain Brossat, Le grand dégoût culturel, 2008.

Image1Le débat autour du statut de la culture dans nos sociétés n’est pas récent. La grande vague des imprécations et des critiques du statut contemporain fait à la culture est passée. Il n’empêche que la polémique doit être, à bon droit, relancée à chaque instant, mais moins sur la réalité du phénomène que sur les concepts à utiliser pour l’étudier. Car les dénonciations offusquées sont certes plaisantes à lire, mais peu fructueuses. Elles dégagent quelques faits superficiels. Elles relèvent notamment l’amplification des usages sociaux de la culture. Mais elles n’en donnent pas la clef théorique. C’est d’ailleurs parce qu’il pense disposer de perspectives nouvelles à faire valoir qu’Alain Brossat prend la plume, et une plume polémique. Enseignant en philosophie à Paris VIII-Saint-Denis, il a déjà produit quelques ouvrages qui recadraient avec pertinence tel ou tel autre phénomène. Notamment La Démocratie immunitaire (Paris, La Dispute, 2003) qui peut avantageusement être lu avant celui que nous présentons ici, afin d’en mieux comprendre les articulations.

Il s’attaque donc ici à la fois au statut de la culture et à la conceptualisation appropriée pour en saisir le statut. Que chacun affûte alors ses arguments ! Car Alain Brossat entre dans la polémique, à son habitude, en fonçant sur sa proie. Il ne se contente plus de constats, il veut montrer que la primauté de la culture est devenue une des structures du capitalisme et de l’Etat contemporain.

Il attaque le problème d’emblée, par une remarque portant sur les discours entendus à propos de la défense de la culture, et une remarque dont l’argumentaire doit être rendu public, en particulier auprès des commentateurs du devenir de la sphère culturelle. Il se demande, en effet, pourquoi une phrase – « la culture n’est pas une marchandise comme les autres » – rassemble autant d’adhésion autour d’elle, au point que les personnes dont les intérêts divergent le plus s’accordent pour la soutenir (les ministres de la culture, les intermittents du spectacle, les patrons d’industries culturelles,…).

Reprenons son raisonnement. On affirme, en effet, que la culture n’est pas une marchandise comme les autres. Mais, restons attentifs à ce qui se dit là : voilà qui signifie à la fois que la culture est une marchandise et qu’elle est une marchandise d’exception. En un mot, elle est donc bien une marchandise ! Autrement dit, contrairement à ce que croient ceux qui la prononcent, cette phrase dit très exactement que la culture est une marchandise, et comme on ne voit pas ce que serait une marchandise non marchande, autant dire que la culture est une marchandise, mais qu’on réclame pour la régler d’autres lois du marché que celles qui sont en vigueur pour d’autres produits. Simple dénégation par conséquent, cette phrase affirme bien que la culture est une marchandise, que les intérêts des marchands de la culture doivent être protégés et que la circulation de cette marchandise doit s’effectuer dans des formes requises par eux. CQFD.

Mais l’ouvrage ne s’arrête pas en si bon chemin. Alain Brossat en veut aussi à ceux qui réduisent le combat pour la culture à une mise en accusation réductrice des médias ou des pratiques du ministère de la culture. Ceux-là se contentent de déclarer que la culture, de nos jours, est en « crise », dans la mesure où ce qu’on appelle culture se satisfait d’abêtir les foules. L’auteur affirme vivement que cette déclaration d’une « crise » de la culture n’a pas de signification, du moins qu’elle n’atteint pas le but qu’elle vise. Aussi cherche-t-il à reprendre entièrement le débat sur d’autres fondements. Plutôt que de s’interroger sur les conditions d’une émancipation de la culture d’avec le monde de la marchandise, il se demande : qu’en est-il de la culture dans nos sociétés ? Quelles relations s’établissent entre expansion sans fin de la sphère culturelle et rétraction de la sphère politique ?

Mais pour entendre cela, il importe de suivre globalement la démarche de l’auteur. Son point de départ est le suivant. A l’évidence, affirme-t-il, la culture est chaque jour davantage une forme d’enduit liquide qui tend à colmater les brèches et à jouer un rôle irremplaçable de remplissage là où le travail, la politique, la famille ont vu s’affaiblir leurs capacités structurantes et leur aptitude à « occuper » la vie de la population. Il ajoute encore que, manifestement, les sociétés développées tendent de façon toujours croissante à fonctionner à la culture, au même titre qu’elles ont pu marcher naguère à la mobilisation de la force de travail ou au patriotisme.

À cet égard, il utilise l’expression de « démocratie culturelle » pour distinguer nos sociétés. En elle, la culture n’est pas seulement l’enjeu d’un infléchissement du régime sous lequel nous vivons, mais surtout son efficace doit être comprise en termes de « mode organisateur général de la vie en commun ».

Pourquoi ce rôle est-il dévolu à la culture ? Parce que celle-ci a des capacités agrégatrices, et pan-inclusives, qui se manifestent dans l’aptitude à soumettre à un même régime le patrimoine, les colloques plus ou moins savants, les éco-musées, les croisières culturelles, … Dès lors, la « démocratie culturelle » devient, dans son propos, une figure inédite, dont la promotion et l’hégémonie supposent le déclin ou l’épuisement des capacités structurantes de la démocratie de type parlementaire.

Alain Brossat ne néglige évidemment pas de prendre à parti le ministère de la culture dont l’existence, montre-t-il, « manifeste à quel point l’Etat considère l’opération d’un tel rassemblement comme l’une de ses tâches constantes ».

Et pour affermir son analyse, il prend appui sur les travaux de Michel Foucault, en précisant que l’ère de la démocratie culturelle réalise une nouvelle modalité de la biopolitique et du biopouvoir. Ce qu’il traduit par une formule, sans doute plus heureuse : celle de « gouvernement à la culture ».

Par ces mots, il faut entendre deux choses. La première, que dans nos sociétés, « les capacités de rassemblement, l’énergie agrégative que manifeste la culture, sa formidable propriété de ciment dans des sociétés obsédées par les risques de fractures, de dissolution, et les figures d’hétérogénéité vont se manifester en tant que puissance proprement politique ». La seconde, qu’il ne s’agit pas par cette expression de désigner les politiques culturelles, mais une véritable « politique à la culture », au moyen de la culture.

La conséquence est claire : il n’y a plus de politique, si par ce terme, on entend, comme le propose Brossat, une sphère spécifique dans laquelle les hommes élaborent sans fin le différend originaire entre « être-divisés » et « être-ensemble ».

Ce que Brossat identifie, en fin de parcours, c’est la figure d’une politique (à la culture) anti-politique. Une politique qui fonctionne sur des mécanismes et des dispositifs d’investissement ou de contamination de la sphère politique par des agencements qui lui sont en principe étranger, ou qui du moins, jusqu’alors étaient affirmés « étrangers » au politique. Les nouvelles formes « politiques », montre-t-il, sont des « anti-politiques » au sens où elles sont fondées sur le déni de la division, et où leur procédure fondamentale est l’agrégation (ce à quoi se prête fort bien la culture), sans présentation de positions en conflit ni délibération. En somme, la culture se présente dans nos sociétés comme l’unique principe totalisateur. Elle est par là même conduite à jouer un rôle éminemment politique.

Pour conduire sa thèse, Brossat explore différents moments de ce qui devient sous sa plume le « régime culturel » de la démocratie. Il montre, mais tout cela est beaucoup trop connu pour que nous y insistions, que ce régime privilégie les objets (un monde surpeuplé d’objets et d’objets de consommation), et leur conservation, sur le sens de l’histoire conçu comme histoire à entreprendre. Il insiste sur le fait que ce régime pratique l’escamotage des différends politiques au profit de l’expansion des pratiques de communication. Il fait un détour par le montage médiatico-étatique des faveurs du sport, et surtout des dispositifs d’affichage d’une moralité irréprochable à travers le sport…

Mais il n’est pas sans s’obliger pour autant à se demander si la démocratie culturelle enveloppe des résistances, qui permettraient d’envisager son renversement. Il tente alors d’évaluer la portée, de nos jours, du thème politique de l’émancipation. Toutefois, il n’insiste guère sur ce point, considérant que les figures de la division ne sont pas vraiment nombreuses de nos jours. Manifestement, l’auteur ne déploie pas un grand optimisme révolutionnaire à l’endroit de cette démocratie culturelle.

Reste pourtant une question. Qu’est-ce qui motive la notion de « grand dégoût » culturel ? Il faut attendre une centaine de pages pour obtenir la réponse : le grand dégoût d’aujourd’hui, c’est celui qui a saisi, répond l’auteur, une société obèse de culture, et qui subit l’injonction d’avoir à se montrer toujours plus cultivée.

C’est ce pourquoi il convient, c’est la conclusion de l’auteur, de se défendre de la démocratie culturelle, de cette démocratie qui fait de la culture une simple forme de rassemblement et un moyen de gouvernement. Mais par quels moyens ? Si la culture est la mort de la politique, que peut être une politique non culturelle ou une politique déjouant le culturel (et non pas la culture) ?

Alain Brossat, Le grand dégoût culturel, Seuil, Paris, 2008.

Abstract

Le débat autour du statut de la culture dans nos sociétés n’est pas récent. La grande vague des imprécations et des critiques du statut contemporain fait à la culture est passée. Il n’empêche que la polémique doit être, à bon droit, relancée à chaque instant, mais moins sur la réalité du phénomène que sur les ...

Bibliography

Notes

Authors

Christian Ruby

Philosophe, enseignant (Paris). Ses derniers ouvrages publiés sont : Devenir Contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Éditions Le Félin, 2007 et L’Âge du public et du spectateur, essai sur les dispositions esthétiques du public moderne, Paris, La Lettre volée, 2007.

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