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Serendipity.

La ville intelligente ou la recherche de la main invisible des territoires.

Illustration avec la pandémie de la Covid-19.

Source : Pixabay[1]

La main invisible du marché comme utopie d’une régulation spontanée et harmonieuse de nos sociétés n’a pas disparu, bien au contraire. En matière d’aménagement du territoire, la main invisible semble cependant procéder à rebours : la naissance de cette discipline et son âge d’or ont coïncidé avec une situation historique particulière (unique ?) où l’Etat, devenu keynésien, s’est institué en Etat providence, disposant de tous les instruments politiques pour asseoir son autorité. Si la main visible de l’Etat s’imposait à l’ensemble des acteurs, il semble qu’aujourd’hui la situation se soit en grande partie inversée. Dorénavant, la main invisible du marché, comme point focal (Schelling, 1960) aux représentations des individus, s’inscrit puissamment dans les discours. Il y a d’abord ceux tenus par les grandes institutions internationales, européennes et étatiques, qui somment les territoires (et donc les acteurs des territoires) d’être compétitifs afin de s’insérer positivement dans la mondialisation. Un second type de discours, plus récent, émanant des firmes multinationales et relayé par un certain nombre d’édiles politiques, incarne cette utopie autorégulatrice par l’entremise des technologies numériques et digitales et de son prolongement avec la ville intelligente (smart city).

Dans la perspective qui est la nôtre, on admettra que la main invisible qui illustre métaphoriquement les effets supposés de la régulation par le marché des échanges et, par extension, de la société toute entière, constitue un idéaltype au sens de Max Weber (1992) permettant d’opérer des comparaisons avec la réalité observée afin de mieux l’appréhender et de la rendre plus visible. Transférée aux territoires, la métaphore de la main invisible nous permettra de disposer d’une grille d’analyse à partir de laquelle nous tenterons d’identifier les enjeux associés à la rhétorique de la ville intelligente. Nous verrons également que la pandémie de la covid-19 met en lumière certains faits saillants qui interrogent le modèle de la ville intelligente et pose la question du devenir de l’aménagement du territoire comme action volontaire de la puissance publique : est-il voué à la relégation, se réduisant à une politique de « ménagement du territoire » consistant à « atténuer partiellement les inégalités territoriales, en infléchissant à la marge, les dotations et subventions versées aux collectivités » (Sénat, 2017, p. 26), voire à disparaître ?[1][2]

I) Retour sur le concept de main invisible du marché.

Le concept de main invisible trouve son origine chez les auteurs des Lumières écossaises du 18ème siècle qui ont pensé le marché au moment de la révolution industrielle en Angleterre : Bernard Mandeville (La Fable des abeilles, 1704), David Hume (Traité de la nature humaine, 1739) ou encore Adam Smith (Théorie des sentiments moraux, 1759, Traité sur la richesse des nations, 1776). Avec le principe de la main invisible, Adam Smith pensait concilier intérêt collectif et intérêt individuel (Hirschman, 1980). Pour Smith, l’intérêt général n’est pas le résultat de la bonne volonté du souverain ou de l’action éclairée de l’Etat. C’est, au contraire, dans le commerce entre les individus, fondé sur la poursuite des intérêts de chacun qu’il doit spontanément émerger : « En dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions » (Smith, 1776, vol. 2, p.43). Empruntant le thème original à Bernard Mandeville et à sa Fable des abeilles (1704), la métaphore de la main invisible suggère que les vices privés se transforment en vertus publiques[2][3]. L’intérêt général, advient grâce au mécanisme de la main invisible qui oriente les décisions individuelles animées par la recherche du gain vers l’optimum collectif. Comme l’écrit Paul Vidonne (1986), l’intérêt général vient de la « […] réalisation non intentionnelle d’une fin sociale à travers la poursuite individuelle de son intérêt » (p. 82).

A la suite d’Adam Smith, les économistes néoclassiques à partir de la fin du 19ème siècle vont systématiser la notion de main invisible[3][4]. Confondue au mécanisme des prix, elle conduit dans un système de marchés concurrentiels à l’équilibre. C’est tout le sens du programme de recherche proposé par Léon Walras (inventeur en 1874 de la théorie de l’équilibre général). Grâce à la main invisible, le système économique s’autorégule et le rôle de l’Etat est naturellement limité par l’ordre spontané du marché : « Le marché constitue ainsi une loi régulatrice de l’ordre social sans législateur » (Rosanvallon, 1989, p. 46)[4][5]. Plus récemment, Ayn Rand (1964), Friedrich von Hayek (1975) ou encore Milton et Rose Friedman (1980) notamment, en ont fait la pierre angulaire de leurs réflexions. Désormais, l’expression main invisible « fixe dans la langue la sacralité du Marché » (Foucart, 2020, p. 170).

II) Le solitaire de Schelling ou les limites de la main invisible.

Depuis Adam Smith, la théorie économique a progressé dans la connaissance des défaillances du marché et des limites au principe de la main invisible[5][6]. Sans en faire la généalogie, le jeu proposé par Thomas Schelling (1978) est une illustration de ces limites.

Réfléchissant sur la ségrégation raciale des villes américaines, Schelling montre que l’agrégation de micro-comportements spontanés et non coordonnés conduit à la formation de ghettos urbains. Le modèle utilisé, dénommé le solitaire de Schelling, repose sur des règles simples : sur un échiquier symbolisant une ville, chaque pion (noir ou blanc) représente un habitant entouré de ses voisins (ce nombre varie de 1 à 8). Sans être favorable à la ségrégation, chaque individu a une préférence par rapport à son voisinage qui dépend de la proportion de personnes ayant la même couleur[6][7]. Si au départ, la répartition des deux communautés de la ville est équilibrée selon l’hypothèse de l’intégration parfaite, les vagues successives de déménagements vont, au fil du temps, rompre cet équilibre et la transformer en ville ségrégationniste composée de quartiers exclusivement habités par des Noirs ou des Blancs. Même s’il simplifie à l’extrême la réalité des grandes métropoles américaines[7][8], l’intérêt de ce modèle est de décrire une situation dans laquelle, en l’absence de toute coordination, un ordre non désiré peut émerger spontanément à partir d’un désordre initial (la première vague de déménagements) sans qu’aucun individu pris isolément ne puisse être tenu pour responsable du résultat final : « Ce qui est intéressant dans cette expérience, c’est le processus d’effritement. Tout individu qui choisit un nouvel environnement affecte l’environnement de ceux qu’il quitte et de ceux qu’il rejoint. Il y a réaction en chaine » (Schelling, p. 137)[8][9].

Le modèle de Schelling a été testé de très nombreuses fois (Delahaye, 2006). Les résultats présentent une grande stabilité lorsque l’expérience est répétée. En outre, la modification des règles du jeu ne change pas fondamentalement le résultat. Ainsi, Romans Pancs et Nicolas Vriend (2007) ont montré que même lorsque les individus souhaitent vivre dans une ville sans ghettos, les résultats aboutissent à la ségrégation. Autrement dit, les bonnes intentions ne suffisent pas. L’augmentation de la taille de la ville (utilisation d’un échiquier plus grand) a été également testée. Les résultats là encore conduisent dans la majorité des cas à des villes ghettos. L’étude de Chen et al., (2005) souligne que la ségrégation peut apparaître même lorsque les facteurs raciaux sont négligeables dans les motivations des habitants, car des aspirations en matière d’éducation ou densité de l’habitat constituent des différences entre les zones qui finissent par conduire à la ghettoïsation des villes[9][10].

Parmi les enseignements que l’on peut tirer du modèle de Schelling, l’un rappelle que l’effet de la main invisible n’est pas mécanique. Les agents du modèle ont beau poursuivre égoïstement leurs intérêts, cela ne conduit pas à un ordre harmonieux mais au contraire, cela produit des effets nettement indésirables. L’agrégation des actions individuelles sans coordination ne va donc pas toujours dans le sens du bien commun, de l’intérêt général et du progrès social.

III) Main invisible vs aménagement des territoires.

Pour commencer, tentons une expérience de pensée : Si l’aménagement des territoires relevait du principe de la main invisible, il n’existerait pas comme discipline universitaire et les professionnels qui le mettent en œuvre n’auraient pas besoin de passer plusieurs années à se former pour en acquérir la maîtrise. A l’image de la main invisible, l’aménagement des territoires se ferait tout seul, sans aucune intervention particulière. En pilotage automatique, l’organisation spatiale des hommes et des activités serait alors optimale, les inégalités spatiales et environnementales n’existeraient pas et enfin, les différents dilemmes qui traversent cette discipline – dilemme entre l’équité et l’efficacité, entre l’aménagement et l’environnement, etc. -, si complexes à régler, seraient résolus avant même d’apparaître. Par conséquent, le besoin d’aménagement du territoire ne se serait jamais posé.

III.1) L’aménagement du territoire ou la main visible de l’Etat.

Dans la représentation générale que l’on s’en fait, l’aménagement du territoire ne relève pas de la main invisible des marchés. Comme le souligne Pierre Merlin, l’aménagement du territoire constitue « une intervention volontaire sur l’espace, qui vise à créer un ordre souhaitable […] » (Merlin, 2002, p. 21). Le géographe François Taulelle (2021) définit l’aménagement comme « toute intervention de l’homme sur son territoire pour en organiser les éléments, améliorer l’existant, le rendre plus performant […]. L’aménagement est donc un acte volontaire qui s’oppose au laisser-faire ». De la même manière, Brunet, Ferras et Théry (2009) assimilent l’aménagement à une action volontaire et réfléchie d’une collectivité sur son territoire, que cette action soit réalisée au niveau local (aménagement urbain, rural, local), au niveau régional (grands aménagements régionaux), soit au niveau national (aménagement du territoire). Pour le Sénat, représentant constitutionnel des collectivités territoriales, l’objectif de l’aménagement du territoire est « d’assurer une répartition équilibrée des ressources, des activités et des hommes dans l’espace, afin de préserver durablement l’ensemble du territoire national comme lieu de vie et d’activité » (Rapport d’information, n° 565, 2017, p. 7).

Mis côte à côte, on pourrait interpréter ces propos comme une réponse au dilemme soulevé par Thomas Schelling et son jeu le solitaire : l’incapacité, à partir de l’agrégation spontanée des comportements individuels, à produire une ville harmonieuse et sans ghetto, conduit à une représentation opposée, à savoir celle d’une intervention volontaire pour imposer une organisation spatiale souhaitable. Cette intervention volontaire, qui « est une forme de planification » (Merlin, p. 21), vient compléter la planification économique en spatialisant ses perspectives. Ce faisant, l’aménagement de l’espace a cherché dès l’origine à réduire les distorsions provoquées par le développement économique et à corriger les inégalités sociales. Dans leur rapport, les sénateurs notent avec une certaine inquiétude, que l’aménagement du territoire est « une exception française ». C’est qu’en creux de cette affirmation, il y a la question de savoir si cette exception pourra perdurer. Car cette main visible de l’Etat va, au fil du temps et des réformes successives, s’affaiblir, se rabougrir, pour laisser de plus en plus d’espace (la nature ayant horreur du vide) à la main invisible du marché. Et comme le rappelle Pierre Musso, « quand l’Etat se défait, l’entreprise prend le relais »[10][11].

Si l’espoir d’une régulation automatique et harmonieuse de nos sociétés par la main invisible du marché, tel que l’ont formulé Adam Smith et les économistes libéraux, n’est plus de mise, cette utopie n’a pas disparu. En matière d’aménagement des territoires, le concept de ville intelligente ou smart city, s’il peine à être clairement défini, renvoie, si on y prend garde, à une telle utopie[11][12]. Et comme toute utopie, celle de la ville intelligente est organisée autour de grandes promesses largement relayées par le marketing territorial. La ville intelligente est une ville efficace, rationalisée et leader, elle est également une ville plus stimulante où il fait bon vivre et enfin, la ville intelligente est une ville durable. En outre, depuis l’apparition de la pandémie du covid-19, la ville intelligente semble avoir fait la démonstration de l’efficacité de ses solutions.

III.2) La ville intelligente : l’avenir de l’aménagement des territoires ?

Le concept de ville intelligente est récent même s’il s’ancre dans une double tradition : celle saint simonienne des réseaux techniques du 19ème siècle et celle des bases de données urbaines de la seconde moitié du 20ème siècle (Mitchell, 1995, Musso, 1997). Pour preuve et de manière paradoxale, le livre de Jean Bouinot « La ville intelligente » (2003), qui faisait suite à « La ville compétitive » (2002), aborde que très marginalement ce concept (dans la troisième partie notamment) et sans évoquer la partie technique. A l’inverse, le rapport de Sandra Breux et Jérémy Diaz « La ville intelligente » (2017) s’occupe essentiellement de l’aspect technique et de ses effets sur les territoires urbains. La raison de ce décalage, à moins de quinze ans de distance, entre ces deux conceptions de la ville intelligente tient à ce qu’en 2003 la révolution numérique n’en était qu’à ses débuts. Entre temps, ces technologies ont connu des progrès considérables et permettent aujourd’hui à des acteurs privés (IBM, CISCO Systems, Siemens AG, Nokia, Veolia, Dassault, General Electric, Philips, etc.), spécialisés dans la fabrication de matériels et de services informatiques ainsi que d’équipements digitaux, d’offrir des solutions clés en main aux élus pour faire de leurs collectivités des villes et des territoires prétendument intelligents. Et cela semble fonctionner, puisqu’on dénombrait en 2013 plus de 143 villes dans le monde dites intelligentes (Albino et al., 2015, p. 15), sans compter la Chine qui, à elle seule, a sélectionné 277 villes entre 2012 et 2014 destinées à devenir intelligentes (Douay et Henriot, 2016). En outre, les événements consacrés à la smart city se multiplient un peu partout dans le monde et sont autant de vitrines permettant aux acteurs publics ou privés d’exposer leur savoir-faire[12][13].

Le succès du concept de ville intelligente tient au contexte particulièrement propice dans lequel il est apparu (Breux et Diaz, 2017). Les villes doivent faire face à quatre grandes mutations nécessitant la mise en place de toute une série d’actions : la première concerne l’urbanisation croissante qui touche l’ensemble des pays, la seconde a trait aux changements climatiques et la prise de conscience de la rareté des ressources, la troisième vient de la réduction de la ressource financière, et la quatrième est la conséquence de la compétition des villes entre elles à toutes les échelles. Face à ces évolutions, la ville intelligente apparaît comme une réponse possible, réponse où la technologie tient d’une place centrale : « En ce sens, la ville intelligente est d’abord observable par l’identification de ces artefacts numériques dans l’espace physique » (Breux et Diaz, 2017, p. 7). Sous l’impulsion de ces nouvelles technologies, la ville intelligente a progressivement intégré des aspects de la vie urbaine aussi variés que l’économie, l’éducation, la démocratie, les infrastructures, les transports, l’environnement, l’énergie, la sécurité et la qualité de vie (Lombardi et al., 2012).

III.3) La ville intelligente : métaphore technoscientifique de la main invisible ?

Si le concept et plus encore la mise en œuvre de la ville intelligente sont pluriels et probablement spécifiques à chaque situation, il est intéressant de noter que la vision technique sous-jacente de la smart city est celle de la ville cybernétique : « […] smart cities definitions proposed by companies selling smart city products and services, argue the idea they promote is urban cybernetics » (Goodspeed, 2015, p. 2). Les bases de données urbaines combinées à la puissance de calcul des algorithmes offrent ainsi une représentation apolitique de la ville intelligente dans laquelle, le centre de contrôle des flux coïnciderait dorénavant avec le tableau de bord de l’action publique (Offner, 2018).

Faisant la généalogie de ce concept, Pierre Musso rappelle que la cybernétique s’est développée dès l’origine sur la base d’une métaphore organistique : « l’organisation sociale fonctionne désormais comme un organisme, et sa régulation est comparable à celle d’un cerveau-ordinateur » (Musso, 2017, p. 687). L’analogie homme/machine est permanente et conduit les cybernéticiens à revendiquer l’abolition de la différence entre machines automatiques et êtres vivants. Selon cette conception, l’ordinateur est censé piloter, organiser et gérer à la place des managers (dans les usines) et des politiques (sociétés civiles). Après la Seconde Guerre mondiale, la cybernétique « prend valeur de paradigme, voire de religion […] » pour certains chercheurs, elle représente « l’acmé d’une conception rationaliste où l’homme est maitre de tout grâce à l’ordinateur, super-calculateur et super-horloge dotés d’un algorithme. […] » (Musso, 2017, p. 688). L’imaginaire cybernétique porte ainsi le rêve d’un monde piloté par la machine, et qui, décliné aux territoires, renvoie à la ville cyborg (Picon, 2015).

IV) Ville intelligente et main invisible du marché : une convergence heureuse ?

La proximité de l’imaginaire cybernéticien d’avec celui de la main invisible du marché est grande. Plusieurs aspects essentiels dans la rhétorique de la ville intelligente nous ramènent à la métaphore de la main invisible et réciproquement.

IV.1) Main invisible et ville intelligente : pour le meilleur des mondes ? 

Le concept de main invisible, nous l’avons dit, trouve son origine chez les premiers auteurs qui ont pensé le marché au moment de la révolution industrielle en Angleterre. Comme le note Pierre Rosanvallon (1989), cette conception d’une organisation sociale fondée spontanément par le marché « se présente progressivement comme la solution concrète aux problèmes les plus décisifs du 17ème et du 18 ème siècle : ceux de l’institution et de la régulation sociale » (Rosanvallon, 1989, p. 41). L’ordre naturel du marché – les lois du marché – auquel les sociétés humaines doivent se soumettre (idée clairement défendue par François Quesnay et les physiocrates dès 1758) constitue alors l’équivalent social des lois physiques de la gravitation de Newton (1687). Toute tentative de s’y extraire conduit nécessairement à des catastrophes. C’est explicitement ce que formule Hayek (1975) avec les notions de taxis et cosmos : le taxis correspond à la construction volontaire et consciente d’un projet de société, construction dans laquelle la violence peut éventuellement avoir sa place, tandis que le cosmos relève d’une organisation spontanée et sans intention : « L’interventionnisme est fondé sur l’illusion que le projet aide à l’organisation, alors qu’au contraire c’est de l’action sans projet que peut naître l’ordre idéal. » (Attali, 1981, p. 35).

Cette posture est identique à celle de la ville intelligente. La smart city est le produit de la cybernétique qui est définie comme « l’art de rendre efficace l’action »[13][14]. Nul besoin alors de s’embarrasser des intentions, des projets politiques ou autres, des valeurs, etc., seule l’efficiency est recherchée. En outre, comme avec la main invisible en son temps, la rhétorique de la ville intelligente fait de la smart city la solution universelle – voire ultime – à la gouvernance des villes et, par extension, à celle des territoires alors même que les défis à relever sont immenses : surpopulation, pollution, encombrements, inégalités, insécurités, pénuries, etc. Dans cette optique, la ville intelligente ouvrirait une nouvelle ère en apportant « une réponse idéale à tous les maux de la ville contemporaines, en termes environnementaux, économiques et sociaux » (Bernardin, 2018, p. 43). Dans les deux cas également, la vision proposée se veut apolitique : l’ordre social reposant uniquement sur les lois naturelles du marché d’un côté et/ou sur l’hyper-rationalité des algorithmes et des ordinateurs de l’autre. Cela nous conduit au second point.

IV.2) Main invisible et ville intelligente : l’évacuation du politique et du rapport social.

Le second aspect qui relie main invisible et ville intelligente tient à la vision techniciste de la seconde, à la logique top-down de son organisation, fondée sur des outils numériques, qui envisage la ville intelligente comme une salle de contrôle, gérée en pilotage automatique par des opérateurs privés dont l’objectif est de transformer l’espace public en équipement commercial et donc en source toujours renouvelée de profits[14][15], et dans laquelle le citoyen est rendu au rang de simple consommateur/utilisateur. Cette posture centralisatrice et ubiquitaire – être dans la salle de contrôle et en même temps partout à la fois grâce aux mobiliers urbains, aux réseaux techniques et à l’ensemble des artéfacts toujours connectés, disséminés dans la ville et dans nos corps (le smartphone occupe ici une place toute particulière) – n’est pas sans rappeler celle du commissaire-priseur ou secrétaire du marché, personnage fictif inventé par Léon Walras, incarnation de la main invisible permettant le fonctionnement optimisé et autorégulé des marchés. L’imaginaire de la ville intelligente nous ramène à l’expérience de pensée proposée en introduction, dans laquelle la main invisible se substituerait, par le truchement des technologies du numérique et du digital, de la connexion généralisée et de l’interopérabilité des systèmes, à l’aménagement du territoire comme action de la puissance publique.

Un autre aspect tient à la distanciation sociale entre les individus comme projet anthropologique commun à la ville intelligente et à celui de la main invisible. Ainsi et de façon emblématique, la métropole Nice Côte d’Azur, pionnière en France en matière de ville intelligente, a axé, depuis le début des années 2010, sa stratégie sur le principe de la ville « du sans contact »[15][16]. Depuis ce modèle a fait des émules et a été largement plébiscité dans le cadre de la lutte contre la pandémie de la covid-19. Or, comme le rappelle André Orléans (2011) à propos du paradigme walrasien dont le principe de la main invisible occupe la place centrale : « le modèle néoclassique donne à voir une économie d’individus parfaitement indifférents les uns à l’égard des autres, qui n’entre en relation que superficiellement, par le biais du secrétaire du marché. Personne ne s’intéresse à personne, et personne ne rencontre personne. Dans ce monde de l’isolement total, la relation essentielle est celle que les individus entretiennent avec les valeurs d’usage, avec les marchandises, à savoir consommer. […] Dans un tel cadre, les individus n’ont plus besoin de se parler, ni de se rencontrer »[16][17] (Orléans, 2011, p. 116-117).

La distance entre individus permise par les artefacts techniques de la ville intelligente semble coïncider avec celle de la main invisible, où les relations entre individus correspondent uniquement à des rapports entre marchandises. En ce sens, la technologie blockchain, qui permet les transactions gré à gré (peer-to-peer) sans la participation d’un tiers de confiance (banques, notaires, etc.) semble emblématique de cette évolution[17][18]. Cette technologie apparue à la fin des années 2000 avec la création des cryptomonnaies permet le stockage et la transmission sécurisée des données par cryptographie. Elle répond aux besoins liés à l’utilisation d’objets connectés tout en permettant de sécuriser les données personnelles. Comme le souligne Primavera de Filippi (2020), cette technologie, qui implique l’intervention d’un tiers ordonnateur dans les relations sociales, élimine le besoin de confiance entre individus ou dans les institutions traditionnelles (trustless technology) au profit de la confiance dans le système technologique[18][19].

Cet imaginaire d’un monde du sans contact dans lequel les relations interpersonnelles seraient dorénavant intermédiées et contrôlées par la technique semble finalement une reformulation smart de l’idée promue par les chantres de la main invisible, à savoir, que « les individus y sont radicalement coupés les uns des autres » (Orléans, 2011, p. 119). En outre, une telle conception signifie une fois encore que le fondement de la société n’est pas politique mais techno-économique. En effet, si la finalité dans la perspective de la main invisible est la consommation pour la consommation, celle de la ville intelligente est le développement et l’exploitation d’un ensemble de technologies qui « ne semble pas avoir d’autre fin que lui-même » (Chopplet, 2018, p. 75).

IV.3) Main invisible et ville intelligente : la convergence vers le transhumanisme ?

Au-delà de la rhétorique sur la smart city comme ville du futur, le modèle de la ville intelligente interroge la conception de l’homme dans la cité ainsi que celle de la démocratie (Chopplet, 2018). Avec L’Homme symbiotique, Joël de Rosnay (1995) proposait – avant même que la notion de smart city ait envahi l’espace public – une perspective vertigineuse, résultant de la convergence des technologies NBIC (nanotechnologie, biotechnologie, informatique et science cognitive), celles-là mêmes qui sont à l’œuvre dans l’élaboration de la ville intelligente : « Il s’agit cette fois d’une nouvelle forme de vie, d’un niveau d’organisation jamais encore atteint par l’évolution : une macro-vie à l’échelle de la planète, en symbiose avec l’espèce humaine. Cette vie hybride, à la fois biologique, mécanique, électronique, est en train de naître sous nos yeux. Nous en sommes les cellules. De manière encore inconsciente, nous contribuons à l’invention de son métabolisme, de sa circulation, de son système nerveux. Nous les appelons économies, marchés, voies routières, réseaux de communication ou autoroutes électroniques, mais il s’agit des organes et systèmes vitaux d’un super-organisme en cours d’émergence. Il va bouleverser l’avenir de l’humanité et conditionner son développement au cours du prochain millénaire » de Rosnay, 1995, p. 27). La vision qui est suggérée ici est celle d’un artéfact technologique total qui surplombe les humains et qui intègre progressivement les principales fonctions du vivant. Joël de Rosnay appelle ce macro-organisme combinant cybernétique et biologie, le Cybionte, organisme dont nous serions les cellules et les neurones.

Le Cybionte, modèle archétypal de la smart city ? Peut-être : cela étant, si la principale limite de ce type de discours est d’ignorer les multiples obstacles voire les désillusions que rencontrent les pratiques ainsi que la mise en œuvre des techniques qui concourent à la fabrique de la ville intelligente, l’imaginaire qui est véhiculé rencontre, là encore, celui de la main invisible. Ainsi, Pierre Rosanvallon note-t-il que « la notion de main invisible permet de penser une société sans centre, d’abolir pratiquement la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’individu et la société. […] Les mécanismes du marché, en se substituant aux procédures d’engagements réciproques du contrat, permettent en effet de penser la société biologiquement et non plus politiquement (mécaniquement) » (Rosanvallon, 1989, p. 46). La main invisible peut-elle alors être interprétée comme l’espace actualisé, espace au sens géographique du terme, dans lequel les technologies smart (smart Energy, smart Water, smart Streets, smart Mobility, smart Building, smart Growth, etc.) évoluent pour l’intérêt général « en introduisant des formes nouvelles de management, voire de gouvernance, en partenariat technique public-privé […], afin de rationaliser les choix budgétaires […] » (Chopplet, 2018, p. 74) ?

De façon opportune, Stéphane Foucart (2020) note que l’utilisation de l’expression, après avoir stagné entre 1940 et 1960, a connu un développement exponentiel : « En 2000, la main invisible du Marché apparaît six fois plus fréquemment qu’en 1970, dans l’ensemble des ouvrages et des textes anglophones » (p. 170). Il est intéressant de constater la coïncidence entre l’usage de plus en plus fréquent de ce concept et l’engouement des édiles politiques et parfois du public pour la ville intelligente. Comme le postulait Lucien Sfez (2002), « la fiction (celle du progrès technique) exerce une séduction dont nous sentons nous-mêmes les effets dans notre vie quotidienne. C’est la fiction, croyons-nous, qui est le moteur de la technique, et par là de la politique »[19][20].

IV.4) Main invisible et ville intelligente : le paradoxe de l’ordre spontané.

Il peut sembler paradoxal de traiter de la ville intelligente dans la perspective du laisser-faire de la main invisible, alors même qu’elle est le produit d’un ensemble d’artefacts technologiques et numériques parfaitement volontaires tant dans leur conception que leur application[20][21]. Pour approfondir cet aspect, nous devons revenir à la main invisible comme idéaltype.

L’idée promue par la métaphore de la main invisible est simple : la recherche par chacun de son propre intérêt sert l’intérêt général. Pour les économistes néo-classiques, le modèle social qui permet à cette main invisible d’advenir est celui de la concurrence parfaite, situation idéale dans laquelle les prix peuvent varier sans entrave sur la totalité des marchés selon la loi de l’offre et de la demande[21][22]. Ainsi, la représentation associée à la main invisible du marché suppose-t-elle implicitement deux temps bien distincts : d’abord une phase active qui consiste à construire un système de marchés parfaitement concurrentiels[22][23] puis une seconde phase passive qui conduit à laisser faire la main invisible qui cherche par tâtonnements successifs à guider les choix individuels vers l’équilibre[23][24]. Cet ordre social spontané, encore appelé catallaxie (Hayek, 1973), résulte de l’action humaine (première phase) sans pour autant avoir été voulu (seconde phase). On retrouve dans le cas de la ville intelligente cette succession de phases active et passive. Active lors de son élaboration technique par les ingénieurs et les firmes multinationales, passive lorsque l’ensemble des artéfacts numériques interconnectés opèrent pour qu’advienne un ordre spontané indépendamment des intentions des utilisateurs.

Cette idée d’ordre spontané renvoie à l’origine aux Lumières écossaises (Mandeville, Smith, Hume, etc.) qui considèrent que la société est une réalité située entre la nature et les artifices techniques (Nemo, 2013). A la différence des Lumières françaises cartésiennes, qui pensent la société comme une construction volontaire, les premiers voient la société comme le produit de l’action des hommes (ce qui la distingue des ordres naturels) mais qui dépasse leurs intentions (ce qui la distingue des artefacts). Adam Smith admet clairement que ce jeu des échanges entre individus agit sans imposer de direction apparente : « En cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il [chaque individu] est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions » (Smith, 1776, p.43).). L’émergence d’un ordre spontané permet ainsi à des structures complexes (le langage, la morale, le marché, etc.) d’atteindre un niveau de complexité et de performances qu’une démarche volontariste ne pourrait atteindre.

L’idée d’un ordre spontané du marché s’apparente également à un retour du religieux dans la société moderne (Prévost, 2001). La main invisible s’est substituée à la croyance en la main de Dieu des sociétés d’ancien régime en Europe, main de Dieu qui agit dans toutes les affaires humaines y compris économiques. La sécularisation de ce régime de croyance à travers le marché permit alors de diffuser une vision optimiste de l’avenir dans la société Anglaise du 18ème siècle largement brutalisée par la révolution industrielle. Dans le cas de la ville intelligente, l’ordre spontané mobilise également les ressorts du religieux et/ou du magique. Il ne s’agit plus de la main de Dieu mais de l’imaginaire associé aux technologies. Dorénavant les principes qui caractérisent les multiples réseaux reliant les citoyens des smart cities et leurs garantissant toutes sortes de services, sont ceux-là même qui appartiennent aux représentations traditionnelles du divin : invisibilité, instantanéité, ubiquité et circularité (Weckerlé, 1987). En outre, les imaginaires de l’intelligence artificielle et des machines intelligentes foisonnent et inspirent depuis longtemps la science-fiction et les prophètes de la Silicon Valley (Kyrou, 2018). Yuval Noah Harari (2015) va jusqu’à prédire l’avènement d’une nouvelle religion, le dataïsme, combinant les datas, le Deep learning et l’IA qui remet en cause le socle de l’humanisme : « Ecoutez vos sentiments recommandait l’humanisme. Ecoutez les algorithmes : ils connaissent vos sentiments ! recommande le dataïsme » (p. 421). Le dataïsme sera alors en mesure d’engendrer un nouvel ordre spontané que nul ne saurait prévoir ni imaginer : « l’algorithme de départ peut être initialement élaboré par des êtres humains, mais, en se développant, il suit sa propre voie et va où aucun homme n’est encore allé… et où aucun homme ne peut le suivre » (Harari, 2015, p. 423). La smart city finira-t-elle par apporter à l’humanité le graal d’un ordre spontané et immuable (?) que la main invisible du marché a été jusqu’ici incapable de trouver ? Le problème, si l’on croit Harari, c’est que cet ordre issu des algorithmes et des machines intelligentes pourrait advenir sans plus avoir besoin de l’humanité.

V) Ville intelligente et covid 19 : le retour à la réalité ?

La pandémie de la covid 19 apparue en Chine à la fin de l’année 2019 a accentué certaines pratiques sociales qui convergent avec celles promues par la rhétorique de la ville intelligente. Deux éléments en particulier ressortent de cette évolution. Le premier porte sur la distanciation sociale pour endiguer la pandémie. Le second concerne la place des technologies numériques et digitales dans la lutte contre le coronavirus. La pandémie, qui constitue une expérience sociale inédite à l’échelle de la planète, permet de questionner la portée de ces pratiques. Elle constitue pour cette raison un moyen de confronter l’utopie à la réalité.

V.1) Covid 19 ou la technologie au service de la distanciation sociale.

Depuis le début de la pandémie, la distance entre les individus, la distanciation sociale ou encore la socialisation distante comme le disent les américain, est devenue le moyen privilégié pour se protéger des risques de contamination. Au-delà des gestes barrières appliqués dans la vie quotidienne, cette nouvelle norme sociale imposée remet en cause la proxémie et renforce ce que Frédéric Lebas (2010) appelle le « vertige de la présence » à savoir « le fait de rendre proche ce qui est éloigné » (p. 212). Elle se décline, de manière symptomatique de notre point de vue, par le télétravail et l’école à la maison, qui dans les deux cas, s’accompagnent d’un usage quotidien de la visioconférence. Symptomatique car la critique de cette évolution, qui tend à substituer la relation de sujet à sujet par une relation de sujet à objet, est déjà ancienne (Musso, 1997).

Le télétravail et la classe à la maison, au service de la distanciation sociale généralisée[24][25], constituent les deux faces d’une même médaille[25][26]. Le terme télétravail apparaît en 1978 sous la plume de Louis Brunel[26][27], à l’époque de la publication du Rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société, du développement de la télématique et des autoroutes de l’information. L’auteur rappelle que le concept est né dans les années 1950 des travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique. Si le recours systématique à la distanciation sociale se justifie pour des raisons sanitaires, on retrouve néanmoins dans cette injonction, les éléments sur laquelle est fondée l’utopie cybernéticienne de la ville intelligente. Car cette distanciation sociale nécessite l’intermédiation d’innombrables réseaux et systèmes urbains interconnectés, permettant la régulation des interactions sociales.

Avec la pandémie, cette régulation a pris des formes variées. Depuis l’utilisation de robots dans les hôpitaux pour permettre aux familles de visiter virtuellement leurs proches en réanimation, aux véhicules automatisés pour apporter des plateaux repas au domicile des malades ou du matériel médical au personnel de santé, aux robots pulvérisateurs de désinfectant dans les quartiers très contaminés, aux drones pour prendre la température depuis les fenêtres des habitants confinés ou encore aux casques de réalité virtuelle pour communiquer avec les malades[27][28].

Pour autant, si les pratiques sociales et les dispositifs technologiques mis en œuvre pour lutter contre la pandémie se marient étroitement avec la rhétorique de la ville intelligente, la pandémie de la covid-19 en souligne cependant certaines limites. La première concerne la question du rapport social. Avec la pandémie, la distanciation sociale est, nous l’avons dit, devenue la règle. Cela étant, si l’homo eoconomicus de la main invisible ou le citoyen modèle de la ville intelligente peut s’accommoder de sa solitude radicale, n’ayant pour horizon que l’échange de marchandises avec d’autres lui-même pour le premier et des échanges par écrans interposés pour le second, il en va différemment dans la réalité. Du confinement imposé, aux différentes formes du télétravail, du e-commerce, de la e-culture et du e-divertissement, on semble redécouvrir que rien ne peut remplacer le contact interpersonnel : comme le rappelle Olivier Servais, « nous sommes des animaux sociaux, nous avons besoin du contact physique avec les autres »[28][29]. Ainsi, 73% des français estiment que le télétravail présente l’inconvénient d’isoler les salariés[29][30]. Cet isolement et ses conséquences, dont les médias se font régulièrement l’écho, concernent de très nombreuses catégories sociales : depuis les personnes âgées, aux étudiants et élèves, aux artistes, aux salariés habitués de l’open space, aux personnes en situations précaires, aux personnes en chômage technique, aux festifs en mal de fêtes, aux croyants en mal de rassemblements religieux, aux sportifs pratiquants en salle, etc. La distanciation sociale imposée contraint également les professionnels de la ville pour qui l’urbanisme « n’est pas un art de la séparation mais du rassemblement »[30][31]. Ainsi, dans le monde du sans contact généralisé, l’état dépressif et/ou de colère guette la planète.

V.2) La covid 19 ou des technologies au service d’un traçage généralisé.

Le big data a été aussi largement mobilisé pour tracer avec une grande efficacité la propagation de l’épidémie. La Chine, à l’origine de cette pandémie, et qui excelle en matière de traçage massif de sa population, a su assez rapidement endiguer la propagation du virus (si on en croit les données officielles). D’autres pays ont suivi une voie similaire. La Corée du sud a mis en place un traçage des personnes affectées par la covid par la collecte systématique des données des sites de dépistage. Combiné avec les caméras de surveillance disposées un peu partout sur le territoire, avec les données de cartes bancaires et les informations GPS des téléphones portables, ce système a permis de retracer les déplacements des individus infectés et d’identifier les personnes ayant été en contact avec le malade. A Singapour, sur la base de technologies similaires, la ville a proposé une carte interactive permettant aux habitants de suivre au jour le jour les foyers d’infection, le nombre de personnes touchées, leurs symptômes, leur âge, leur sexe, leur nationalité et même la rue où ils vivent.

De manière beaucoup moins intrusive, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies publie tous les jeudis une carte de la situation sanitaire de l’Union Européenne reposant sur un code couleur, à partir des données fournies par les États membres[31][32]. En matière de traçage de la pandémie, le gouvernement Français a dans un premier temps opté pour l’application mobile Stopcovid pour les utilisateurs de smartphone[32][33]. Son utilisation fondée sur le volontariat n’a pas rencontré un grand succès. Fin octobre 2020, le gouvernement a proposé l’application TousAntiCovid, résultat d’une collaboration d’acteurs nationaux publics et privés (l’INRIA, l’ANSSI, Orange et Dassault notamment). Là encore, son utilisation repose sur le volontariat.

Ces exemples soulignent que l’acceptation par les individus de ces technologies est devenue essentielle. Or, la question de ce consentement, qui peut prendre des allures de soumission, est, pour quelqu’un d’attaché aux valeurs de la démocratie et aux droits de l’homme, somme toute plutôt dérangeante. En effet, la pandémie du covid-19, qui constitue de ce point de vue une expérience sociale inédite à l’échelle de la planète, n’est-elle pas au final un révélateur de la congruence plus ou moins grande des systèmes politiques et/ou des systèmes sociaux à ces technologies ? Les pays qui recourent systématiquement et sans restrictions à ces techniques, abolissant du même coup la distinction entre vie privée et publique, ne réussissent-ils pas mieux que les autres, notamment que les vieilles démocraties occidentales, à endiguer la propagation du virus ? L’acceptation de l’usage de ces technologies n’est-il pas le gage de l’efficacité dans la lutte contre la pandémie, et au-delà, de la gouvernance des populations et des territoires, tant dans les régimes particulièrement autoritaires (la Chine) que démocratiques (la Corée du Sud et Taïwan) ? Ce qui constituerait d’ailleurs la démonstration définitive, si cela était nécessaire, de leur nature apolitique ? En outre, si la distanciation sociale forcée est aujourd’hui mal vécue, quid de son appréciation une fois la pandémie passée. Dans le sondage déjà mentionné, 76% des français ont en effet répondu que le télétravail devrait être plus développé et 91% qu’il permet de réduire la pollution.

Le futur de la ville intelligente : Orwell ou démocratie 5.0 ?

Si notre conclusion ne peut être que provisoire, il est utile de revenir un instant à la métaphore de la main invisible. Cela nous permettra de retrouver notre question initiale sur le devenir de l’aménagement des territoires. Cette métaphore, fondatrice depuis qu’Adam Smith l’a énoncé d’une utopie de l’autorégulation des échanges et de l’avènement d’un ordre spontané des sociétés, dont la ville intelligente nous semble être le dernier avatar, va-t-elle enfin parvenir à ses fins, à savoir vider le politique de sa substance, le dissoudre sous l’effet de l’intégration numérique de l’ensemble de la société, ce que Pierre Musso (2017) appelle le cybermanagement ? La pandémie n’a-t-elle d’ailleurs pas fait la démonstration de la supériorité de la smart city, et plus généralement, n’a-t-elle pas renforcé l’attrait pour le capitalisme numérique (dont la ville intelligente est la déclinaison territoriale) pour le plus grand profit de quelques multinationales ? Questions inquiétantes pour l’aménagement des territoires, qui nous ramènent directement à celles de nombreux élus, et indirectement à celle de Yascha Mounk (2018) au sujet de l’avenir de la démocratie[33][34].

Il est utile également de rappeler que la main invisible reçoit depuis les travaux de Léon Walras deux interprétations opposées quant à la forme que peut prendre l’organisation de la société. Au centre de cette représentation, nous l’avons dit, le secrétaire du marché dont la seule fonction est d’annoncer un vecteur de prix unique à partir duquel tous les échanges vont se réaliser. Il résulte que ce schéma correspond, soit à la description d’une économie parfaitement décentralisée dans laquelle les ménages et les entreprises « prennent leurs décisions chacun de leur côté en ne se fondant que sur l’information donnée par les prix », soit à la description d’une société planifiée dans laquelle « le commissaire-priseur [l’autre nom du secrétaire du marché] joue le rôle de grand coordinateur […]) » (Guerrien, 1996, p. 88). Cette malléabilité extrême de la main invisible, permet finalement à des régimes politiques très différents voire opposés en termes de valeurs de s’approprier cette utopie[34][35]. Cette malléabilité est également présente, réactualisée par le potentiel extraordinaire des technologies, avec la ville intelligente : le Cybionte proposé par Joël de Rosnay, qui pourrait être le modèle archétypal de la ville intelligente, favorisera-t-il une société décentralisée (version démocratie 5 ou 6.0 ?) ou contraire, une société centralisée (version orwellienne ?). Dans tous les cas, il est probable que, quelle que soit la forme qu’elle prendra (décentralisée ou centralisée), la ville intelligente comme utopie poursuivra sa quête (vaine ?) d’une main invisible des territoires, pour tendre, peu ou prou, vers l’expérience de pensée proposée en introduction.

Endnotes:
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Abstract

Originating from the work of classical economists during the first industrial revolution, the concept of the invisible hand of the market as a utopia of spontaneous self-regulation of our societies seems to be revived with the concept of the smart city. Emanating from multinational firms, the smart city embodies this self-regulating utopia through digital technologies. In this article, we consider that the invisible hand constitutes an ideal type in the sense of Max Weber, allowing us to make comparisons with the observed reality. Transferred to the territories, the metaphor of the invisible hand will allow us to have an analysis grid from which we will try to identify the issues associated with the rhetoric of the smart city.

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Notes

[1] Cette question, pour iconoclaste qu’elle puisse paraître, s’inspire de la thèse du politiste Yascha Mounk (2018) au sujet de la démocratie. Pour l’auteur, les démocraties ont profité après la Seconde Guerre mondiale d’un contexte particulièrement favorable pour garantir leur stabilité. Ces conditions ayant aujourd’hui en grande partie disparu, il s’interroge sur la capacité de la démocratie à perdurer dans le temps, face, notamment, à la montée des populismes de toutes sortes. En matière d’aménagement du territoire, cette interrogation n’est pas absente des préoccupations des élus. On pourra par exemple consulter les rapports d’information du Sénat n°262 (2007) et n° 565 (2017).

[2] Le philosophe Dany-Robert Dufour (2019) a présenté et commenté un texte oublié de Bernard Mandeville, Recherches sur l’origine de la vertu morale (1714) qui complète le texte Fable des abeilles (1704). L’auteur considère que l’oubli dans lequel est tombé ce texte de Mandeville est délibéré car trop sulfureux. Pour cette raison « […] son nom Mandeville, fut transformé en Man Devil, l’homme du Diable » (Dufour, p. 13) et la seconde édition du texte fini au bucher en 1723. Dufour considère que le texte de 1714 constitue le « logiciel caché du capitalisme » et que l’axiome mandevillien (« les vices privés font la vertu publique ») constitue le cœur idéologique de la Société du Mont-Pèlerin (fondée par F. von Hayek). Cette dernière, qui organise chaque année depuis 1971 le Forum économique mondial à Davos, a pu ainsi en diffuser largement le principe.

[3] Il convient cependant de rappeler que l’occurrence du terme de main invisible dans l’œuvre de Smith est très faible. Le thème apparaît une première fois dans le Traité des sentiments moraux (1759) et une seconde fois dans la Richesse des nations (1776). A partir de là, on a fait d’Adam Smith le thuriféraire de la main invisible et des propriétés régulatrices des marchés conduisant les intérêts particuliers vers l’intérêt général. Cette interprétation est aujourd’hui remise en cause. Sur ce point, voir Michaël Biziou (2003) et Dellemotte (2009).

[4] L’historien Johann Chapoutot (2020) rend compte dans un ouvrage très stimulant de la manière dont le nazisme s’est emparé de la problématique de la main invisible comme utopie autorégulatrice de la société, pour penser à nouveaux frais le rapport entre le IIIème Reich et l’Etat. La main invisible n’est plus alors de nature économique comme avec les économistes libéraux mais raciale : « L’Etat dans la conception nazie la plus stricte, n’a plus que quelques décennies à vivre, au cours d’une phase transitoire marquée par la guerre et l’avènement progressivement du seul ordre qui vaille, l’ordre naturel, biologico-racial de l’espace vital, ce biotope nourricier de la race germanique. […] L’Etat-providence succombe donc, et sans tarder, à la nécessité biologique. Quid de l’Etat-Gendarme ? […] lui non plus n’a pas d’avenir dans l’univers nazi : à terme, l’harmonie spontanée d’une communauté raciale homogène et pure rendra toute délinquance naturellement impossible. » (p. 51, 52 et 53).

[5] Du point de vue théorique, la démonstration formelle de cette limite a été établie entre 1972 et 1973 et correspond au théorème de Sonnenschein-Mantel-Debreu.

[6] Les règles de préférence sont les suivantes : 1) si un individu a un ou deux voisins, un au moins doit avoir la même couleur, 2) si un individu a trois, quatre ou cinq voisins, deux au moins doivent être semblables, 3) enfin, si un individu a six, sept ou huit voisins, trois au moins doivent être de la même couleur.

[7] Le modèle de Schelling ne prend pas en compte le coût de l’immobilier et sa variation selon les quartiers, les écarts de revenu moyen entre les communautés, la géographie de la ville, etc. Schelling lui-même précise « que les « résultats obtenus [de son modèle] sont uniquement d’ordre suggestif, car rares sont ceux d’entre nous qui vivent dans un des carrés sur un damier » (p. 137).

[8] La question de savoir si le modèle de Schelling formalise ou pas un effet émergeant fait l’objet d’un débat. Voir Forsé M., Parodi M., “Low levels of ethnic intolerance do not create large ghettos. A discussion about an interpretation of Schelling’s model”, L’Année sociologique, 2010, 60, n°2, p. 445-473.

[9] A rebours de ces résultats, les géographes Jacques Lévy et André Ourednik (2011) ont montré, qu’en attribuant aux individus des caractères distinctifs comme l’allophobie (refus de cohabiter dans un quartier avec une population de niveau inférieur au sien), l’allophilie (volonté de cohabiter dans un quartier avec une population de niveau inférieur au sien) et le projet ascendant (recherche de localisation dans un quartier au statut social aussi élevé que possible) plutôt qu’en se référant comme Schelling à des seuils de tolérance dans le mélange des communautés, les individus sont en mesure de produire la ville qu’ils souhaitent sans intervention extérieure : « les désirs des habitants dessinent des plans de masse d’une grande clarté sans avoir besoin de projeteurs ou de designers urbains [et ainsi] montrent leur capacité à fabriquer des espaces » (p. 87).

[10] Voir l’interview de l’auteur au journal Marianne du 24/03/2019.

[11] Selon l’Encyclopédie Universaliste, « Utopie, selon Thomas More, signifie « nulle part » : un lieu qui n’est dans aucun lieu ; une présence absente, une réalité irréelle, un ailleurs nostalgique, une altérité sans identification ». Dans le prolongement de cette définition, nous considérons le terme utopie comme l’ensemble des discours et représentations attachés au principe de la main invisible. Comme me l’a fait remarquer mon collègue Hervé Flanquart, la main invisible est une forme d’utopie particulière, puisque les utopies – et celle de More en est la matrice – sont des sociétés très organisées, très régulées (attribution des maisons par tirage au sort avec changement obligatoire tous les dix ans, déplacements à travers Utopia nécessitant des autorisations des autorités, types de loisirs interdits, etc.). L’utopie dérive d’ailleurs très souvent vers la dystopie, où les libertés sont très réduites.  

[12] Sans être exhaustif, citons le Sommet Habitat III qui s’est tenu à Quito (Equateur) en 2016, Le « Smart City Expo » à Casablanca (Maroc) en 2018, le « Smart Cities » à Sofia (Bulgarie) depuis 2008, le « Smart City Forum » de Varsovie (Pologne) depuis 2013, ou encore le « Forum Smart City » organisé depuis 2015 par le journal La Tribune en partenariat avec sept métropoles françaises (Bordeaux, Marseille, Montpellier, Nantes, Nice, Paris, Toulouse). La ville intelligente a également son magazine « Smart City Mag » : http://www.smartcitymag.fr

[13] Louis Coffignal, congrès international de Namur, 1956, Cité par P. Musso, 2017, p. 691.

[14] Voir le remarquable article d’Isabelle Baraud-Serfaty, « La nouvelle privatisation des villes », Esprit, 2011/3, p. 149-167.

[15] http://www.nicecotedazur.org

[16] Les économistes, pour décrire la solitude radicale de l’homo œconomicus, utilisent le terme de Robinson, en référence au personnage du roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, qui doit survivre seul sur une île.

[17] L’Union internationale des télécommunications (UIT), agence rattachée à l’ONU, a lancé le site communautaire « United for Smart Sustainable Cities » qui intègre des groupes de travail comme “Blockchain4cities”. Ils ont pour objectif d’identifier les opportunités de la technologie Blockchain appliquées aux Smart cities. Voir : https://www.itu.int/fr/ITU-T/ssc/Pages/info-ssc.aspx

[18] Primavera de Filippi voit aussi dans les discours accompagnant la technologie du blockchain, des éléments traditionnellement associés à la religion. Voir : https://www.collegedesbernardins.fr/content/blockchain-imaginaires-religieux-et-theologie

[19] Cité par Cynthia Ghorra-Gobin, in « Smart city : « fiction » et innovation stratégique », Quaderni, 2018/2, n°96, p. 5-15.

[20] Je remercie Jacques Lévy pour avoir attiré mon attention sur ce point.

[21] Ce résultat est important car il correspond au premier théorème de l’économie du bien-être, selon lequel les équilibres de concurrence parfaite sont également des optimums de Pareto (dans le sens où aucun agent ne peut améliorer sa situation sans détériorer celle d’un autre).

[22] Dans le cadre néo-classique, cette phase constitue une norme vers laquelle il faut tendre résolument. Dans les faits, elle correspond aux politiques de dérégulation qui ont été mises en place dans la plupart des pays à partir des années 1980.

[23] Rappelons à la suite de Bernard Guerrien que « les tentatives qui ont été faites pour établir cette proposition – par tâtonnement – ont montré qu’elle n’est nullement fondée (comme le disent qui ont étudié les processus d’ajustement par les prix, « la main s’englue » ou bien elle « s’affole » » (1996, p. 303).

[24] En France, le télétravail a concerné un actif sur 5 (à savoir 8 millions de personnes) à temps plein durant le premier confinement (du 17 mars au 11 mai 2020). En mai 2020, le télétravail concernait jusqu’à 40% des salariés de sociétés de plus de 10 personnes. Sources : enquête d’Odoxa-Adviso Partner du 09/04/2020 et Le Monde du 24/09/2020. Dans le monde, 300 millions d’élèves dans le monde (20% de la population apprenante) ont été confinés en raison de la fermeture des établissements scolaires (Données de l’Unesco du 15/12/2020). En France, l’école à la maison, a concerné près de 12 millions d’élèves durant les périodes de confinement.

[25] Selon l’article L.1222–9 du Code du travail, le télétravail est une « […] forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication »

[26] Brunel L., Des machines et des hommes, Presses de l’Université du Québec, 1978.

[27] Paris Match du 07/04/2020, Clergeat, Romain. « Covid-19 : comment la technologie chinoise a freiné le virus ».

[28] Cité par Le Monde du 24/09/2020, Charrel, Marie. « Bienvenue dans un monde sans contact ».

[29] Enquête d’Odoxa-Adviso Partner publiée le 09/04/2020, http://www.odoxa.fr/sondage/covid-19-bouleverse-deja-modifiera-durablement-rapport-francais-travail/

[30] Voir la tribune d’Éric de Thoisy dans Libération du 19/05/2020.

[31] L’objectif est d’aider les États membres à prendre les mesures relatives aux déplacements en fonction de la situation épidémiologique de chaque région https://www.ecdc.europa.eu/en/covid-19/situation-updates/weekly-maps-coordinated-restriction-free-movement

[32] Le 25 mai 2020, la CNIL a estimé que ce dispositif temporaire, basé sur le volontariat, peut légalement être mis en œuvre. L’application devra utiliser des données pseudonymisées, sans recours à la géolocalisation, et ne pas conduire à la création d’un fichier des personnes contaminées. A l’inverse, le Conseil d’État (décision du 18/05/2020) a suspendu l’utilisation des drones pour surveiller le respect des règles du déconfinement et a interdit (décision du 22/12/2020) le recours aux caméras thermiques dans les écoles.

[33] Voir la note n°1.

[34] Voir la note n°9.

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