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Serendipity.

À la recherche de l’individu : de la filature à la tranquillité.

Albert Piette, Fondements à une anthropologie des hommes, 2011.

Image1Entreprise de fondation, cet ouvrage d’Albert Piette l’est assurément. S’y profile la tentative de répartir, de façon inédite, les tâches entre chercheurs en sciences sociales et humaines. Qui, parmi les sociologues, anthropologues ou ethnologues, fait quoi et comment ? Répondre à cette question suppose d’avoir répondu à cette autre : quels sont les territoires ou domaines d’objets propres à chacune des disciplines évoquées ? À suivre Piette, l’imprécision est de mise à l’heure actuelle : si on ne confond pas ces recherches, en tout cas il est fréquent de montrer que leurs territoires nécessitent des chevauchements méthodologiques et disciplinaires. Pour pertinents que soient ces chevauchements, Piette plaide pour une distinction préalable des tâches des chercheurs, au nom d’une réticulation tout aussi précise des domaines d’objets. Ainsi, d’entrée, il appert que l’ambition de l’auteur est de fonder la spécificité de l’anthropologie dans une ontologie. En ce sens, cet ouvrage vient combler un manque qu’avait noté Augustin Berque dans le compte rendu (2010) qu’il a proposé d’un des derniers ouvrages de Piette : Anthropologie existentiale (2009). Car si ce titre récent renvoyait de facto à l’entreprise que Heidegger a menée dans Sein und Zeit, Piette n’arrimait pas pour autant son propos à une ontologie, comme l’avait remarqué Berque. Or, « il n’y aura jamais de pédagogie du mode mineur si l’on en reste au cadre ontologique de la modernité », soulignait Berque ; « c’est bien une révolution de l’être qui s’impose, et pas seulement une nouvelle déclinaison de l’anthropologie » (Berque, 2010). Cette fois-ci, dans les Fondements à une anthropologie des hommes, Piette s’attèle à ancrer l’anthropologie dans une ontologie, en commençant par distinguer entre elles [1], la présence humaine est toujours amortie, à des degrés divers, par ce qu’il a nommé la « reposité » (p. 122), c’est-à-dire l’économie cognitive, la docilité, la fluidité et la distraction. Ici, selon nous, réside la force de la thèse de Piette : c’est la présence humaine comme « mille feuilles » qui est l’objet à investiguer, plus que l’action proprement dite qui, elle, a déjà été traitée par la sociologie classique. Dans une entreprise qui reste phénoménologique à notre sens, quoique en dise Piette, l’objectif est bien de décrire l’être-au-monde de l’homme, en se ménageant des accès à des strates ou à des couches peu visibles, mais qui n’en sont pas moins constitutives. Ainsi, s’intéresse-t-il à « l’évidence naturelle », c’est-à-dire à cet être-au-monde sur le mode du familier, du tranquille, du non-problématique [2]. Il investigue les modalités de donation du temps à l’individu, qui lui permettent d’enchaîner les situations avec plus ou moins de souplesse selon les cas. Piette écrit aussi de très belles pages sur la façon dont un homme est en décalage avec lui-même (cf. p. 128) vu l’intrusion de pensées « autres », non pertinentes, sans importance, lors même qu’il réalise une action à laquelle il doit s’appliquer (cf. pp. 118-122).

Mais quelle est donc la méthode pour atteindre ces éléments de l’existence ? C’est sur cette question que nous voudrions insister quelque peu. Là, sans doute, est le lieu de notre hésitation. Nous avons évoqué la démarche « ontophénographique » de Piette : celui-ci propose de suivre un individu à la fois, dans le déroulement quotidien de son existence, et de décrire celle-ci de la façon la plus dense possible. Pour le chercheur, nous promet Piette, il n’est pas nécessaire de s’intégrer dans des interactions. Il convient plutôt de focaliser l’attention sur la présence de l’individu et rien que sur elle ; démarche peu aisée, insiste-t-il, tant l’ethnographe est habitué à s’intéresser aux données « les plus exotiques possible » (p. 87). En somme, l’ontophénoménographe fait un effort pour se détourner du mode majeur de l’existence, pour regarder les strates constitutives du mode mineur. Mais comment le fait-il ? Nous avons recensé plusieurs éléments cités : Il se met à côté d’un individu à la fois (p. 93), il l’observe et le suit pendant une ou plusieurs journées (p. 110). Il observe le corps qui bouge, puisque là s’origine toute action (cf. pp. 88-89). Il le regarde de près, il suit minutieusement et rigoureusement (pp. 96-97). Il use aussi de tous les moyens techniques qui permettent à l’observateur de voir ce qui a pu lui échapper dans l’expérience vivante, grâce à des photos, des films, etc. (p. 101). Le chercheur revient aussi à ses notes, sans cesse, s’intéresse à tous ces détails insignifiants qui peuvent facilement valser « dans la poubelle du chercheur » (p. 84). Comme le mentionne Piette lui-même, il procède ainsi à une véritable « filature quotidienne » (p. 105). En somme, un travail de traque ou de détective.

Un peu plus loin dans l’ouvrage, un paragraphe est consacré à la question de la méthode : « balises pour observer la présence » (pp. 109 et suivantes). Or, curieusement, il nous semble y trouver plutôt des éléments de résultats de recherche que des éléments pour y parvenir, c’est-à-dire qui donneraient des indices sur la ou les manières dont l’observateur procède, dont il est lui-même présent dans l’observation. En somme, l’observateur dont Piette nous parle est un observateur éminemment actif : il traque, sans relâche. Et Piette d’évoquer même un « affrontement » entre le chercheur et l’existant observé (p. 158). La question que nous voudrions soulever est donc celle-ci : n’y aurait-il pas, dans ces conditions, un risque de voir ressurgir le cadre ontologique moderne et majeur, constitué du face à face d’un sujet actif et dominateur, et d’un objet passif ? Là où notre auteur veut accéder à cette familiarité préalable de l’individu et de son monde, dès avant tout face à face d’un sujet pensant et d’un monde étendu, il nous semble que l’observateur tel qu’il est décrit dans les Fondements, pourtant, est décrit sur un mode que nous nous risquerions, bien audacieusement sans doute, à qualifier d’« hyperactif ».

De la traque à la tranquillité.

Or ce cadre ontologique moderne, qui nous semble encore perdurer dans les traits de la situation d’observation, ne bouche-t-il pas la perspective d’une irréductible intrication, implication de sujets incarnés et sensibles, passifs autant qu’actifs, au sein d’un monde qu’ils découvrent et s’approprient de différentes façons, plus ou moins actives, plus ou moins représentatives ? Ainsi, aurions-nous souhaité recevoir plus d’indications sur la façon dont l’observateur peut accéder au mode mineur qui le constitue lui-même. Quelles sont donc les modalités de donation du mineur à l’observateur ? Dans quel mode de présence et d’attention celui-ci doit-il se trouver pour se ménager un accès au flottant, à l’insu, à la distraction d’autrui ? Peut-il seulement le faire, s’il n’a pas d’abord élucidé les façons dont il peut y accéder en lui-même ? Autrement demandé encore : qu’advient-il des émotions et affects de l’observateur par rapport à l’observé ? Quel sens peut-on par exemple donner à l’agacement, à l’irritation, à la lassitude de celui observe ? Ou au contraire, à sa sympathie, à son désir d’y être, tant sa curiosité est forte ?

Piette fait bien référence à « l’autographie » comme façon pour le chercheur d’accéder aux couches enfuies en soi, comme manière d’accéder aux modes de présence en soi, comme façon de voir l’enchaînement et le chevauchement de détails chez celui qui observe. Il mentionne également qu’il n’y a pas d’accès transparent à autrui, encore moins à ses « états mentaux » : la vie en commun, écrit-il, suppose « l’acceptation de l’indécidabilité de ce que pense l’autre » (p. 132). Ceci aurait pu conduire l’auteur à approfondir la question de savoir si (ou comment) un observateur en mode majeur peut accéder au mode mineur de l’individu observé ; ou bien si observateur et observé doivent partager un des modes du repos qu’il a magnifiquement conceptualisé, pour que l’observateur puisse thématiser les différentes modalités amorties d’être au monde. C’est ainsi la question de la donation du mineur à l’observateur, dans l’enchaînement de ses instants d’observation, que nous aurions aimé voir davantage approfondi dans cet ouvrage consacré aux fondements d’une anthropologie authentiquement empirique.

À notre sens, Piette trouverait de nombreuses pistes méthodologiques dans la phénoménologie transcendantale de Husserl. Mais Piette ne peut adhérer à ce projet. La phénoménologie, selon lui, « manque d’appuis méthodologiques » (p. 92). Elle aurait aussi la fâcheuse tendance à quitter le concret pour s’élever vers des « formes pures » de l’expérience (mais la « reposité », la « docilité », la « fluidité », etc. ne sont-elles pas aussi des formes pures ?). Enfin, des résidus de « mode majeur » feraient obstacle : ainsi d’une conscience trop active et constituante : « le ‘moi’ y est posé aussi comme trop activement ‘donateur’, trop vite intersubjectif, relationnel et interactif » (p. 93). Notre objectif ici n’est pas de défendre l’entreprise phénoménologique comme telle. Quoiqu’il serait possible de montrer, par exemple, comment celle-ci investigue méthodologiquement la passivité d’une conscience, ou comment le thème de la « constitution » du sens par une conscience est autant une question de restitution que de création de sens [3]. Il nous semble indéniable qu’il y a un enjeu majeur en anthropologie, à investiguer le mode mineur d’exister. Mais sans doute que nous ne voyons pas d’autre façon de procéder à une description minutieuse des modalités mineures d’être au monde, qu’en passant par une description tout aussi minutieuse de la conscience de celui qui perçoit ces modalités. Investiguer l’évidence naturelle grâce à laquelle un individu peut vivre sur le mode du repos, de familiarité et de la tranquillité, comporte ainsi au moins deux difficultés : la première, Piette l’a admirablement mise en lumière : cette évidence naturelle se donne à voir sous le masque du négligeable et du banal. Un effort est donc à fournir pour y accéder. La deuxième difficulté réside dans le fait que le chercheur lui-même est pris par ce qu’on peut appeler « l’inclinaison naturelle du vivre » qui le pousse à concevoir de façon non problématique son être parmi d’autres êtres. C’est ce qui nous pousse, de notre côté, à insister sur la méthode de réduction qui prend différents visages : celui d’une conversion réflexive (que nous aurions aimé voir plus approfondie dans les Fondements) à la faveur de laquelle un chercheur peut faire retour sur la manière dont il s’y prend pour percevoir des objets ; celui d’une épochè de l’attitude naturelle comme mise entre parenthèses du vivre, de l’agir et du penser ; celui d’une suspension de l’existence du monde afin de se ménager la possibilité de ne plus être capté par le cours des événements ; celui enfin d’une variation eidétique grâce à laquelle un existant peut se donner à voir autrement que comme un « fait empiriquement constatable » (sense data), mais aussi comme une potentialité non encore actualisée, comme une forme en train de s’actualiser suffisamment pour être. Exprimant cela, nous trouvons l’occasion d’insister, pour conclure, sur l’intérêt que revêt, pour de nombreux chercheurs, le projet d’une ontologie des existants, humains et non-humains, et d’une description de leurs modalités d’être.

Albert Piette, Fondements à une anthropologie des hommes, Paris, Hermann, 2011.

Abstract

Entreprise de fondation, cet ouvrage d’Albert Piette l’est assurément. S’y profile la tentative de répartir, de façon inédite, les tâches entre chercheurs en sciences sociales et humaines. Qui, parmi les sociologues, anthropologues ou ethnologues, fait quoi et comment ? Répondre à cette question suppose d’avoir répondu à cette autre : quels sont les territoires ou ...

Bibliography

Augustin Berque, « Être humain, être dans la lune ? », in EspacesTemps.net, lundi 20 septembre 2010.

Wolfgang Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle, Paris, Puf, 1991.

Robert Brisart, Raphaël Célis (éds), L’évidence du monde. Méthode et empirie de la phénoménologie, Bruxelles, Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, 1994.

Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1927.

Albert Piette, Ethnographie de l’action. L’observation des détails, Paris, Métaillé, 1996.

———, Anthropologie existentiale, Paris, Pétra, 2009.

Bénédicte de Villers, Husserl, Leroi-Gourhan et la préhistoire, Paris, Petra, 2010.

Notes

[1] Citons Ethnographie de l’action. L’observation des détails (1996) et L’anthropologie existentiale (2009).

[2] Sur la question de l’évidence naturelle, on se reportera au bel ouvrage du psychiatre allemand Wolfgang Blankenburg (1991), ainsi qu’à l’ouvrage collectif de Robert Brisart et Raphaël Célis (1994).

[3] Qu’on nous permette ici de citer notre ouvrage : Husserl, Leroi-Gourhan et la préhistoire (2010).

Authors

Bénédicte de Villers

Docteur en philosophie, assistante et chercheuse en anthropologie à l’Université de Liège, au laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle de l’Institut des sciences humaines et sociales. Ses recherches actuelles portent sur les relations entre humains et chiens.

Partnership

Serendipity.

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