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La pauvreté est-elle une fatalité ? Retour sur un débat historique.

Gareth Stedman Jones, La fin de la pauvreté ? Un débat historique, 2007.

Image1La fortune de l’expression « trappe à pauvreté » illustre bien à quel point les débats politiques et sociaux sont conditionnés par le vocabulaire politique préexistant. Le nouveau haut-commissaire du gouvernement français, M. Martin Hirsch, a ainsi soutenu que la pauvreté était entretenue par l’existence de « trappes », de dispositifs qui inciteraient les bénéficiaires d’aide sociale à ne pas reprendre un emploi. Cette idée fait écho à une vision de la pauvreté pluri-séculaire, selon laquelle la pauvreté relèverait en partie de facteurs moraux, du choix des individus. À l’inverse, d’autres études économiques récentes (voir par exemple Allègre et Périvier, 2005) soulignent que la pauvreté est d’abord due à un chômage de masse subi et non voulu, et qu’elle ne peut être résorbée que par la mise en œuvre de politiques macro-économiques.

Les cadres de ce débat actuel se sont trouvés posés il y a près de deux siècles, comme le rappelle Gareth Stedman Jones dans un ouvrage récemment traduit en français, La fin de la pauvreté ? Un débat historique. Il s’inscrit dans une collection lancée par une jeune maison d’éditions, è®e[1], pour promouvoir une approche internationale des questionnements en science sociale.

Historien, professeur de théorie politique à l’Université de Cambridge, Stedman Jones a joué un rôle essentiel dans la rénovation de l’histoire sociale et politique anglaise en appliquant les méthodes du linguistic turn à l’histoire sociale, dans son grand livre Languages of Class. Plutôt que de raconter l’histoire sociale du 19e siècle anglais comme celle de la formation inéluctable de la classe ouvrière, Stedman Jones cherche à reconstituer le langage politique des acteurs, et notamment celui du principal mouvement social des années 1830-1840, le chartisme. Or ce mouvement utilisait un vocabulaire beaucoup plus politique que social, reprenant les cadres de pensée du radicalisme anglais né à la fin du 18e siècle. L’un des traits particuliers de ce radicalisme était la critique radicale du rôle de l’État, accusé d’appauvrir sa population par sa politique financière et douanière : politique militariste, impôts essentiellement indirects et pesant sur la consommation, Corn Laws maintenant le prix du grain à un niveau élevé. Comme l’écrivait Thomas Paine, lorsque le gouvernement « prétend exister pour lui-même et favorise ou opprime avec partialité, il devient la cause des maux qu’il devrait empêcher » (Paine, 1987, p. 192). Les radicaux anglais assignaient donc des causes politiques, et non économiques, à la pauvreté.

L’ouvrage de Stedman Jones cherche à reconstituer le débat sur la pauvreté depuis la fin du 18e siècle, et les conditions de l’occultation de l’approche reposant sur un volontarisme politique, au profit d’une approche strictement économique. Les deux témoins majeurs qu’il convoque sont les projets d’économie républicaine de Condorcet et Paine.

Ces programmes s’expliquent par une triple conjoncture : une vision plus optimiste des possibilités de la société commerciale, la croyance en la possibilité de contrôler l’avenir grâce à la science des probabilités, et la radicalisation des idées politiques de la fin du 18e siècle. La longue période de paix du 18e siècle avait amené les contemporains à réfléchir sur les rythmes de l’économie ainsi que sur les opportunités de la société commerciale (Gautier, 2001). Pour beaucoup de philosophes, la pauvreté n’apparaissait plus comme une fatalité. Le temps des famines et de la pénurie semblait se terminer. Paine et Condorcet synthétisent cet optimisme : pour eux, l’inégalité riches/pauvres n’était pas naturelle mais pouvait être réduite par une politique de redistribution : ce qu’avec Sieyès on commençait à appeler l’art social (Guilhaumou, 2003). Pour Condorcet, ceux qui n’avaient ni terre ni capital étaient soumis aux hasards de l’existence et devaient être protégés par une forme d’assistance. La lutte contre la dépendance était complétée par un programme d’instruction universelle. Paine propose les mêmes réformes : au lieu de financer la cour et ses guerres, l’impôt devait servir aux besoins civils, et notamment à l’éducation des enfants, par l’allocation de bourses pour chacun d’entre eux. Il rédige les Droits de l’homme dans l’hiver 1791-92 pour montrer que le modèle de république américaine est transposable à l’Europe et suppose la destruction de l’aristocratie. Il souligne en réponse à Sieyès que l’ordre qui règne parmi les hommes n’est pas fondamentalement un effet du gouvernement, mais de « lois d’un intérêt mutuel et réciproque ». Comme Condorcet, Paine voit trois conditions à l’établissement de la république : l’éducation universelle, une fiscalité redistributive, et des prestations de sécurité sociale. Par la suite, Paine élabora un projet de pension dans La justice agraire (1797), inspiré par la Société équitable fondée par Dobson en Angleterre en 1762. Des plans similaires, basés sur le mécanisme de la tontine avaient vu le jour en France.

Chez Paine comme chez Condorcet, on trouve la même absence de condamnation du luxe et de la richesse : « Je ne m’inquiète pas de savoir comment plusieurs ont acquis leur opulence ; je veux seulement que personne n’ait à souffrir aucun préjudice par l’effet de leur acquisition » écrit ainsi Paine (La fin de la pauvreté, p. 46). Confiants dans les lois naturelles de la société, ils ne préconisent aucune réforme morale, mais une amélioration des conditions matérielles. Les pauvres sont considérés comme faisant partie intégrante de la société civile, ayant les mêmes droits que les autres. La pauvreté est décomposée en une série d’événements relatifs au cycle de vie : mariage, maladie, perte d’emploi, qui peuvent être prévus et dont les effets peuvent être atténués. La question de la pauvreté met en jeu, plus largement, celles des inégalités : sont-elles une fatalité dans la société, ou au contraire le résultat d’un ordre politique ?

Stedman Jones s’interroge alors sur les raisons de l’éclipse progressive de cette dernière approche. Ce sont les événements révolutionnaires qui vont en précipiter le déclin. Les écrits de Paine sont très vite considérés comme séditieux en Angleterre, et font l’objet de poursuites et de bûchers. Une vague de répression, menée par le Premier ministre Pitt, frappe le mouvement radical et provoque une forme d’autocensure, par exemple sur les idées de redistribution sociale. Paine fut condamné et proscrit à vie d’Angleterre à la fin de 1792. Ses idées furent abandonnées face au climat anti-français et à la réaction conservatrice en vigueur en Angleterre à la fin des années 1790.

Les effets de climat intellectuel sont également visibles à propos d’un autre acteur clé du débat, Adam Smith. Paine et Condorcet le considéraient comme un auteur progressiste, favorable à la fin des monopoles et des privilèges aristocratiques. Smith fut tiré vers la droite par ses commentateurs. Son premier disciple en Écosse, Dugald Stewart, chercha à minimiser certaines opinions de Smith : scepticisme religieux, position favorable aux hauts salaires. Il prit soin également de passer sous silence les références de Smith à Condorcet. L’apport de Malthus explique également le recours croissant à l’invocation des forces naturelles pour s’opposer aux tentatives d’élargissement de l’aide publique. Tandis que le courant libéral et conservateur tirait Adam Smith vers la droite, la gauche de son côté porta peu d’intérêts aux projets des Lumières tardives, vite recouverts par l’historiographie du socialisme et de la révolution industrielle.

Stedman Jones retrace cette double évolution, en s’appuyant sur le renouveau des études d’histoire politique anglaise qui ont montré, pour le 19e siècle, la force des idées et du vocabulaire religieux sur les conceptions politiques et sociales. L’économie politique anglaise est marquée par le triomphe d’une vision évangélique s’opposant à l’idée de perfectibilité sociale. Ce christianisme social est à l’œuvre chez Wilberforce, par ailleurs pourfendeur de l’esclavage : la pauvreté est vue comme un aiguillon de l’action sociale, le christianisme comme un remède nécessaire à l’égoïsme de la société commerciale. Ainsi se retrouvaient vulgarisées les idées défendues par Burke dans les années 1790 : « le pouvoir du gouvernement ne consiste pas à pourvoir aux besoins des individus à leur place », ou par Malthus, qui s’en prend à Condorcet sur une dizaine de pages et réfute l’idée que l’on puisse attribuer aux institutions la misère existante. Le monde était un lieu d’épreuves, où l’individu est amené à exercer un contrôle permanent sur lui-même (en différant son mariage par exemple) et est récompensé en fonction de ses vertus. L’Angleterre connaissait une situation radicalement nouvelle : un mélange de richesses écrasantes produites par l’industrie et de grande pauvreté. Les idées réformistes de Paine et Condorcet furent abandonnées pour celles de loi de nature, d’éloge de la vertu et de la frugalité, dont le triomphe à l’ère victorienne fut largement préparé par la liquidation du républicanisme social prôné par Paine.

Un même mouvement se dessine en France. À partir du Directoire, les gouvernants soutiennent l’idée que la pauvreté doit être traitée par la réforme des mœurs plutôt que par des plans coûteux d’assistance. Jean-Baptiste Say s’inscrit dans cette voie. Admirateur des idées de Benjamin Franklin, il fait traduire son Almanach du bonhomme Richard : « Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes ». Dans son ouvrage Olbie (1800), Say dresse le tableau d’une utopie sociale fondée sur la réforme des mœurs : fin de la paresse, goût du travail, abandon de la religion pour une morale basée sur les vérités de l’économie politique. Les habitants d’Olbie, protégés de la maladie par une caisse de prévoyance, vivent dans l’aisance mais pas le luxe.

Say groupait agriculture, manufacture et commerce sous le concept d’industrie. L’industrie assurait à chaque homme son indépendance et permettait de mettre fin au féodalisme. Le problème de l’Angleterre, où pouvait s’observer une pauvreté importante, était selon lui les dépenses militaires de son gouvernement, qui l’empêchaient de jouir des fruits de son industrie. Say contribua à fonder l’économie comme science, la déconnectant ainsi des débats politiques : « un État peut prospérer s’il est bien administré », affirmait-il dans son Traité d’économie politique (1803).

Condorcet et Paine défendaient une forme de libéralisme social, fidèle à la conviction des Lumières que le commerce renvoyait à une certaine forme de sociabilité. Il s’agissait pour eux de fonder la république commerciale et de montrer qu’elle était possible en France et en Angleterre, contrairement aux idées reçues de l’époque selon lesquelles la république ne convenait qu’aux petits pays, ou aux pays neufs comme les États-Unis. Pour les deux auteurs, une telle réalisation n’était possible qu’en y intégrant les pauvres, qui sinon resteraient une masse manipulable par les démagogues. Le libéralisme du 19e siècle devint farouchement individualiste, et les services sociaux restèrent une responsabilité locale jusqu’à la fin du 19e siècle. L’approche morale des questions de pauvreté en vint à dominer l’approche politique et institutionnelle. Ce basculement a largement été occulté par une réécriture de l’histoire que retrace Stedman Jones. L’un des piliers fut Arnold Toynbee et ses Lectures on the Industrial Revolution (1884) qui imposèrent la notion de « révolution industrielle », dont il fixe la naissance vers 1760. Cette histoire ne fait plus aucune place à la révolution française, et à son influence en Angleterre. Elle réduit la question sociale à sa dimension économique.

Or, comme le rappelle Gareth Stedman Jones, la social-démocratie a précédé le socialisme. Elle n’est pas née avec Bernstein à la fin du 19e siècle. Paine et Condorcet en avaient conçu le programme. C’est avec la réaction conservatrice des années 1790 que se produit le divorce entre économie politique et progressisme social. Le socialisme du 19e siècle a eu tendance à prendre une forme apolitique, utopique, pour éviter les attaques dont fut victime Paine. Le langage de la citoyenneté disparaît sous l’effet de la montée des deux discours politiques dominants, conservateur et socialiste, qui mettent en avant les figures du producteur et du consommateur. L’ouvrage de Stedman Jones invite la social-démocratie à s’efforcer de retrouver l’idéal des Lumières tardives pour concilier l’égalité politique républicaine et la liberté économique de la société commerciale.

Gareth Stedman Jones, La fin de la pauvreté ? Un débat historique, Maisons-Alfort, Éditions è®e[1], 2007, 18 eur.

Endnotes:
  1. è®e: http://www.editions-ere.net/

Abstract

La fortune de l’expression « trappe à pauvreté » illustre bien à quel point les débats politiques et sociaux sont conditionnés par le vocabulaire politique préexistant. Le nouveau haut-commissaire du gouvernement français, M. Martin Hirsch, a ainsi soutenu que la pauvreté était entretenue par l’existence de « trappes », de dispositifs qui inciteraient les bénéficiaires ...

Bibliography

Guillaume Allègre et Hélène Périvier, « Pauvreté et activité, vers quelle équation sociale », Lettre de l’Ofce n°262, 2005.

Claude Gautier, David Hume et la question de la société civile, Paris, Puf, 2001.

Jacques Guilhaumou, « Des notions en Révolution : l’art social et la République », in Martine Lapied et Christine Peyrard (dir.), La Révolution française au carrefour des recherches, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003, pp. 235-248.

Gareth Stedman Jones, Languages of Class. Studies in English Working Class History, 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

Gareth Stedman Jones, « Repenser le chartisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007, 54, 1, pp. 7-68.

Thomas Paine, Les droits de l’homme (éd. Claude Mouchard), Paris, Belin, 1987.

Notes

Authors

Igor Moullier

Il est maître de conférences en histoire moderne à l’EnsLsh de Lyon. Après avoir soutenu une thèse sur le ministère de l’Intérieur sous le Consulat et l’Empire, il s’intéresse à l’histoire de l’Etat et de l’action publique en Europe occidentale entre 1770 et 1820.

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