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Serendipity.

« La danse africaine » : une catégorie anthropologisée.

Les effets retours des disciplines scientifiques sur les pratiques artistiques.

Le terme « danse africaine » est fréquemment utilisé pour désigner cours et stages, et identifier certaines chorégraphies. Il renvoie également à différentes caractéristiques. Regroupant les danses d’Afrique noire, la « danse africaine » comprendrait un cadre musical de djembés et de percussions, des mouvements du bassin, un travail du sternum développé, des relâchés de tête et jeux de jambes rapides… On parle aussi de « danses terriennes », avec une dimension symbolique affirmée et un caractère traditionnel incontestable (Lassibille 2004). Mais à quoi correspond cette caractérisation ? Comment la catégorie de « danse africaine » s’est-elle construite ? En quoi l’anthropologie a-t-elle pu avoir un rôle prépondérant dans cette construction ?

Les danses d’Afrique ont été attribuées au domaine de l’anthropologie, qui avait comme objet d’étude au 19e siècle les sociétés que l’expansion européenne rencontrait sur son passage. Dès lors, l’anthropologie les a théorisées et en a déterminé les principales caractéristiques, estampillées par le sceau de la science. Ces traits, repris et généralisés, ont participé à la construction de la « danse africaine » comme catégorie et à la mise en place des pratiques chorégraphiques qu’elle regroupe. Ainsi, en continuité avec la théorie d’Anne Doquet (1999) qui a montré combien les discours des ethnologues ont eu des effets importants sur la société des Dogons du Mali, l’étude de la catégorie « danse africaine » conduit à considérer, après l’ethnologisation des sociétés, l’anthropologisation des sujets via les interactions entre le monde scientifique et artistique.

Or, cette approche demande d’envisager également la part active des artistes qui sont de véritables protagonistes dans les processus engagés. Ils se réapproprient les références qu’on leur renvoie, les utilisent et les réinterprètent. S’ils peuvent être amenés à reproduire les images précédemment forgées, il est nécessaire d’envisager aussi les recompositions qu’ils réalisent à leur tour. De plus, introduire la question de l’interprétation et les allers-retours entre l’écrit scientifique et le geste chorégraphique conduit à décloisonner les dichotomies entre théorie et pratique, chercheurs et acteurs, Afrique et Occident, pour en saisir les liens.

Ceci nécessite de mettre en relation des écrits produits par des anthropologues, des artistes et des critiques sur les danses d’Afrique et la « danse africaine ». Je me limiterai ici à l’exploration du contexte français, en passant par quelques textes qui ont été fondateurs. Je les mettrai en parallèle avec l’étude de pratiques de transmission en danse africaine, qui forment un moment stratégique pour saisir les représentations qui la fondent[1][1]. Une première recherche de terrain a ainsi été menée dans des cours de danse africaine à Bordeaux en 1994. Danseuse, j’ai pu participer à plusieurs cours et analyser le contenu des séances et les discours des enseignants, mais aussi recueillir les témoignages des pratiquantes à travers des discussions informelles et des entretiens[2][2]. J’ai poursuivi ce travail de manière diffuse, comme élève dans des cours et stages de danse africaine, danseuse dans une compagnie de danse africaine contemporaine, spectatrice, etc. Cette démarche nomade, si elle empêche toute généralisation, m’a permis d’envisager la diversité des approches possibles et les transformations opérées au fur et à mesure du temps. J’ai dès lors fait le deuil de toute analyse globale qui serait faussement induite par l’appellation unifiée de « danse africaine ». Cet article tente plutôt de souligner les logiques et les processus qui articulent plusieurs acteurs et différents paramètres autour de cette catégorie.

Pour cela, une première partie sera consacrée à la manière dont l’anthropologie a anthropologisé les danses d’Afrique. Puis, il s’agira de voir comment des enseignants-chorégraphes se sont réapproprié ces traits pour définir la « danse africaine », discours d’autant plus efficaces qu’ils se retrouvent dans les témoignages des pratiquantes. Mais il faudra envisager, dans un troisième temps, que les positionnements des artistes donnent plutôt lieu à une recomposition et des imbrications beaucoup plus complexes que celles considérées au départ. Cela ouvrira la réflexion à des questions méthodologiques plus générales, car les remarques sur l’anthropologisation des sujets peuvent s’appliquer à d’autres disciplines où l’on observe les mêmes effets retours sur leurs objets d’étude.

Entre le chercheur et son objet : une anthropologisation des danses d’Afrique.

La catégorie « danse africaine » est le fruit d’une longue histoire où l’anthropologie a été, parfois malgré elle, partie prenante. À partir du moment où l’anthropologie a été définie comme « l’étude des populations qui n’appartiennent pas à la civilisation occidentale » (Laplantine 1993, p. 15), cette prérogative déterminera une grande partie du savoir, par définition anthropologique, élaboré à propos des danses d’Afrique.

L’anthropologie cannibale.

Le premier découpage à partir duquel la « danse africaine » est identifiée semble territorial, mais ses références ultimes s’avèrent raciales. La « danse africaine » renvoie aux danses d’Afrique noire, différenciée de la « danse orientale » du Maghreb et du Moyen-Orient. Couleur ébène et « sang d’encre » (Amselle 2005, p. 44) se sont mêlés dans l’imaginaire européen pour former le terreau d’une caractérisation qui, à la fin du 19e et au début du 20e siècle, fut particulièrement dépréciative[3][3].

Placées au bas de l’échelle de l’évolution, les danses d’Afrique, et d’Afrique noire en particulier, ont été considérées comme les plus primitives à l’image des sociétés qui les réalisent, conformément aux premiers courants de pensée anthropologiques. L’ouvrage de l’ethnomusicologue allemand Curt Sachs, Histoire de la danse[4][4], illustre parfaitement cette conception. L’auteur y engage une étude historique qui englobe toutes les danses du monde. Il s’attache, dans une première partie, à établir des classifications, où il commence par identifier les « danses convulsives » ou « à contre-corps », fréquentes, dit-il, en Asie, en Océanie et en Afrique. Il prend pour exemple les danses bantoues qu’il décrit en ces termes :

Telle une machine à vapeur, les nègres soufflent, halètent, râlent… des heures durant, leur postérieur s’agite comme mû par des ressorts sur leurs jambes fléchies. Ce trémoussement, ces mouvements fléchis sont tellement des habitudes africaines que l’on est tenté de désigner la danse des Bantou tout simplement par le terme de « danse trémoussée ». (Sachs 1938, p. 17)

Les danseurs réalisent ensuite des « tressaillements convulsifs et violents du torse », « exécutent du bassin des mouvements érotiques effrénés », « miment des gestes extrêmement obscènes. Plus la représentation est réaliste, et plus le public applaudit. » (ibid.).

Le mode d’évocation du souffle et la caractérisation des mouvements soulignent la compulsivité attribuée par Sachs, caractérisée par la violence et la sexualité. L’absence de vocabulaire chorégraphique renforce cette perspective. L’auteur oppose ces manifestations aux « danses conscientes du corps » qui mettent « les mouvements de tous les membres au service de la mesure » (ibid., p. 19). Selon la même logique, il différencie les danses imitatives ou figuratives de l’homme primitif, et les danses non imitatives ou abstraites « au service d’une idée, d’un but rituel déterminé, sans imiter, par une pantomime les actes, formes et gestes qui s’y rattachent dans la vie ou dans la nature » (ibid., p. 33). Cette classification dichotomique sous-tend l’idée d’une évolution chorégraphique que la seconde partie de l’ouvrage confirme. L’ordre dit « historique » de présentation des danses va de « l’âge de pierre » (chapitre 1) qui comprend les « cultures tribales » auxquelles les sociétés africaines appartiendraient, aux « civilisations de l’Orient et l’évolution de la danse vers le spectacle » (chapitre 2)[5][5], jusqu’à « l’Europe depuis l’Antiquité » (chapitre 3). De bout en bout, l’ordonnancement de l’histoire est ethnocentré et l’analyse ethnocentrique.

Certes, le travail de Curt Sachs est basé sur la théorie de Kulturkreis, approche diffusionniste qui envisage l’historicité des sociétés non comme des stades d’évolution, mais comme la conséquence de contacts entre aires culturelles donnant lieu à une expansion non uniforme. Or, si l’éclairage explicatif diffère, le modèle reste celui du développement. Sachs parle ainsi de primitifs, « peuplades de notre époque qui appartiennent au niveau le plus bas de la civilisation » (ibid., p. 35), dont l’étude nous renseignerait « sur les origines de la danse de l’Occident » (ibid., p. 104). Il précise :

Chacune des cultures de la préhistoire européenne trouve en effet un pendant exact parmi les peuples primitifs contemporains […]. Ainsi, du parallélisme qui reliait les peuples est née une succession et l’ethnologie devient histoire. (ibid., p. 103-104)

Dans ce cadre conceptuel qui confond diachronie et synchronie, les danses d’Afrique noire cristallisent les stéréotypes de la primitivité chorégraphique.

Sans reprendre le détail des critiques déjà formulées à l’encontre de cet ouvrage (Youngerman [1974] 2005, p. 77-92), Sachs témoigne de l’application des théories de l’évolution en danse dans un contexte idéologique qui forme une préstructuration aux discours du chercheur. Les savants y rationalisaient les représentations répandues en Europe à l’époque, et fournissaient une justification scientifique aux pratiques coloniales (Bancel et al. 2004). Et les danses en constituaient un support privilégié, comme l’ont montré les parades des expositions coloniales et universelles et les spectacles de music-halls (Décoret-Ahiha 2004). Sous couvert d’authenticité, ces mises en scène matérialisaient les images que ces populations suscitaient, paradoxe qui en faisait toute l’efficacité, comme le souligne Anne Décoret-Ahiha (2004).

Pourtant, si le livre de Sachs reste un document utile pour analyser le regard du chercheur et l’imaginaire européen de l’époque, il a été largement repris[6][6], en même temps que les traces des théories de l’évolution se retrouvent chez nombre d’historiens de la danse et de critiques, ainsi que le montre Joann W. Kealiinohomoku ([1969] 1998). L’intertextualité de la science, des arts et de la presse a concouru à forger et à diffuser des traits qui sont restés associés aux danses d’Afrique noire en particulier[7][7]. Sachs relate, à propos des danses bantoues, des attributs qu’il généralise à des « habitudes africaines » et que, soustraits de leur caractérisation négative, nous portons dans notre imaginaire (mouvements du bassin, positions fléchies, etc.). Les théories de l’évolution ont ainsi légitimé des traits dont l’appréciation va au fur et à mesure changer.

Le traditionalisme anthropologique.

Dans un contexte idéologique où l’évolutionnisme se fissurait, les ethnologues, conscients de leur ethnocentrisme de départ, ont mené des enquêtes systématiques de terrain. Des travaux soulignèrent désormais la rationalité des sociétés africaines et l’élaboration de leurs danses.

L’article « La danse » d’Edward E. Evans-Pritchard publié en 1928 a été sur ce point précurseur[8][8]. Déplorant la place marginale accordée à ce sujet en anthropologie, il insiste sur l’organisation et la cohérence des danses africaines. Dans un souci de contextualisation, il étudie une danse funéraire des Azandé et explique sa valeur sociale en termes de « fonctions sociologiques », socialisation et exutoire intégrés dans un cérémoniel religieux. De même, Marcel Griaule s’est attaché à montrer, dès les années 30, la complexité des systèmes de pensée ouest-africains en se centrant sur les Dogons du Mali. Modèle de « société traditionnelle » aux yeux des ethnologues (Doquet 1999, p. 13), les Dogons posséderaient une religiosité animiste préservée qui se manifesterait dans leurs danses masquées. Ainsi, Griaule a commencé par étudier leurs rites funéraires, l’institution des masques qui leur est liée et les danses qu’ils comprennent. Il dépeint les parures des danseurs, leurs déplacements, leurs chorégraphies comme l’actualisation du mythe fondateur dogon (Griaule [1938] 2004)[9][9]. D’une notoriété certaine, les travaux de Griaule, prolongés par les écrits de Germaine Dieterlen (voir Dieterlen 1989, par exemple) et diffusés par les films de Jean Rouch (Les cérémonies du Sigui, 1966-1974, co-réalisation avec Germaine Dieterlen), ont eu une influence considérable. Ils ont inscrit les danses d’Afrique comme une activité non plus magique, mais profondément religieuse, selon un savoir symbolique considérable et avec une traditionalité forte. Bien qu’appartenant à des courants différents, via la fonction ou le symbole, Evans-Pritchard et Griaule contribuèrent à la connaissance et la reconnaissance anthropologique des danses d’Afrique dans un contexte qualifié de « traditionnel ». Cependant, cette notion recèle un certain nombre de « pièges à pensée »[10][10].

À l’instar des sociétés traditionnelles qui furent considérées comme des lieux de conservation, les danses qui en forment le prolongement étaient vues comme immuables, et la lecture mythique et symbolique des danses d’Afrique a accentué cette appréhension. Pourtant, elles connaissent d’indéniables transformations. Marcel Griaule lui-même mentionne l’apparition de nouveaux masques dans les danses dogons, des modifications de costumes ou encore la marge de liberté que revêtent les rites et les mythes ([1938] 2004, p. 803-804 et 811-818). Néanmoins, ces remarques sont restées annexes et disparaissaient dans le primat du mythe. Le modèle théorique de départ a filtré les traits retenus sur les danses étudiées. Et le fonctionnalisme, également pris dans une réaction anti-évolutionniste, n’a pas centré son analyse sur les changements de danses qui étaient aspirées dans une « stabilité fonctionnelle »[11][11]. Tandis que les pratiques traditionnelles étaient plastiques et que la définition de la tradition pouvait être mobile[12][12], les textes anthropologiques de l’époque ont participé à l’image de danses prenant place dans une continuité sociale et culturelle. Les « danses africaines traditionnelles » sont devenues sans histoire et sans transformation, non comme absence d’historicité des pratiques, mais comme vide créé par le chercheur[13][13]. Ceci a conforté l’œil traditionaliste de l’Occident, qui figea ces danses selon une conception forgée par l’écriture (Lenclud 1987). Car c’est là où l’opposition canonique entre tradition et changement se fait structurante. Au sein de l’encodage dont les danses d’Afrique ont été l’objet, l’appel à la tradition n’en a donc pas été le moins dogmatisant et efficace[14][14].

Il ne s’agit pas de critiquer en soi l’anthropologie qui, comme toutes les sciences, pense dans un contexte social et doit faire face au paradoxe de l’ethnocentrisme qui réapparaît dès lors qu’elle le combat. La perspective développée ici consiste plutôt à souligner la place qu’a eue cette discipline dans la caractérisation des danses d’Afrique et plus généralement le rôle de la science dans la construction de ses objets. De par la répartition initiale des domaines scientifiques, traditions, symboles et rites — autant de concepts anthropologiques fondamentaux — sont devenus des références archétypales des danses africaines alors que leur but esthétique pouvait se révéler central[15][15]. L’anthropologie les a insérées dans des références scientifiques légitimées qui leur ont imposé des traits fondateurs. Les danses d’Afrique procèdent ainsi d’un étalonnage anthropologique et présentent un modèle « anthropo-métrique ». C’est pourquoi, à l’instar du concept d’Anne Doquet de « société ethnologisée » (1999, p. 289), on peut parler de « catégorie anthropologisée ». Tandis que les outils d’analyse et d’histoire de la danse, attribués au champ artistique, ont été essentiellement — pour ne pas dire exclusivement — appliqués aux danses européennes et leurs prolongements nord-américains, l’anthropologie a déterminé le statut accordé aux danses d’Afrique, les savoirs élaborés à leur sujet et les pratiques reconstruites à partir de la catégorie « danse africaine ».

Entre les acteurs et la « danse africaine » : la réappropriation d’un stéréotype.

En même temps que les représentations sociales influent sur les travaux scientifiques, ceux-ci constituent des références pour la société et se diffusent dans l’esprit public. Ainsi, les traits par lesquelles les danses d’Afrique ont été caractérisées tendent à se retrouver dans la définition de la « danse africaine » utilisée comme catégorie. Pour en saisir le processus, deux principaux protagonistes seront envisagés : des chorégraphes-théoriciens qui ont participé à la reconnaissance de la « danse africaine » en France et qui l’enseignent, et des élèves pratiquantes.

La négritisation de la danse africaine.

En réponse aux stéréotypes négatifs qui ont frappé les danses d’Afrique noire, des chercheurs et chorégraphes africains ont affirmé leur volonté de faire reconnaître la « danse africaine » comme art chorégraphique. Les ouvrages de Germaine Acogny et d’Alphonse Tiérou ont constitué des jalons considérables dans cette démarche[16][16].

Germaine Acogny, danseuse, enseignante et chorégraphe franco-sénégalaise d’origine béninoise, a publié Danse africaine (1980) alors qu’elle dirigeait l’école Mudra Afrique, créée par Maurice Béjart et Léopold Sédar Senghor à Dakar. En plus de son parcours, elle y résume sa démarche et y décrit sa technique. Elle explique opérer « une synthèse des danses du Sahel (danse des jambes) et de la forêt (danse des épaules et des fesses)… [pour] obtenir une “danse africaine” » (1980, p. 23), et ajoute : « Bien sûr, chaque pays africain est fier de la spécificité de ses danses, de ses coutumes ; mais regardons plutôt ce qui les unit : les danses pour les circonstances de la vie » (ibid.). On y retrouve la vision unitaire de l’Afrique chère au mouvement de la négritude duquel elle était proche. Acogny explique combiner ces « mouvements négro-africains » à d’autres danses comme la « danse classique européenne » pour donner lieu à sa technique de « danse africaine moderne ». Outre l’influence de Maurice Béjart, Acogny militait pour une modernisation de la danse en Afrique :

Le mouvement artistique dans lequel j’inscris mon propre travail, s’il prend racine dans nos traditions populaires, n’est pas un retour aux sources. Il est, au contraire, un chemin tout différent résolument citadin et moderne, reflétant le contexte dans lequel vit l’Afrique d’aujourd’hui, l’Afrique des buildings, l’Afrique des grandes contradictions internationales. (ibid., p. 25)

Elle ajoute ainsi : « La danse africaine, elle aussi, évolue » (ibid.). Dans la seconde partie de l’ouvrage, elle présente les « mouvements typiques de base » (ibid., p. 23) qui fondent sa technique, le palmier, l’aigle, le cocher… Cet ouvrage, plusieurs fois réédité dans trois langues, a eu une portée considérable.

Alphonse Tiérou, enseignant et chercheur ivoirien, s’est également employé à théoriser la « danse africaine » dans plusieurs livres (voir Tiérou 1983, 1989, 2001, 2014, par exemple) pour la faire figurer au patrimoine chorégraphique mondial[17][17] et afin qu’elle serve de référence aux créateurs. Il définit la « danse africaine » par le dooplé, terme, explique-t-il, issu du langage des masques glaé des Wéon de Côte-d’Ivoire signifiant « mortier » et « pilon », et qui renverrait à la fois à un rythme percussif unissant son et geste, et aux symboles de l’homme et de la femme. Le dooplé serait un noyau postural[18][18] autour duquel s’articuleraient les dix mouvements de base, vocabulaire gestuel commun à toutes les danses traditionnelles d’Afrique, que Tiérou identifie en termes wéon.

Avec des sources et des démarches différentes, les livres d’Acogny et de Tiérou ont participé à la légitimation de la « danse africaine », terme commun à ces auteurs. Cette légitimation passe, selon eux, par une codification et un écrit, les deux interagissant. La référence de Tiérou à un « vocabulaire » et celle d’Acogny à une « technique » répondent à une volonté de formalisation dans un but de reconnaissance, et impliquent des enjeux stratégiques dans une logique de formation. Ils ont chacun défini et répertorié des mouvements fondamentaux afin de procurer aux danseurs une meilleure maîtrise du geste, combattant le stéréotype du Noir ayant la danse dans la peau.

Mais la mise en modèle passe par la violence de la norme et l’ambiguïté de l’essentialisation. Déterminer une typicité africaine en danse comprend d’inévitables mécanismes d’uniformisation et de standardisation avec leur part de stéréotypes. Même si Germaine Acogny développe sa technique et non une théorie universelle, elle n’échappe pas aux effets du mot « danse africaine » qu’elle utilise. Ces deux auteurs ont mené un travail de définition, l’une par synthèse, l’autre par extension[19][19], avec une logique globalisante qui s’oppose à la division ethnique des ethnologues. La « danse africaine » a été l’objet d’une généralisation à laquelle le passage par l’écrit a contribué. Selon les procédés graphiques analysés par Jack Goody ([1977] 1979) — fragmentation, décontextualisation, conformité —, Germaine Acogny et Alphonse Tiérou ont décomposé et sélectionné des mouvements, ce qui a été accentué par l’usage de photographies de positions. Et ces gestes ont été étendus à la « danse africaine » et labélisés dans une logique d’auteur[20][20].

Or, la « danse africaine », définie de façon unitaire, ne peut exister. Il s’agit d’une construction dès lors qu’au sein de la diversité des danses d’Afrique, certains traits sont retenus comme caractéristiques[21][21]. De plus, on peut remarquer que les attributs énoncés antérieurement se retrouvent et certains, autrefois dévalorisés, sont valorisés voire survalorisés. Dans le texte de Tiérou, mouvements du bassin, tressaillements du torse, positions fléchies deviennent des qualités uniques après avoir été des défauts condamnables[22][22]. La dimension symbolique est aussi considérée comme une « richesse inestimable de la danse africaine » (Tiérou1983, p. 15), rappelant la rhétorique de Griaule. Léopold Sédar Senghor commente de même le travail de Germaine Acogny en termes révélateurs :

Mme Acogny met l’accent sur la valeur symbolique de la figure de la danse et sur l’adhérence du danseur au sol : à la Terre Mère, qui lui donne son âme… D’où ces mouvements typiquement africains, et naturels, comme la trémulation, la contraction, l’ondoiement, la flexion, la torsion, la rotation. (Préface in Acogny 1980, p. 5)

Et pour cela, Acogny a recours aux « images archétypales déposées au fond de la mémoire ancestrale : les images-symboles qui expriment les surréalités spirituelles » (ibid.), tout comme Alphonse Tiérou utilise le « langage sacré » wéon comme base de travail. Enfin, la « danse africaine » est associée à la tradition, puisqu’il s’agit désormais pour ces artistes d’en développer le potentiel créatif dans une « danse africaine moderne » ou « contemporaine », tout en évitant le risque de « folklorisation » des ballets africains à leurs yeux[23][23].

En passant de l’ethnicisation à la généralisation, et malgré le projet d’« artification » de la danse africaine (Heinich et Shapiro 2012), des traits au départ « anthropologiques » en deviennent des caractéristiques selon un modèle totalement positivé. D’autant que cet imaginaire est partagé par les pratiquantes de danse africaine.

La « danse africaine » comme idéal type.

À mon interrogation sur les raisons de leur venue dans des cours de danse africaine, les élèves rencontrées ont abordé, en plus de l’ambiance amicale des séances[24][24], le défoulement et la libération que leur procure cette pratique : « On vient pour se défouler physiquement et moralement. J’ai besoin que mon corps se défonce. Il faut que cela bouge, c’est un critère » (Ève). Les pratiquantes mettent souvent en avant la libération du corps et la liberté de mouvement qui régneraient en danse africaine et qu’elles opposent aux sociétés occidentales et à la danse classique en particulier.

Dans la culture africaine, le corps parle plus. Ils sont plus libérés, ils ont plus de rythme alors que le corps est réprimé dans nos cultures… On n’a pas l’habitude de bouger de cette manière-là… Ce qui est dur au départ, c’est que tu n’oses pas faire ce genre de mouvement. Tu es coincée, les mouvements de tête, de dos, de fesses en même temps, c’est difficile. Il faut se relâcher sur la musique. C’est pourquoi la danse africaine est la danse de la vie, du mouvement. Dans les danses européennes, il faut se contrôler, ne rien laisser paraître. En danse africaine, on s’éclate, on bouge plus qu’en cours de danse classique. (Léa)[25][25]

Le contraste entre l’Afrique et l’Occident, entre danse africaine et danse classique, entre les danses du relâchement et du contrôle de Curt Sachs, réapparaît avec une appréciation inversée[26][26]. Ce défoulement, associé aux mêmes mouvements (bassin, sternum, tête, etc.), n’est plus compulsivité, mais libération. L’opposition positivée à la « danse classique occidentale » fait pour ces élèves de la « danse africaine » une « pratique en rupture », selon l’expression d’Isabelle Lefèvre-Mercier (1987, p. 200).

Néanmoins, leurs motivations ne peuvent être séparées des représentations idéalisées qui les sous-tendent. Des élèves expliquent apprécier la simplicité, la spontanéité et l’authenticité qu’elles attribuent à la danse africaine et aux Africains :

La mentalité africaine, comme dans toutes les sociétés primitives, c’est attacher de l’importance à ce qui est autour de soi, à ce qui est nature. C’est être proche du simple, de la nature. Et je trouve que ça s’exprime bien par l’art et la musique. C’est rester simple. C’est ça que je mets en premier, c’est rester pas pur, mais originel. En plus, on s’attache à des coutumes ancestrales, à ses racines et c’est ça qui me plaît. (Lora)

Le caractère attractif de la proximité à la nature, du lien puissant à des traditions anciennes et de l’accès aux « sources », aux « racines », aux « origines » n’est pas nouveau. Cette vision primitiviste rappelle la quête des artistes européens qui cherchaient à renouveler leurs pratiques en faisant appel à l’art africain (Amselle 2005). La recherche d’un « ancrage » et d’un « enracinement » guide régulièrement leurs pas vers les danses africaines dans une appréhension liée à nos propres préoccupations[27][27]. L’attrait des pratiquantes pour la danse africaine est de nature imaginaire, nourri aux représentations qui parcourent nos sociétés et qui furent en partie alimentées par les savoirs anthropologiques. Or cette vision idéalisée, dont les élèves ne sont finalement pas dupes, participe entièrement de leur pratique : « J’ai commencé à faire de la danse africaine parce que l’Afrique est un pays qui m’a toujours attiré, la culture africaine en elle-même… J’ai un préjugé favorable par rapport à l’Afrique. C’est une vie de rêve. J’idéalise beaucoup, je sais » (Léa).

La « danse africaine » est par conséquent une catégorie inventée, car comme l’écrit Funmi Adewole, « […] l’“Afrique” de la danse africaine ne serait plus le continent africain mais une construction imaginaire où se croisent, se recoupent et se mêlent diverses écoles de pensée autour de l’identité africaine » (2003, p. 301). Elle ajoute : « L’expression danse africaine renvoie en réalité à un concept globalisant qui parle davantage du rapport entre l’Afrique et le reste du monde — et inversement — que de la vie en Afrique » (ibid., p. 299). Nous avons plus précisément souligné que cette catégorie s’invente au sein d’un vaste ensemble interactionnel : interaction entre les acteurs et leurs champs de représentations, chercheurs, chorégraphes-enseignants et pratiquants auxquels on pourrait ajouter les metteurs en scène, les programmateurs, les critiques… ; interaction entre les processus aussi, car l’idéologie rattachée à la « danse africaine » s’incarne tant par la violence de la norme que par celle plus enjôleuse de l’incorporation d’un idéal ; interaction entre les regards et les pratiques tant scéniques que de transmission enfin, chacun influençant l’autre.

Entre les regards et les pratiques : la recomposition d’une catégorie en danse.

Il s’agit désormais, pour les enseignants en danse africaine, de transposer dans un cours en studio[28][28] des pratiques considérées comme culturelles et traditionnelles, ce qui entraîne un certain nombre d’attentes en termes d’enseignement et de contradictions en termes de contextes. Comment les enseignants composent-ils avec toutes ces références, notamment avec la notion hautement construite d’africanité à laquelle ils sont toujours renvoyés ? Par exemple, les élèves ayant un professeur africain expliquent : « Un blanc ne donnera pas ce qu’un black donne au niveau de la personnalité, de l’ambiance, de leur délire et leur façon d’être » (Ève), « Comment faire de la danse africaine avec un prof qui n’a pas appris en Afrique ? Il faut ressentir la danse depuis l’enfance » (Emma). Celles qui ont un enseignant « blanc » usent quant à elles d’autres arguments :

Une prof blanche a intégré la culture africaine dans son corps. Elle l’a traduite. Elle dit plus les choses car nous sommes une culture de mots. Dans la danse africaine pure, il n’y a pas ce questionnement. Tu ne peux pas sortir de toi, investir autre chose en plus du mouvement c’est-à-dire l’affectif, l’expression. Et puis, j’aime les métissages, les compromis. (Lora)

Si ces positionnements justifient chaque cas, ils s’en réfèrent tout autant à l’« africanité » en question.

Le stéréotype comme ressource.

Un certain nombre de cours de danse africaine suivis à Bordeaux présentait un déroulement commun. Des djembé-folla étaient généralement présents et accompagnaient les chorégraphies, ce que les participantes appréciaient particulièrement. Ce cadre musical correspondait à l’identité « africaine » de cet enseignement par rapport à d’autres cours. La séance commençait par des échauffements : certains enseignants amenaient les élèves à mettre en mouvement leurs épaules, leur tête, leur bassin, leur buste selon une logique de décomposition ; d’autres passaient par des combinaisons gestuelles dans une appréhension plus holistique avec des marches, par exemple. Puis, l’enseignant s’attachait à transmettre aux élèves des pas qui pouvaient utiliser des sauts, des déhanchements et ondulations. Il les faisait varier chorégraphiquement, ajoutant des mouvements de bras, accélérant le rythme, modifiant les configurations spatiales… Il pouvait les contextualiser en expliquant leur origine (l’ethnie, la danse), leur but, leur symbolique… Il donnait parfois leurs noms dans les langues locales, chantait ou nous faisait chanter les refrains qui, nous expliquait-il, les accompagnaient. Le cours se poursuivait avec l’apprentissage d’une chorégraphie qui enchaînait plusieurs séquences. Le professeur pouvait reprendre des pas réalisés précédemment et en ajoutait d’autres. La danse était ponctuée par des appels[29][29] permettant aux interprètes d’identifier les changements de parties. On la répétait jusqu’à ce qu’elle soit maîtrisée et elle pouvait être rallongée de séance en séance. Le déroulé du cours pouvait amener à une accélération progressive d’exécution des gestes, à l’image des « chauffés » des musiciens. L’enseignant terminait parfois en invitant les danseurs à faire un cercle, figure souvent associée à la « danse africaine »[30][30]. Tandis que nous frappions des mains, chacun s’avançait vers le centre, seul ou à plusieurs, et improvisait. Enfin, un temps de relaxation et d’étirement pouvait conclure le tout.

Ce déroulement peut être diversement analysé. En premier lieu, il reprend la structure commune à nombre de cours de danse : un temps d’échauffement pendant lequel l’enseignant met le pratiquant en condition, des exercices d’entraînement dans une logique de formation, et l’apprentissage d’une chorégraphie ou d’un enchaînement dans une projection scénique. En danse classique, on parle par exemple de temps à la barre, d’exercices au milieu et de variations. Les cours de danse africaine ont ainsi intégré un mode d’enseignement académique. Certains enseignants ont même associé des pas de danse identifiés comme africains avec des positions et mouvements de danse classique et jazz (« pieds en dedans/en dehors », « pliés en seconde position »), notamment au moment de l’échauffement dont l’importance est sans cesse affirmée dans nos contextes d’apprentissage.

Mais le contenu du cours correspond également à la « danse africaine » telle qu’elle a été codifiée, normalisée, essentialisée. Les professeurs dansent et font « danser africain » selon la typicité construite en termes de cadre musical, de gestes, de significations culturelles… Non seulement ils savent manipuler le label « danse africaine » qui s’avère économiquement important (Tiérou 2001), mais ces traits, même stéréotypés, sont devenus la manière de « danser africain » pour les acteurs eux-mêmes. Ils utilisent les caractéristiques par lesquelles la « danse africaine » a été définie dans une démarche d’affirmation identitaire. D’autant qu’ils s’inscrivent dans une longue histoire de mises en scène où spectacles et enseignements ne peuvent être séparés. Depuis les premiers passages scéniques des danses d’Afrique (Décoret-Ahiha 2004), des habitus scénographiques ont été petit à petit institués, notamment avec les ballets africains, représentation la plus connue de « danse africaine »[31][31]. Ils ont établi des règles formelles conduisant parfois à un certain formatage[32][32]. Dès lors, les chorégraphes se reflètent dans les regards et les attentes des pratiquantes qui sont confortés à leur tour par les cours prodigués. L’efficacité de la catégorie « danse africaine » est complète. Les caractéristiques auparavant attribuées participent ainsi totalement des situations contemporaines[33][33].

La « danse africaine », même définie comme « libre » et « proche de la nature », procède d’une normalisation intrinsèque au phénomène de catégorisation. En même temps, cette idéalisation est centrale quand une pratique chorégraphique rencontre des enjeux identitaires, idéologiques et politiques. Cependant, la situation ne peut être limitée à cette perspective, car le positionnement des artistes est bien plus divers et complexe qu’il n’y paraît. En effet, les cours de danse africaine sont apparus en France dans les années 65-70, profitant alors, comme le développe Isabelle Lefèvre-Mercier, de la conjonction entre l’aspiration pour une libération du corps qui parcourait la société française et l’arrivée d’artistes d’origines très différentes, mais tous associés au monde africain[34][34]. Ils ont connu un fort développement dans les années 80 et 90 pour devenir une programmation courante dans nombre d’écoles de danse, d’associations et de centres culturels. Mais cela passe par des périodes aux enjeux très différents, avec des enseignants-chorégraphes qui n’ont pas les mêmes formations ni les mêmes aspirations. Il faut dès lors prendre en compte cette diversité d’approches.

L’Afrique dans l’œil de Joséphine Baker.

Ainsi que le souligne Isabelle Lefèvre Mercier, il est difficile de décrire la « danse africaine » par rapport à quelques écoles quand celles-ci n’existent pas de manière institutionnelle (1987, p. 138). Il s’agit plutôt de saisir des trajectoires variées en termes de formation, de démarche et de positionnement. Ainsi, une multiplicité d’appellations est petit à petit apparue pour identifier les cours de danse : « danses d’Afrique », « danse afro » multiplement combinée, « danse d’expression africaine » ou encore la mention de danses nationales spécifiques, danses du Mali, de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Sénégal (spécifiant même un style de danse comme le sabar), etc. Car si le terme « danse africaine » a été important à un moment donné dans un but de reconnaissance, des chorégraphes s’en éloignent par la suite, critiquant une vision unitaire qui tend à effacer la diversité des danses d’Afrique. Ils cherchent aussi à se différencier et identifier leur propre démarche[35][35]. Ainsi, de plus en plus d’enseignants relocalisent actuellement les pas et danses qu’ils utilisent, dans leur intitulé de cours et dans leur pédagogie.

Les enseignants utilisent également des modes de transmission différents. Germaine Acogny, par exemple, a pour but de transmettre sa technique, et son enseignement est très structuré. Elle utilise la marche comme base de son échauffement[36][36] et y ajoute des mouvements de bras, de tête, des ondulations de la colonne vertébrale. Elle passe ensuite à des séries d’exercices, reprenant les figures du fromager, du palmier… Elle en varie la vitesse et les associe dans un enchaînement. Patrick Acogny explique ceci au sujet de ce mode de transmission de « logique de discipline » :

Toute la structure de son corps concourt à faciliter son évaluation des danseurs. La rigueur et l’utilisation presque militaire de l’espace, qui doit être toujours parfaite et contrôlée, le regard évaluateur qui jauge, évalue et ensuite corrige, le discours qui souligne soit une notion gestuelle, soit un imaginaire en relation avec la gestuelle exécutée, insistant de façon constante sur la dénomination des mouvements appris, etc. (Acogny 2010, p. 187-188)[37][37]

Elsa Wolliaston[38][38] base quant à elle son enseignement sur la répétition envisagée dans sa dynamique et non dans une dimension traditionaliste. Elle explique :

Il y a évolution dans la répétition. C’est mieux maîtriser le souffle, la puissance dans son corps, l’énergie. Il y a toujours une dynamique. Et on ouvre les portes. Et soi-même, il n’y a plus besoin d’Elsa pour dire : « est-ce que je peux faire ça ? », on sait. C’est parce qu’on est plus à l’aise en répétant. C’est pour ça. Et donc, j’enseigne des références, très peu de danses, parce que je ne suis pas une usine à enfiler, ça ne m’intéresse pas, les enchaînements. N’importe quelle danse, je peux découper et faire travailler uniquement une partie de la danse[39][39].

Le cours qu’elle donne chaque semaine à Paris présente toujours le même déroulé : elle commence en demandant aux personnes de s’allonger et de respirer lentement jusqu’à ce que leur poids se dépose dans le sol. Elle mobilise ensuite des articulations spécifiques, variables selon la danse qu’elle a choisi de travailler ensuite. Puis, une fois les élèves debout, elle utilise la marche pour travailler le lien entre la manière de poser le pied et le rythme. Elle enseigne ensuite des danses « références » sans explication détaillée, sans localisation, mais selon un processus de répétition démultipliée (Fradin 2015).

Ceci montre que chaque enseignant-chorégraphe opère des agencements différents selon son parcours et ses perspectives de travail. En ce cas, les cours de danse africaine ne peuvent être limités à la reproduction d’une norme, mais engagent des processus de composition plus complexes. Car les enseignants mettent en jeu ce qu’ils estiment être important dans ce contexte de transmission, mais aussi ce qu’ils entendent par « danse africaine », qu’ils utilisent ce terme ou s’y opposent. Il s’agit pour eux dans de se positionner par rapport à des caractéristiques telles qu’ils les définissent, c’est-à-dire telles qu’ils les ont perçues et interprétées. Ainsi, une « typicité africaine » en danse peut être revendiquée tout comme des dénivellements internes sont utilisés comme « danse africaine traditionnelle » et « danse africaine contemporaine ». En effet, deux courants sont souvent évoqués dans les modes de transmission en danse africaine : le premier, « traditionnel », tendrait à transmettre des danses issues du répertoire de pays, de régions, d’ethnies spécifiques, et est associé aux danseurs de ballets africains, tandis que le second, « contemporain », ouvrirait le champ d’exploration à d’autres disciplines, d’autres formes de danse et d’autres techniques, et serait le fait de chorégraphes d’une « nouvelle » danse africaine[40][40]. La dichotomie tradition/modernité rattrape finalement l’analyse. « Danse africaine traditionnelle » et « contemporaine » sont dès lors utilisées, non sans tensions, comme des références récurrentes pour les artistes. D’autant que ces catégories jouent un rôle central pour la création : si la « tradition », avec ses échos anthropologiques, fonctionne comme une caution pour certains, c’est une catégorie nécessaire pour que la « danse contemporaine » existe pour d’autres. Les frontières se révèlent structurantes de la démarche artistique en instaurant des espaces de légitimation, de différenciation, et donc de circulation. Les catégories se transforment par adhésion, composition ou rupture, en outils artistiques, pédagogiques et institutionnels (Lassibille, à paraître).

Loin de se limiter à un moule dans lequel les artistes devraient se fondre, la « danse africaine » engage donc d’autres dynamiques, où la part interprétative des acteurs doit être considérée tout comme l’importance des regards réciproques. Prenons, pour le préciser, l’exemple de Joséphine Baker : Rolf de Maré, qui avait pour projet de faire venir de « véritables danseurs noirs », programma en 1925 une troupe américaine au Théâtre des Champs-Élysées, dont le spectacle était emprunt de jazz et évoquait la vie des Noirs américains. Lors des répétitions, de Maré trouva la prestation « catastrophique », car elle ne correspondait pas à l’idée qu’il se faisait d’un « spectacle nègre » (Burt 1998, p. 64). La confrontation de deux traditions scéniques, américaine et européenne, produisit un malentendu fondamental avec l’Afrique comme arrière-plan fictionnel[41][41]. Avec ses collaborateurs, de Maré modifia le spectacle et demanda à Baker qui participait au spectacle de danser « plus africain ». Face à cette demande, celle-ci a alors improvisé avec l’habitude parodique des Blackface et sa parfaite maîtrise de la danse jazz. Mais elle a aussi dansé selon son interprétation de l’indication de Rolf de Maré.

Tout d’abord, Baker a interprété cette demande en fonction de sa propre représentation de l’Afrique constituée par son héritage afro-américain (Burt 1998, p. 65). C’est « l’Afrique dans l’œil de Joséphine Baker ». De plus, elle a dansé selon l’idée qu’elle se faisait des attentes de ses interlocuteurs français. Nous aboutissons alors à un processus combinatoire où les regards sont totalement imbriqués. Car le regard de l’autre n’est pas seulement présent par les images qu’il projette, mais aussi par celles qu’il suscite, les deux interagissant. Il devient une sorte de prisme par lequel les danseurs jaugent et transforment leurs pratiques chorégraphiques.

Dès lors, face au caractère ambigu de la recomposition réalisée à partir de la catégorie « danse africaine », le positionnement de l’anthropologue s’avère complexe. En effet, les catégories que sa discipline a participé à forger dans un contexte spécifique, et qu’il peut être amené par la suite à critiquer, ont pu faire l’objet d’une réappropriation par les acteurs. Cet effet retour de l’anthropologie sur son sujet d’étude, que l’on peut retrouver dans d’autres disciplines scientifiques, exige de la part du chercheur un exercice réflexif constant et un travail méthodologique central. En premier lieu, quand les mécanismes de catégorisation ont construit nos savoirs et tendent à baliser nos regards, il est nécessaire de se départir de nos évidences catégorielles en considérant les catégories utilisées par les acteurs qui peuvent avoir leurs propres références et leurs propres délimitations. En ce sens, il s’agit d’assumer l’hétérogénéité des représentations, des interprétations et des processus en jeu. Il s’avère ainsi important d’envisager qu’il n’y a pas de catégorie en soi ; celle-ci doit être analysée selon un point de vue et un contexte. Il faut se demander ce qui fait catégorie en mettant l’accent sur l’usage. De plus, il s’agit de prendre en compte la circulation des représentations et de croiser les regards des chercheurs et des acteurs qui interprètent et réinterprètent les pratiques, car l’enchevêtrement est plus ténu qu’on ne le pense. Il y a un incessant jeu d’images, images de soi et images de l’autre, qui interagissent et donnent lieu à une efficacité de l’imaginaire allant du regard au geste et inversement. L’anthropologue engage alors une analyse interactive qui prend en compte la force de « l’entre »[42][42] et le jeu sur les ambiguïtés.

« La danse africaine n’a jamais existé » (Kealiinohomoku [1969], 1998, p. 49). Au moment où Joann Kealiinohomoku écrit cette phrase, cette catégorie s’avère finalement opérante, ce qui n’est pas sans rappeler l’histoire des identifications ethniques (Amselle et M’Bokolo 1985). Quand ces étiquettes ont été déconstruites par les anthropologues en tant que produits de la colonisation, elles étaient devenues des références centrales, notamment pour les sociétés africaines. Par un mouvement interactif, le jeu identitaire leur a conféré une valeur substantielle que l’on ne peut plus évacuer, car comme l’écrit Tzvetan Todorov, « le concept est la première arme de soumission d’autrui » (cité par Saïd [1978] 2005, p. 9). L’écrit du chercheur établit un « modèle de vérité » qui s’impose dans les pratiques et les discours. Et il n’a pas besoin, pour cela, d’être matériellement présent et d’avoir été lu par les concernés[43][43]. Il est actif par les représentations et les attentes qu’il crée entre les protagonistes qui interagissent.

Cependant, si les écrits des ethnologues ont constitué une trame dans la construction de la catégorie « danse africaine » comme nous l’avons vu, il faut considérer les reconstructions qui s’effectuent à partir de là. Les liens entre savoir et pouvoir n’excluent pas toute créativité ni toute forme de dynamique. La « danse africaine », dont les acteurs se sont emparés en fonction des enjeux qui étaient les leurs, engendre en premier lieu l’innovation radicale, l’infidélité ultime, rupture délibérée dès lors que la tradition est consignée (Lenclud 1987, p. 122) et que le texte établit l’orthodoxie. L’écrit du chercheur donne aussi lieu à une réappropriation qui devient stratégique quand il forme un moyen de légitimation, et entraîne des réorganisations qui impliquent de nouveaux jeux chorégraphiques, politiques, idéologiques, économiques. Enfin, la « danse africaine » ouvre un espace de création par la réinterprétation et la relecture de cette catégorie. Les écrits, par la fiction qu’ils suscitent, l’interprétation qu’ils engagent, et l’interprétation de l’interprétation, du texte et du geste, qu’ils engendrent, forment un support à multifacette. La « danse africaine » se transforme en jeu de référencements et de (re)interprétations sans cesse combinés et recombinés.

Cet angle conduit à considérer des chaînes de transmission plutôt que des cloisonnements. L’itinéraire de la « danse africaine », définie anthropologiquement, utilisée chorégraphiquement, intégrée identitairement, est le produit d’une construction continue et paradoxale où se sont associés différents regards et diverses logiques, entre domination, standardisation et revalorisation. Certes, on pourrait résoudre la question en considérant la « danse africaine » comme une catégorie « occidentale », qui découle des écrits et regards posés sur elle, qui procède de circuits dans les pays du nord légitimant, diffusant et finançant les créateurs… Mais ce serait à nouveau segmenter le phénomène, cloisonner les pratiques et les acteurs, et omettre les regards croisés et les espaces interactifs qui produisent des combinaisons et recombinaisons incessantes. Dès lors que la science est un agent social, le geste du chercheur s’articule à d’autres gestes, et c’est cette articulation qui lui donne toute son incidence.

Endnotes:
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Abstract

Le terme « danse africaine » est fréquemment utilisé pour désigner les danses d’Afrique noire qui seraient caractérisées par un cadre musical de percussions, des mouvements du bassin… Mais à quoi correspond cette caractérisation ? Comment cette catégorie s’est-elle construite ? En quoi l’anthropologie a-t-elle pu y avoir un rôle prépondérant ? Les danses d’Afrique ont été attribuées à partir du 19e siècle au domaine de l’anthropologie qui en a déterminé les principales caractéristiques. Ces traits ont participé à la construction de la « danse africaine » comme catégorie et à la mise en place des pratiques chorégraphiques qu’elle regroupe. En continuité avec la théorie d’Anne Doquet, l’étude de la catégorie « danse africaine » nous conduira à considérer, après l’ethnologisation des sociétés, l’anthropologisation des sujets via les interactions entre le monde scientifique et artistique. Nous verrons en particulier comment des enseignants-chorégraphes se sont réappropriés ces caractéristiques qui se retrouvent aussi dans les témoignages des pratiquantes. Mais les positionnements des artistes sont plus complexes ; s’ils peuvent être amenés à reproduire les images précédemment forgées, ils utilisent et réinterprètent les références qu’on leur renvoie.

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Notes

[1] Le passage scénique des danses d’Afrique a déjà été étudié (Décoret-Ahiha 2004, Castaldi 2006, Andrieu 2009, Djebbari 2013, etc.). Je m’y référerai pour faire le lien avec ce qui se déroule dans les cours de danse.

[2] Ce travail, mené dans les années 1990, tendait à compléter celui d’Isabelle Lefèvre-Mercier (1987), qui a analysé les motivations et les représentations des pratiquants de danse africaine à Paris dans les années 70-80.

[3] Au découpage entre « Afrique Noire » et « Afrique Blanche » s’ajoute celui instauré par le mot « danse » qui ne sera pas discuté ici (voir les ouvrages d’Anya Peterson-Royce (1980, p. 7-10) et de Judith Lynne Hanna (1979, p. 17-19)).

[4] Publié en allemand en 1933, il a été traduit en français en 1938.

[5] En Orient, explique-t-il, les danses commencent à être professionnelles, mais pour des raisons encore essentiellement religieuses (Sachs 1938, p. 111-112).

[6] Suzanne Youngerman en cite quelques exemples, comme Frances Rust ou Alan Lomax (2005, p. 88-92).

[7] Citons, par exemple, Histoire du ballet de Serge Lifar : « Observez des fétichistes noirs ou des mangeurs de feu. Toute la musique se réduit au rythme des tam-tams, à des cris gutturaux, inarticulés — et pourtant, les évolutions des danseurs sont déjà forts complexes. Et ce qui frappe surtout, c’est leur frénésie : elle est tellement grande qu’il arrive aux fétichistes, au cours de certaines danses du sacrifice, de se taillader le corps à coups de poignard et de ne ressentir aucune douleur » (1966, p. 5).

[8] Ses travaux et théories ont eu une grande renommée. Son texte fut notamment traduit en français dans La femme dans les sociétés primitives, et autres essais d’anthropologie sociale (Evans-Pritchard 1971, p. 154-168).

[9] Ses autres publications iront dans le même sens.

[10] Selon le titre de Pascal Boyer, Barricades mystérieuses et pièges à pensée : introduction à l’analyse des épopées fang (1988).

[11] Même si toutes les théories fonctionnalistes n’ont pas le même niveau de lecture de la fonction et si l’approche d’Evans-Pritchard, par exemple, prend davantage en compte l’histoire.

[12] Par exemple, la « tradition » est désignée chez les Peuls WoDaaBe du Niger par « ce que les WoDaaBe ont trouvé en s’éveillant » (Lassibille 2013). Une danse ne sera pas considérée comme « traditionnelle » par les anciens qui l’ont vue apparaître et le deviendra pour les plus jeunes qui l’ont, expliquent-ils, « trouvée ». Cette conception intègre ainsi rapidement les transformations.

[13] Les premiers textes abordant les changements des danses en Afrique se sont centrés sur des pratiques urbaines marquées par la colonisation (voir Mitchell [1956] 1996).

[14] Anne Doquet(1999) a ainsi parfaitement démontré que le regard extérieur a figé les danses dogons dans le modèle défini par Griaule.

[15] Michel Leiris et Jacqueline Delange ([1967] 1996) ont souligné par la suite l’importance de l’esthétique dans les arts africains en se centrant sur les arts plastiques.

[16] Nous n’étudierons pas l’ouvrage de Lucky Zébila (1973), chorégraphe congolais qui enseigna en France, car il eut des répercussions moins importantes. Pour des éléments d’analyse, consulter la thèse d’Annie Bourdié (2013).

[17] Il a été consultant à l’UNESCO pour la Recherche sur la Danse en Afrique de 1988 à 1996.

[18] « Le danseur ou la danseuse est debout, genoux fléchis. Les pieds, parallèles et posés bien à plat, adhèrent fermement au sol… Le torse est en légère flexion postéro-antérieure. Les bras sont collés le long du corps, légèrement portés vers l’avant, les mains restent ouvertes, en demi-lune ou fermées. » (Tiérou 2001, p. 63)

[19] Annie Bourdié, qui a consacré la première partie de sa thèse à une mise en perspective historique des représentations des danses d’Afrique, parle de logique centrifuge et centripète (2013, p. 120) et écrit : « Les démarches semblaient en apparence opposées mais finalement aboutissaient au même résultat : un passage “des” danses à “la” danse et de ce fait, une stylisation de la danse africaine avec le risque d’un appauvrissement du contenu » (ibid, p. 127).

[20] Germaine Acogny a élaboré la « technique Acogny » et Alphonse Tiérou utilise le terme « dooplé » pour son Centre de Ressources de Pédagogie et de Recherche pour la Création africaine. Il parle également de « méthode Tiérou ».

[21] D’autres danses comme celles des woDaaBe ne recoupent d’ailleurs pas les points évoqués (voir Lassibille 2004).

[22] « C’est par le dooplé que les danseurs africains sont passés maîtres dans l’art de faire vibrer les épaules, la poitrine et la tête. Il a fait d’eux de véritables spécialistes des hanchements, des déhanchements, des mouvements pelviens… c’est aussi le grand secret de la vigueur des pieds et des jambes des danseurs et danseuses africains » (Tiérou 2001, p. 64), qui leur « permet de rebondir comme un ressort ou de remodeler leurs “sauts” comme ils le désirent » (ibid.).

[23] Ces ballets, qui jouèrent un rôle politique et identitaire important à l’Indépendance (pour le Sénégal voir Castaldi 2006, pour le Burkina Faso voir Andrieu 2009, pour le Mali voir Djebbari 2013), furent par la suite critiqués, ce qui comprenait certains paradoxes. Outre le fait que les ballets africains souhaitaient donner l’image d’une Afrique développée, nul n’échappa à un processus d’essentialisation inhérent à cette démarche.

[24] « On vient pour s’amuser. On se retrouve dans l’ambiance d’un village. » (Lora)

[25] Ou encore : « La danse africaine, c’est vraiment de l’expression, alors qu’en danse classique, je ne sais pas si tu peux t’exprimer aussi librement… En fait, c’est l’aspect positif, c’est être toi, danser comme tu le sens » (Ève).

[26] De même, Tiérou oppose « la danse classique occidentale » et « la danse africaine traditionnelle » selon d’autres critères : verticalité et pesanteur, beauté formelle et épanouissement intérieur (2001, p. 68).

[27] À l’image de ce témoignage de Jeanine Claes : « Moi, dans le mode de vie occidental, je me suis toujours sentie déracinée, jamais je ne me suis faite à l’idée d’avoir du béton sous les pieds. On est seul, isolé, angoissé, stressé, sans aucune possibilité de balayer les mauvaises énergies puisqu’on a perdu depuis longtemps le sens de la fête, l’art de se défouler avec intelligence. La danse africaine a été pour moi une seconde naissance à une époque où j’étais prête à abandonner la danse telle qu’elle se pratiquait : mécanique et nombrilique » (Frétard 1983, p. 23).

[28] Ce terme désigne actuellement un lieu d’enseignement et de travail en danse (Glon 2006).

[29] Il s’agit de repères musicaux qui ont eu un rôle important dans le contexte scénique où les musiciens n’étaient plus placés face aux danseurs. Cette configuration spatiale, ajoutée à la nécessité, pour les danseurs, d’être ensemble à l’image du corps de ballet de danse classique, a rendu ces appels indispensables (Djebbari 2012).

[30] « Pour les Africains, la danse en cercle est un moyen d’élever les vibrations africaines afin de se mettre au rythme de la nature. Elle symbolise la danse cosmique. » (Tiérou 1983, p. 20)

[31] Funmi Adewole insiste sur le fait que les ballets africains ont généralisé le concept de « danse africaine », reflétant les courants panafricain et nationaliste des années 50-60 (2003). Voir l’article de Fodéba (1957).

[32] Non seulement un certain nombre de pas effectués en cours de danse africaine sont issus de ces ballets, mais nombre de spectacles de fin d’année en reprennent la structure : règle de frontalité, chorégraphies de groupes dans des espaces définis (lignes, cercles, diagonales, etc.), mise en place de « chauffés » en fin de prestation…

[33] Ainsi, après avoir mentionné la diversité des modes de transmission en cours de danse africaine, des chercheurs finissent par envisager des spécificités communes qui reprennent tous les stéréotypes précédents. Isabelle Lefèvre-Mercier écrit, par exemple : « La gestualité globale de la danse africaine a une cohérence qui la spécifie. Il y a une façon de bouger africain comme il y a une façon de bouger classique » (1987, p. 164). Elle résume ces « façons de bouger » en cinq pôles : appui au sol et énergie, ondulation de la colonne vertébrale, répétition du geste, relation danseurs/musiciens, « accès direct au répertoire ». Patrick Acogny définit de même les spécificités de la « danse africaine » comme un fort rapport au sol, par exemple (2010, p. 200-210). Or, si les représentations sur les danses d’Afrique peuvent certes rattraper le chercheur, il est important de considérer que cette normalisation correspond aussi à une mise en œuvre réalisée à partir des traits par lesquels on a défini la « danse africaine ».

[34] Cela va des danseurs de Katherine Dunham pour le champ américain, aux directeurs et danseurs dans les ballets nationaux africains, sans oublier les artistes qui vont de l’Afrique aux États-Unis à la France, à l’image d’Elsa Wolliaston et de Koffi Kôkô. Il faudra ajouter les élèves de Mudra Afrique, les danseurs formés par les premiers, etc. (voir aussi Bourdié 2013).

[35] Lefèvre-Mercier y ajoute un enjeu économique (1987, p. 143).

[36] Elle commence la présentation de sa technique ainsi : « La marche dans cette méthode est très importante pour sentir le rythme, l’élan vital de la danse, comme une sève qui monte des pieds aux reins, à la poitrine, à la nuque, puis à la tête » (1980, p. 27).

[37] On peut faire le lien avec les traits disciplinaires énoncés par Michel Foucault (1975) : une répartition précise de l’espace, une gestion contrôlée du temps, une décomposition et une recombinaison de l’activité, un encodage des opérations, ceci avec un rôle central accordé au regard.

[38] Née en Jamaïque d’un père kenyan et d’une mère panaméenne, Elsa Wolliaston a passé une partie de son enfance au Kenya. À l’âge de 15 ans, elle rejoint sa mère à New York, où elle étudie notamment la danse classique et la technique Cunningham (danse contemporaine), et travaille avec Katherine Dunham avant de poursuivre sa formation en France en 1969, où elle s’installera et enseignera.

[39] Entretien réalisé par Aurélia Fradin (2015).

[40] Lefèvre-Mercier mentionne, par exemple, au niveau des « danses africaines enseignées », une modalité « traditionnelle » des « danses rituelles d’Afrique » et une modalité « plus contemporaine » des « danses d’expression africaine » (1987, p. 151 et 157). Elle présente un tableau qui les différencie en ces termes : pas de préparation/travail corporel préparatoire, imitation/partage, explication technique absente/présente, « retrouver une spontanéité, danse accessible à tous »/« trouver sa propre énonciation, travail d’intériorité » (ibid.).

[41] De même, la productrice américaine proposa à Rolf de Maré un spectacle « authentiquement nègre », mais ils ne mettaient pas sous ce terme le même contenu.

[42] Selon la théorie de François Jullien dans L’écart et l’entre : leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité (2012).

[43] Anne Doquet explique ainsi que les jeunes dogons attestent, souvent sans les avoir lus, la véracité des écrits de Marcel Griaule (1999, p. 280).

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