Abstract | Bibliography | Notes

Serendipity.

Interroger l’infrastructure de représentation du monde.

Kurgan, Laura. 2013. Close up at a distance. Mapping, technology and politics. New York : Zone Books.

À la Renaissance, la technique de représentation en perspective constitue une tentative de représentation objective de la réalité, qui prend simultanément en compte en compte la subjectivité de l’auteur : le respect des proportions mathématiques permet de se rapprocher de l’image représentée, tout en y insérant le regard humain (Baxandall 1985). La photographie Earthrise, prise en 1968 par les astronautes d’Apollo 8, constitue un bon exemple de cette cohabitation des points de vue. En tant que première photo de la Terre depuis la Lune, elle permet à l’être humain d’adopter une posture d’altérité radicale sur son milieu de vie, ce que Heidegger appellera « the uprooting of man » (Heidegger 1976). Mais la présence de la Lune en bas de la photographie et le cadrage de côté font également ressortir la présence du photographe dans la description de la planète Terre.

[1]

Figure 1 : Earthrise, 1968. Source : Wikimedia Commons.

L’ouvrage, intitulé Close up at a distance. Mapping, technology and politics de Laura Kurgan, professeure d’architecture à l’Université Columbia de New York, interroge les représentations spatiales que les humains se donnent à l’aune des enjeux politiques qui accompagnent leurs multiples interprétations. Elle décrit ainsi avec finesse et pédagogie l’infrastructure de représentation du monde, en passant outre une séparation facile entre représentation objective et interprétation subjective, et en liant une réflexion théorique à une pratique artistique. C’est la raison pour laquelle ce livre possède un format atypique, sur le fond et sur la forme. Il relève en effet à la fois de l’essai (révélé par l’absence de bibliographie dans les textes), du catalogue d’exposition et de la rétrospective d’artiste.

Après un court essai sur la nécessité de la représentation des images satellitaires, Kurgan nous livre un lexique historique des trois technologies constituant l’infrastructure de représentation du monde (GPS, satellites de télédétection et SIG) à travers leur passage du domaine militaire et scientifique au public. Ces textes et ce lexique confèrent au lecteur des outils intellectuels pour aborder la majeure partie de l’ouvrage, à savoir neuf projets artistiques menés par Laura Kurgan depuis une vingtaine d’années.

Les enjeux que l’auteur aborde à travers ses œuvres peuvent être concentrés autour de deux axes. Elle propose d’un côté d’explorer les rapports de force qui émergent lors de la réalisation, de l’ouverture et de l’utilisation des images satellitaires ; d’un autre côté, sa réflexion porte sur la mise en forme des données dans ces représentations : loin de s’arrêter à la dimension plastique des images analysées, Kurgan interroge les données constituant ces images à partir de leurs modalités de captation et de représentation.

La représentation, l’accès aux données et les rapports de pouvoir.

Plusieurs projets artistiques de Laura Kurgan sont traversés par une opposition entre les images satellitaires rendues disponibles et celles qui ne le sont pas, avec un regard sur les actions mises en œuvre à partir du moment où cela n’est pas le cas. C’est donc autant ce qui est représenté, mais également, en creux, les raisons de l’absence de représentation, qui sont interrogés.

On connaît le rôle primordial qu’ont joué pour la première fois les technologies de géolocalisation et de télédétection dans la Première Guerre du Golfe. Le projet n° 2, intitulé « Kuwait : Image Mapping », interroge le cynisme qui accompagne la réalisation et l’utilisation de la « base de données nationale du Koweït » visualisant les sols et les infrastructures du pays. Celle-ci a servi tour à tour à asseoir un régime de surveillance, aux troupes militaires américaines à planifier l’intervention contre les troupes irakiennes, puis enfin à attirer des entreprises de reconstruction étrangères pour reconstruire le pays. Le projet n° 3, intitulé « Cape Town, South Africa, 1968 : Search or Surveillance ? », explore des archives du réseau satellitaire Corona des années 1960 et 1970 pour se concentrer sur l’évolution de la représentation des bidonvilles sud-africains : s’agissait-il avant tout de permettre des recherches à partir de ces informations géospatiales, ou de surveiller les populations ainsi visualisées ? Kurgan pousse cette logique archéologique plus en avant dans le projet suivant, intitulé « Kosovo 1999 : SPOT 083-264 ». Celui-ci évoque la naissance d’un satellite imagery activism, où les images ont permis de mettre en lumière des crimes de guerre et un nettoyage ethnique en train d’avoir lieu, participant ainsi à la formation d’une opinion publique sur la conduite de la guerre. Les projets n° 5, « New York, September 11, 2001 », et n° 6, « Around Ground Zero », amènent Kurgan à réaliser une analyse de notre rapport à la représentation des événements catastrophiques. Alors que les tours jumelles du World Trade Center en ruine étaient encore visibles dans les images satellitaires quatre jours après le 11 septembre 2001, Kurgan a été frappé par la volonté des autorités de fermer l’accès au site de Ground Zero au public. Prenant la mesure du paradoxe entre la transparence des images satellitaires et l’absence d’images au sol, elle a réalisé avec plusieurs bénévoles une carte du site et de ces différents accès, pour permettre au public de s’y rendre. Enfin, Kurgan prolonge cette utilisation « tactique » de la carte dans le projet n° 9, « Million-Dollar Blocks [2]». Ce travail, fruit d’une collaboration entre le Spatial Information Design Lab de l’Université de Columbia, d’associations et à partir d’une étude réalisée par des prisonniers incarcérés dans la prison de Green Haven à Stormville, a eu pour but de réaliser une cartographie des coûts de l’incarcération des prisonniers pour la ville de NYC. Les cartographes veulent montrer que 75 % des prisonniers de cet établissement proviennent de seulement sept quartiers de la ville de New York. La carte affiche donc les Million Dollar Blocks, ces immeubles sur lesquels sont additionnés tous les coûts que représente l’incarcération de ces anciens habitants.

Des données à la sémiotique des images géospatiales.

Une autre série de projets de Laura Kurgan interroge la sémiotique des données géospatiales. Ainsi, le premier projet « You are here » de 1994 offre les premières expérimentations artistiques de qui allait devenir le GPS art, en réalisant au sol des formes qui sont ensuite visualisées par le tracé du GPS. De même, elle joue avec la grammaire visuelle des données GPS en s’inspirant des points, lignes, et plans de Kandinsky. Suivant cette perspective expérimentale, le projet n° 7, « Monochrome landscapes [3]» représente quatre territoires contestés à travers quatre zooms sous la forme de tableaux monochromes : l’Alaska (tableau blanc) où une prospection pour des forages pétroliers était en cours, l’océan (tableau bleu) pour montrer le passage du méridien, le sable de la guerre en Irak (tableau jaune) en enfin la forêt (tableau vert) visant à alerter contre les attaques envers la forêt amazonienne. Le projet 8, intitulé « Global clock », est davantage proche de la visualisation d’information que de représentations géospatiales et propose quant à lui une réflexion sur la modélisation des échanges financiers.

L’ouvrage de Laura Kurgan ne s’arrête pas à la dimension visuelle des images satellitaires et interroge également les données qui sous-tendent ces représentations. Suivant cette finalité, elle propose de définir les données comme « para-empiriques » (p. 35) : celles-ci sont « toujours déjà » une visualisation, un regard situé et porté par un/e chercheur/euse sur un objet, qui vient se superposer au monde comme conditions d’appréhension du monde. Comme Kurgan l’affirme :

Le terme « donnée », dans ce livre, signifie à peu près la même chose que représentation, délégations ou émissaires de la réalité, et rien de plus : il ne s’agit pas de représentation des choses en elles-mêmes, mais des représentations, des figures, des médiations — ainsi sujettes aux conventions, à l’esthétique et à la rhétorique que nous avons pris l’habitude d’attendre des images et des récits. [1] (ibid.)

Elle fait ainsi un appel du pied direct à des travaux récents croisant le champ des sciences et technologies en société (STS) sur le statut de la donnée en affirmant que « les données brutes n’existent pas » [2], même s’il s’agit d’une photographie de la Terre. Ces ressources théoriques lui permettent ainsi de proposer une réflexion critique portant à la fois sur les données et les images. Si une tradition iconoclaste en science invite à se méfier des images, telle que le relève Latour (2009), Kurgan nous invite à faire de même avec les données. Et quoi de mieux que de prendre les images satellitaires, à qui l’on impute instinctivement une garantie d’objectivité ? Le regard systémique de Kurgan nous permet ainsi de voir toutes les étapes qui vont de la prise des images, à leur mise en forme, les multiples conditions qui réglementent leur accès vers la circulation de ces images.

Avec l’ouverture de l’accès aux images géospatiales, ce sont également la multiplicité des interprétations et des points de vue qui sont suscités. La levée du contrôle par les instances de médiation traditionnelle dans l’accès aux images satellitaires permet ainsi à une multitude d’acteurs de les mobiliser pour accompagner un ensemble de points de vue, potentiellement contradictoires. Comme Kurgan le rappelle en citant Latour (2005), les images satellitaires ne participent pas à la création de faits (« matters of fact »), mais à des « matters of concern ». Ce n’est donc pas tant la possibilité d’atteindre toujours plus de vérité qui est rendue possible à travers l’ouverture de ces données, mais davantage la multiplication des points de vue qui est encouragée, chacun mobilisant les données pour les insérer dans une certaine argumentation. En filigrane, c’est donc bien la question de l’expertise qui est posée à travers l’accès aux données géospatiales : la multiplicité des images appelle-t-elle à un recours accru aux experts, ou voit-on au contraire se développer de nouvelles formes d’expertise outillées par les images satellitaires ?

Le livre de Laura Kurgan dépasse ainsi la séparation entre théorie et pratique artistique pour proposer un ensemble de pistes de réflexion sur la multiplicité des interprétations des images satellitaires, sur le processus de libération des images et sur les usages qui sont faits de ces représentations.

Toutefois, cette entreprise souffre de plusieurs lacunes. Tout d’abord, c’est une certaine hétérogénéité des projets rassemblés qui pourra désorienter le lecteur : le choix d’un ordre chronologique pour présenter les projets amène à penser que certains ont été insérés afin de faire un compte-rendu exhaustif des travaux de l’auteur, bien plus que pour suivre une cohérence interne aux œuvres. Alors que les cas d’étude du Koweït, de l’Afrique du Sud, du Kosovo et de New York gagnent à être présentés à la suite, le projet « Global Clock » peine par exemple à trouver sa place. De plus, les projets ne présentent pas tous la même profondeur dans l’analyse : le projet sur Le Cap se contente, par exemple, d’être une interrogation plutôt vague et guère argumentée sur les buts de la télédétection. Enfin, on pourra également regretter l’absence de prise en compte de projets de recherche actuels visant à approfondir la démarche d’accès aux données géospatiales : on pensera instinctivement aux travaux du groupe Grassroots mapping[4], dont les membres utilisent des ballons et des cerfs-volants pour réaliser des relevés du sol en l’absence de satellite. De même, les récents travaux sur la construction do it yourself de satellites[5] auraient pu constituer un contrepoint intéressant aux grands réseaux de télédétection cités.

Malgré ces quelques écueils, Laura Kurgan a le grand mérite de dépasser le manque de travaux sur les rapports de pouvoir qui accompagne les technologies de représentation satellitaires, thème par ailleurs abondamment traité depuis Harley (1989) par le courant de la géographie critique, mais portant uniquement sur les SIG et les cartographies. De plus, c’est avec une grande aisance qu’elle extrait, à partir de ces technologies, des débats transversaux qui se situent à la croisée de différentes disciplines : les enjeux de pouvoir liés à la capacité de représentation de l’espace trouvent aussi bien des échos en architecture, en géographie ou en géopolitique. En outre, Laura Kurgan combine à travers ce livre un regard constructiviste hérité du champ des Sciences, Technologies et Société avec une pratique artistique sur son objet de recherche : un mélange des genres qui a déjà prouvé son efficacité [3] et qui interroge directement les possibilités d’intervention dans le débat public, mais qui fait également ressortir l’aspect fondamentalement ambigu de toute représentation de l’espace humain, étant l’objet d’une multiplicité des interprétations possibles (Dematteis 2012). Kurgan ouvre ainsi des pistes de recherche-action pour ouvrir le débat sur le processus démocratique, ou justement l’absence de celui-ci, à propos de technologies qui, de près ou de loin, nous concernent tous.

Endnotes:
  1. [Image]: https://www.espacestemps.net/wp-content/uploads/2014/03/140310EarthriseWikipedia.jpg
  2. Million-Dollar Blocks : http://www.theatlanticcities.com/technology/2013/04/how-map-op-ed/5143/%20http://roundtable.kein.org/node/1564
  3. Monochrome landscapes : http://www.theatlanticcities.com/technology/2013/04/how-map-op-ed/5143/
  4. Grassroots mapping: http://grassrootsmapping.org/
  5. satellites: http://blog.makezine.com/2010/07/19/8000-diy-satellite-kit/

Abstract

With her book Close up at a distance. Mapping, technology and politics, Laura Kurgan, Professor of architecture at Columbia University in New York city, interrogates the political, technical and ethical debates around satellite imagery, GPS and Geographic Information Systems. The originality of Kurgan’s work comes from her theoretical articles, that use geography and sciences, technology and society resources, and the presentation of nine artistic projects that she has been working on for twenty years, using case studies of satellite imagery, but also participatory mapping and critical cartography.

Bibliography

Baxandall, Michael. 1985. L’oeil du Quattrocento. Paris : Gallimard.

Dematteis, Giuseppe. 2012. « Éloge de l’ambiguïté cartographique » EspacesTemps.net, « Travaux ».

Gitelman, Lisa (dir.). 2013. « Raw Data » Is an Oxymoron. Cambridge/London : MIT Press.

Harley, John B. 1989. « Deconstructing the Map » Cartographica : The International Journal for Geographic Information and Geovisualization, vol. 26, n° 2 : p. 1-20.

Heidegger, Martin. 1976. « Nur noch ein Gott kann uns retten » Der Spiegel, n° 30 : p. 193-219.

Latour, Bruno. 2005. « From Realpolitik to Dingpolitik, or How to Make Things Public » in Latour, Bruno et Peter Weibel (dirs.). Making Things Public : Atmospheres of Democracy, p. 14-41. Cambridge/London : MIT Press.

Latour, Bruno. 2009. Sur le culte moderne des dieux faitiches suivi de Iconoclash. Paris : La Découverte.

Notes

[1] « The word “data”, in this book, means nothing more or less than representation, delegates or emissaries of reality, to be sure, but only that : not representations of the things themselves, but representations, figures, mediations — subject, then, to all the conventions and aesthetics and rhetorics that we have come to expect of our images and narratives. »

[2] On pensera notamment au livre édité par Lisa Gitelman, « Raw data » is an oxymoron (2013).

[3] On peut citer les expositions « Cartes et figures de la Terre » au centre Pompidou en 1980, et plus récemment « Vues d’en haut » du centre Pompidou-Metz, 2013.

Authors

Partnership

Serendipity.

This page as PDF