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Serendipity.

Européens, cultivons notre géographie !

Ce texte reprend l’essentiel de la conférence donnée le 18 novembre à l’Université de Rennes dans le cadre du cours public sur le thème « Le projet européen ».

Après d’autres, Valéry Giscard d’Estaing a récemment invoqué la « géographie » pour rejeter la demande d’adhésion à l’Union européenne de la Turquie (Le Monde, 9 novembre 2002). Prenons au sérieux l’argument, mais cherchons dans la géographie autre chose que des nomenclatures intangibles, et les conclusions seront peut-être différentes.

Et d’abord, quelles sont les frontières « géographiques » de l’Europe ? Si à l’ouest, au nord et au sud, leur délimitation fait l’objet d’un relatif consensus, c’est surtout à l’est qu’il y a matière à débat.

Du côté de la Russie, on sait que l’apparition de l’Oural fut, au début du 18e siècle, un remarquable coup idéologique de Pierre-le-Grand : en proclamant que la Russie était au moins pour une part européenne (ce dont beaucoup doutaient à l’époque), il s’invitait à la table des grandes puissances. En réalité, l’Oural n’a jamais constitué la moindre barrière à l’expansion russe et c’est en deçà qu’elle a rencontré et rencontre des problèmes. Cette opération de marketing politique n’a réussi que parce que certains y trouvaient avantage. Au début du 20e siècle, les empires atlantiques (France, Angleterre) ont jugé utile d’adouber la Russie comme européenne pour pouvoir s’allier avec elle contre les « empires centraux ». Plus tard, les dirigeants français, de De Gaulle à Mitterrand, ont relancé la fiction de l’Oural pour faire pièce aux États-Unis. C’est la société russe et son État qui nous rappellent à l’ordre. S’il y a un peu d’Europe en Russie (notamment à travers ses intellectuels courageux et menacés), comme dans d’autres parties du Monde, beaucoup d’aspects l’en séparent. Et notamment le fait que les Russes continuent, dans leur majorité, de voir dans la géopolitique, dans l’expansion territoriale, dans la guerre, y compris à l’intérieur de leurs frontières, une option raisonnable pour assurer le bien-être et le développement. Malgré le changement de régime, ce trait persiste et c’est cela, bien plus que l’astuce de Pierre-le-Grand, qui fait sens aujourd’hui pour établir, à vue humaine, la limite probable de l’Europe sur les confins de l’aire d’influence russe.

Du côté turc, l’opposition courante que reprend M. Giscard d’Estaing provient du mésusage d’une distinction venant de la Grèce antique. La limite « Europe »/ « Asie », qui passait par les Détroits et la mer Égée, se situait à l’intérieur d’une même hellénité. Le « Turc » Héraclite fut tout aussi grec que l’« Italien » Parménide. Au nom de cette « frontière » à la fois purement conventionnelle et totalement dépassée, faudrait-il décréter que la moitié ouest d’Istanbul a sa place dans l’Union européenne tandis que les quartiers est en seraient à jamais exclus ? Le problème de l’européanité éventuelle de la Turquie ne peut se régler par un tour de passe-passe. Car il y a, c’est clair, de bonnes raisons de la contester en l’état et de faire attendre la Turquie à la porte de l’Union. Ce pays n’a pas encore réglé tous ses comptes avec la posture d’un État-nation destructeur des identités minoritaires, imitant jusqu’à la caricature la manière… française, dont il s’inspire ouvertement. Les relations avec les Kurdes devront être regardées comme un indicateur de l’évolution de l’État turc. De même, l’attitude vis-à-vis de Chypre peut-elle être considérée comme un point crucial. Il faut encore pointer les faiblesses de l’état de droit et, tout simplement, un niveau de développement trop bas pour permettre une intégration en douceur dans le système de solidarité de l’Union. Cependant, il y a incontestablement des dynamiques actives dans ces différents domaines et le religieux n’est pas à la traîne. Le chef du parti majoritaire Akp, Recep Erdogan, présente son mouvement comme « démocrate-musulman » sur le modèle des démocrates-chrétiens européens. Et l’on a en effet l’impression, çà et là, que, en Turquie, les « islamistes modérés » sont plus laïques que l’armée, qui nous rappelle, quant à elle, que l’étatisme (appelé en France « souverainisme » ou « républicanisme ») est aussi un communautarisme. Si la société turque continue sa marche vers l’Europe, viendra un moment où son entrée dans l’Union n’affaiblirait pas mais renforcerait l’Europe et l’idée ambitieuse que nous nous en faisons. Les Européens ont raison de se poser la question de leur identité et des limites de leur continent, de l’espace qui est le leur. Mais c’est là un objet trop complexe pour être emballé dans des formules toutes faites. La référence religieuse, implicitement ou explicitement présente dans l’argumentaire anti-turc, conduit aussi, on va le voir, le raisonnement vers une impasse.

Une histoire, fameuse en Italie, conte que Dieu, ayant mené des démarches répétées auprès de son subordonné Jean-Paul 2 pour lui demander d’autoriser le mariage des prêtres, la liberté de procréation, le préservatif anti-sida, et ayant à chaque fois reçu pour réponse : « Pas tant que je serai vivant ! », s’était alors vu poser par le pape cette question : « Quand y aura-t-il un nouveau pape polonais » ? Dieu répondit alors : « Pas tant que je serai vivant ! ». Nul doute, toutes les enquêtes d’opinion le montrent, que les chrétiens européens, notamment ceux de l’Ouest, sont plus proches de ce Dieu que de ce pape. Il y a donc plusieurs manières d’être chrétien et les « valeurs chrétiennes » que le pape voudrait faire inscrire dans la constitution européenne seraient, si l’on en faisait la liste, sans doute fortement contradictoires. En outre, dans l’Europe du début du 21e siècle, ceux qui se réclament des religions chrétiennes sont devenus minoritaires dans plusieurs pays européens, dont la France, pour la bonne raison que les « sans-religion » tendent à devenir, année après année, la majorité relative, parfois absolue (comme aux Pays-Bas ou en République tchèque), de la population.

Si l’on considère l’espace européen en identifiant comme religions distinctes celles qui se sont affrontées au moins une fois comme telles dans la violence durant les derniers siècles, on dira qu’il y a sur le continent cinq religions majeures : trois familles chrétiennes (catholique, protestante, orthodoxe), le judaïsme et l’islam. Ce dernier est pour une part autochtone, dans les Balkans, et c’est l’honneur des Européens (un peu aidés, il est vrai, par les Américains) que d’avoir reconnu et défendu, en Bosnie et au Kosovo, la contribution musulmane à l’identité européenne.

Quelle place peut alors occuper l’apport chrétien dans notre identité européenne ? Ces derniers jours, en Irlande, un chrétien a été crucifié par des assassins se réclamant du christianisme. Cet « incident » nous remet opportunément en mémoire le fait que l’on a beaucoup tué, en Europe, au nom de Dieu et que les Églises chrétiennes européennes, de la Saint-Barthélemy aux guerres de Yougoslavie en passant par la Guerre de Trente-Ans, l’esclavage des Indiens puis des Africains et la deuxième Guerre mondiale, ont beaucoup à se faire pardonner en matière de droits de l’homme. Sur le palmarès historique des crimes contre l’humanité, elles arrivent sans doute en deuxième position, derrière les États, qui ont pu combiner les ravages de l’idéologie et les machines de puissance pour la mettre en œuvre. Peu à peu, le message des christianismes officiels est devenu en grande partie compatible avec nos valeurs humanistes, surtout si on le compare aux autres grandes religions de la planète. Il a même contribué à les renforcer dans les cas où les églises se sont fermement opposées aux totalitarismes. Mais ce visage s’est mis en place récemment et en défendant pied à pied ses positions. C’est particulièrement net pour l’Église catholique, qui ne renonce pas volontiers au pouvoir temporel. On constate ainsi que, en Pologne, en Italie ou en Bavière, c’est souvent contrainte et forcée qu’elle se rallie, en pratique, aux droits de l’homme, aux principes de liberté et de responsabilité de la personne ou à la libre circulation des idées. La bifurcation de l’Europe vers l’autonomie de la société civile, l’urbanité, le capitalisme, l’état de droit et la démocratie se sont incontestablement faits dans un cadre chrétien mais en grande partie contre les institutions chrétiennes dominantes. Au début du 16e siècle, le pape, Martin Luther et Thomas Müntzer se réclamaient tous trois du christianisme, en s’opposant par les armes. De la droite cléricale au communisme, qui se rapproche par bien de ses traits d’une contre-église hérésiarque, le corpus culturel chrétien, lui-même marqué de judéité, d’hellénité et de romanité, a servi de matrice à la quasi-totalité des courants politiques européens. Il s’agit bien en ce sens d’un héritage, mais, comme toujours en pareil cas, il appartient aux héritiers de déterminer la part de ce patrimoine qu’ils veulent valoriser, muséifier ou dilapider. C’est aussi parce que les Européens se sont, très tôt, donné ce droit d’inventaire, cette liberté d’inventer la tradition que l’Europe existe comme espace singulier. Le christianisme est, en Europe, une chose trop sérieuse pour être laissée à des institutions corporatives comme les Églises. Le synchronisme entre les déclarations anti-turques et la visite au pape, apparaît, de la part d’un président de la Convention européenne, particulièrement déplacé. Ce n’est pas ainsi que nous comprendrons et reconnaîtrons la part chrétienne de notre identité européenne. Parce que le christianisme a profondément imprégné les sociétés européennes mais aussi parce qu’il a été changé par elles et par l’européanisation de l’Europe, nous Européens sommes, d’une certaine manière, tous chrétiens. Mais certainement pas dans le sens d’une allégeance exclusive, conservatoire et privée d’esprit critique.

Cela nous ramène à l’usage de la géographie en politique. De même que naguère avec la géopolitique, il est tentant de présenter l’espace comme une réalité figée, éternelle, de le naturaliser pour mieux l’instrumentaliser. La géographie de l’Europe est aussi ouverte que l’idée d’Europe, que l’être-européen. Sagement, l’article 237 du Traité de Rome stipule que « tout État européen » a vocation à rejoindre l’Union, sans définir ce qu’est un « État européen ». Cette indétermination n’est pas une lacune : elle est un fondement. Elle est cohérente avec la vision évolutive que les promoteurs de la construction européenne se faisaient et se font de l’Europe.

Qu’est-ce qu’être européen ? C’est vouloir l’être, pouvoir l’être, et voir cette virtualité actualisée par l’accueil de ceux qui le sont déjà. Telle est, aujourd’hui, la géographie de l’Europe, un peu moins simple que celle que d’aucuns nous proposent mais probablement plus pertinente et plus prometteuse. Si nous, Européens, connaissons mieux notre géographie de l’Europe, nous serons mieux armés pour l’inventer.

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Après d’autres, Valéry Giscard d’Estaing a récemment invoqué la « géographie » pour rejeter la demande d’adhésion à l’Union européenne de la Turquie (Le Monde, 9 novembre 2002). Prenons au sérieux l’argument, mais cherchons dans la géographie autre chose que des nomenclatures intangibles, et les conclusions seront peut-être différentes.Et d’abord, quelles sont les frontières « ...

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Jacques Lévy

Géographe, il est professeur à l’Université de Reims et à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il est fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin (2003-2004). Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il est coordinateur des rédactions d’EspacesTemps, responsable à EspacesTemps.net des Mensuelles et du Mot du mois.

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