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Illustration : Kotomi_, « Materials for S/S 2013 new collection », 16.11.2012, Flickr (licence Creative Commons). ...

Être de gauche ou critiquer ? Il faut choisir.

Réflexions autour de la dernière parution de la revue Mouvements.

Depuis plus d’une dizaine d’années, la revue Mouvements tient une place discrète dans le paysage des revues intellectuelles de langue francophone. Éditée par La Découverte, elle assume clairement une orientation « de gauche », ce qui, dans l’improbable tentative d’identification dont ce qualificatif est actuellement l’objet (« mais qu’est-ce réellement que cela signifie aujourd’hui être de droite, de gauche ? »), se traduit par au moins trois démarches :

« Plus à gauche que moi ? Tu meurs. »

Accepter d’abord de mettre en question un champ qui se dit « de gauche », sans y formuler de réponses à l’emporte-pièce. C’est là tout l’objet du dernier numéro 50. Mouvements altermondialistes, critique du capitalisme, question sociale, écologie y sont ainsi interrogés par une série de contributions variées qui forment un sommaire nourri[1].Image1

Des trajectoires de partis y sont examinées, ainsi que certains des termes-clés classiquement utilisés par « la gauche » tels que celui de classe ou de question sociale. Un numéro qui est, de plus, complété par un dossier conséquent publié uniquement sur internet et qui aborde la situation de la critique après Bourdieu[2], avec de riches contributions de Yannick Barthe, Cyril Lemieux, Gérard Mauger, Emmanuel Renault…

Saisir le monde social sous un prisme social.

Ici encore, avec le social, on se retrouve avec un terme qui « fait gauche ». C’est un risque d’effet d’étiquette dont la revue s’échappe habilement en privilégiant précisément l’entrée sociale, moins dans un discours de revendication que d’analyse et de compréhension. La revue se donne chemin faisant un angle spécifique : entrer dans la compréhension du monde contemporain par ce qui est « gauche » en quelque sorte, c’est-à-dire maladroit, plus incertain et fragile. Les logiques sociales (actions collectives, effets sociaux des métamorphoses du champ économique, politique) tentent ainsi d’y être élucidées. Elle pourrait faire un autre choix qui serait celui de la performance, de l’efficacité de systèmes productifs…

De gauche correspondrait ici à un choix d’objets sans être en « opposition » à « de droite », simplement différent par ce parti pris. Sur ce plan, la revue n’échappe pas à un vocabulaire bien identifié, une sémantique risquée (précariat, salariat, luttes…) tant elle est porteuse, d’entrée en matière, de disqualification pour ceux qui l’utilisent. On peut sur ce plan regretter l’absence aujourd’hui d’une réelle interrogation sur les mots mêmes de description du monde sous un angle social, sur leur intérêt et leur actualité, comme s’il y avait une peur de découvrir qu’ils n’étaient plus appropriés, « périmés » alors que cette mise en question ne conduirait qu’à réajuster aux logiques contemporaines des termes forgées dans le cadre d’autres logiques historiquement datées. Comment repenser par exemple l’actualité du terme de « lutte sociale » et « d’action collective » dans un monde à l’intérieur duquel, comme l’ont souligné très largement des auteurs tels que Zigmunt Bauman ou Luc Boltanski et Ève Chiapello, tous les systèmes de mobilisation au sein des entreprises ont volé en éclat sous le coup des logiques de flexibilité et de migration du monde du travail ? Avant même d’être un « parti pris » ou une idéologie, l’individualisme est d’abord aujourd’hui une réalité organisationnelle et plus fondamentalement, existentielle, qui implique d’en reformuler les grilles d’analyse.

Entretenir un laboratoire de perplexités : mise en énigme plutôt que mise en récit.

Troisième option, entretenir un laboratoire de perplexités à défaut de n’être que celui de luttes ― une des rubriques de la revue en ligne. Privilégier, donc, la mise en énigme à la mise en récit. Sur ce plan, la revue ne livre aucune recette, aucune « bonnes pratiques » réussies et abouties. Elle leur préfère des friches, des chantiers, des enquêtes en cours… bref, une sorte de veille parfois inquiète parfois ironique au point d’en être décapante, mais qui se propose plus largement de mettre en énigme le monde plutôt que l’inverse, en écrire et en tracer les chemins (du progrès, de la performance, de la réussite et de toutes leurs téléologies), ou à prétendre en dire la « vraie réalité », celle que vous, lecteurs, ne seriez pas capable de saisir.

La perplexité renvoie moins alors à un refus de logiques, de discours, qu’à une conclusion : « attention, les choses ne sont pas si simples qu’on pourrait le penser, pas si magiques, les avons-nous vraiment toutes élucidées ? ». Ici, pas de point de départ et de ligne d’arrivée, donc, mais davantage des déplacements, des transferts, d’objets comme de méthodes, d’arguments comme de références. Fatiguante, tourbillonnante stratégie de l’attaque sans cesse relancée, sans lieu ni localité, dont les liens avec des situations de recherche ne sont pas inexistants. Les chercheurs qui pratiquent sur ce mode peuvent se voir souvent reprochés tant du côté de leurs disciplines un « mais d’où parlez-vous ? en tant que sociologues ? en tant qu’historiens ? » que du côté de leurs matériaux « mais, quels sont vos corpus ? », de leur méthodes « faites-vous des enquêtes, des entretiens ? ou de l’observation participante ? » ou encore de leur terrain « mais, quelles sont vos communes, périurbaines ? urbaines ? »

Voilà qui amène probablement au lien possible entre « l’être de gauche » et la posture critique, non de la dénonciation mais de l’élucidation et de la non-acceptation. « Être de gauche » ce serait alors peut-être, déplacer davantage sur le terrain de l’action politique les trois postures qui restent avant tout des postures intellectuelles, non d’une classe intellectuelle, mais beaucoup plus nettement, d’un rapport au monde, d’une manière de vivre. Les trois aspects ici sériés ont cela de particulier que, dans la revue Mouvements, ils ne dissocient jamais la mise en question de l’engagement politique.

À ce terme, « critique » et « de gauche » ne sont bien sûr pas des termes qu’on pourrait substituer l’un à l’autre. On peut imaginer une critique qui se cantonne toujours à elle-même et n’assume jamais ce déplacement dans le champ de l’action, il est tout aussi aisée de penser le « champ politique de gauche » comme une classe qui se reproduit sur elle-même à l’infini, détachée de toute démarche critique (d’elle-même, en particulier, on renvoie ici au premier aspect pointé juste auparavant) comme par peur ― conservatiste ? ― de la visée expérimentale qui pourrait la porter. Expérimentale, parce que la mise en question conduit à « changer une donne », replacer les dés : c’est aussi un réajustement des « points de départ », qui ouvre du coup des horizons aléatoires dans leurs conséquences, que ces points de départ soient ceux de la « démocratie participative », d’une autre République ou que sais-je encore ? Mais ce sont ceux d’entrées théoriques, également : pourquoi certains auteurs (Sennett, Bauman…) délaissent des termes tels que « lutte sociale », « rapport de classe » pour en construire d’autres tels que « protéophobie » ou monde « paranocide » ― inutile, chers lecteurs de vous précipiter sur Google, voici un mot qui lui a échappé ― ? Sont-ils pour autant des traîtres, des quêteurs de vogue ? Pas très « hip » ou « in », pourtant, si l’on en croit ce cher Google… Et pourtant, ils n’en ont que traits pour traits repris les principaux éléments, les réajustant par exemple à la construction contemporaine des murs, un passe-temps largement mondialisé et de plus en plus courant (les murs sont paranocides en ce qu’ils inventent des substituts aux peurs contemporaines).

S’il faut donc choisir, entre être de gauche et être critique, cela ne signifie pas soit l’un soit l’autre, mais simplement que ce choix (et le passage de l’un à l’autre, ou l’enrichissement de l’un par l’autre) doit être conscient et lucide, assumé. On peut être issu soi-même d’une tradition de gauche de par sa propre trajectoire individuelle sans que cela n’implique à aucun moment quelque chose de l’ordre de la critique. On peut aussi se retrouver porté par un projet, une démarche, une posture critique, sans être forcément amené à se déplacer sur les différents plans de l’action politique. La coïncidence tout comme la distorsion, voire l’étanchéité entre les deux, reste donc bien affaire d’une question ouverte et on en sera d’autant plus reconnaissant à la revue Mouvements que de l’entretenir.

Endnotes:
  1. sommaire nourri: http://www.yodawork.com/webcc/sog_dec/notice_reference.html
  2. la critique après Bourdieu: http://www.mouvements.asso.fr/spip.php

Abstract

Depuis plus d’une dizaine d’années, la revue Mouvements tient une place discrète dans le paysage des revues intellectuelles de langue francophone. Éditée par La Découverte, elle assume clairement une orientation « de gauche », ce qui, dans l’improbable tentative d’identification dont ce qualificatif est actuellement l’objet (« mais qu’est-ce réellement que cela signifie aujourd’hui être ...

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Authors

Marc Dumont

Marc Dumont est maître de conférences à l’Université de Rennes 2.

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Serendipity.

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