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Serendipity.

Être contre, c’est être tout contre.

« Avec quoi n’êtes-vous pas d’accord ? » La formule ne laisse pas indifférent, oblige à prendre position, même par défaut — quand on refuse d’y répondre, d’y prêter attention.

On est d’accord — ou pas — avec une personne sur quelque chose : une démarche, un argument, un concept, etc. On partage ou pas son avis, son opinion, son point de vue, son explication, ses arguments, sa théorie. La possibilité de ne pas être d’accord laisse une place à l’autre, rend la conversation possible, et cela suppose que chacun prenne position dans un ensemble de référence (celui des sciences humaines et sociales, celui d’une discipline, celui d’une méthode, etc.).

L’« avec quoi » ouvre la possibilité de ne pas être d’accord seulement avec certains points/éléments d’une pensée — certains arguments, certains exemples — tout en étant en accord avec le paradigme qui la fonde, et vice-versa. L’« avec quoi » place notre débat sous le signe de la nuance : et si « être contre », ce n’était pas seulement « s’opposer à… » mais « être tout contre » ? À savoir : ce sur quoi l’on prend appui pour construire sa propre perspective — les arguments de l’autre, les faits qu’il observe, la manière dont il les observe, les ordonne, etc. La voie subtile de l’« avec quoi » pose le problème du fondement (pourquoi) et des modalités (comment) du désaccord, de l’équilibre à trouver entre la filiation nécessaire à la construction de toute pensée et l’écoute des problèmes qui se posent ici et maintenant.

Je ne suis pas d’accord avec le réalisme — trop naïf. Je ne suis pas d’accord avec l’empirisme — risque trop grand de soumission au sensible, aux faits. Je ne suis pas d’accord avec les démarches inductives ou déductives — ou trop prés ou trop éloignées du sensible. Je ne suis pas non plus d’accord avec un constructivisme intégral — qui confine trop au relativisme… On pourrait prolonger cette liste : le tout humain ou non-humain, le tout représentationnel ou le non-représentationnel… Ces écoles de pensée sont comme les points cardinaux d’une boussole : le nord et le sud, l’est et l’ouest sont diamétralement opposés. Il n’empêche que cette opposition radicale permet de se situer pour avancer : je suis tout contre elles. Je ne peux pas uniquement aller en direction du nord, de l’est, du sud ou de l’ouest en raison du paradigme qui fonde ma démarche eu égard (et seulement à cause de cela) les problèmes qui se posent ici et maintenant dans ma discipline (la géographie[1][1]). Aussi, le cœur du problème n’est pas tant de faire le constat d’un désaccord, mais de comprendre (i) ce qui le fonde et (ii) la posture de recherche qui pourrait (devrait ?) en découler. Tout contre différentes postures de recherche, je prends position pour une posture pragmatique.

(i) L’adjectif est tout d’abord employé pour définir la nature de notre objet. Les problèmes qui se posent ici et maintenant s’inscrivent dans un monde fait de mouvements, d’interrelations complexes, de logiques réticulaires, d’expressions territoriales circonstancielles. Pour tenter de désigner notre objet, je vous propose un détour par les pragmata, notion subtile, qui affleure, relie les différents écrits d’Aristote[2][2], très mal traduite en français par « choses », alors qu’elle recouvre tout un faisceau de sens : ta pragmata (to pragma < pragmateuesthai) signifie « s’occuper de », « avoir affaire à ». Aussi, les « choses » — ou « affaires humaines » — désignent ce dont les hommes parlent et s’occupent : ce qui pose question dans ce que nous avons de commun. La chose est tout ce qui intéresse le monde commun dans lequel les hommes sont engagés. Et les pragmata — tout autant que celui qui les observe — sont situées dans le temps, dans l’espace, engagent des relations entre éléments matériels et symboliques et des manières d’être dans le monde spatialisées. Dans cette logique, il n’y a pas d’opposition entre humain et non-humain, entre objet et sujet : ce qui m’intéresse, en tant que géographe, c’est ce qu’il se passe entre ces deux termes, la nature des liens entre l’homme et la Terre, la nature des liens des hommes entre eux, la manière dont ils sont pris les uns dans les autres, dont ils s’agencent ici et maintenant : des affaires humaines en situation.

(ii) Mouvements, logiques réticulaires, jeux d’échelles… Nos objets sont faits de liens dynamiques ; contrairement à nos cadres de pensée, nos prises dans l’expérience sont fuyantes, elles bougent, se réagencent sans cesse. Forcément la différence de rythme est inconfortable. Alors on peut l’ignorer, faire comme si… Ou bien assumer cet inconfort en actualisant nos outils conceptuels dans la confrontation avec l’empirie. Actualiser ne veut pas dire abandonner, mais affûter notre regard, sculpter nos outils théoriques au contact des situations pratiques. Aussi le terme de pragmatique est-il sollicité une seconde fois pour qualifier la manière de construire l’objet au regard des signes de l’empirie : il s’agit de mener une « enquête intelligente ». L’expression est empruntée au courant de la philosophie pragmatique[3][3], plus précisément celle de John Dewey pour qui le pragmatisme est un expérimentalisme[4][4]. Sa pensée est ici sollicitée dans un sens très circonscrit, celui de la phase de construction des objets de connaissance : elle est motivée par l’émergence d’un problème, une épreuve dans nos modes d’existence. D’où une distinction nette entre les données de la pratique (l’empirie, les signes) et l’objet que l’on construit. Les données de l’empirie sont « un matériau à utiliser ; […] des signes, des indices pour et de quelque chose qui reste à atteindre ; elles sont des intermédiaires, non des points ultimes ; des moyens, non des finalités » (Dewey 1929, p. 80). Le caractère expérimental de la connaissance (privilégier les opérations de construction des objets sur les opérations de validation des idées) proposé par Dewey semble apporter des réponses aux problèmes méthodologiques et théoriques du constructivisme, opposer des garde-fous au constructivisme radical. Voici les axes que je retiens pour guider ma prise de position constructiviste en tant que géographe : la philosophie pragmatique est une méthode pour mettre à l’épreuve nos croyances, nos habitudes de pensée, pour actualiser nos concepts au prisme des signes de l’expérience. Chaque expérience en appelle une nouvelle, toute conclusion invite à une nouvelle mise à l’épreuve, à discuter avec les autres quand ils ne sont pas d’accord avec nous. C’est une posture de l’inconfort, de l’intranquillité. Elle propose une « enquête intelligente » fondée sur la singularité de l’objet que l’on regarde : le concept est un outil pour comprendre l’objet, pas une fin en soi. Aussi pourrait-on distinguer l’axe central d’une posture de recherche (ici pragmatique) des variations contextuelles de lecture, un peu comme un morceau de jazz suit un thème et connaît des variations : l’axe central — la manière d’être aux autres chercheurs et aux données de l’empirie — serait relativement stable, tandis que la diversité des variations qu’il autorise permettrait d’en mesurer la puissance. Aussi, la manière de construire notre objet implique d’interroger différentes postures scientifiques à la marge et de penser dans la marge (non pas en marge) des sciences humaines et sociales.

« Avec quoi n’êtes-vous pas d’accord ? » Je consens à dire que « je ne suis pas d’accord » dans le sens où je me place tout contre ceux qui m’entourent — d’hier, d’aujourd’hui. Je considère leur système de référence tout autant que celui de ma discipline pour proposer — seulement si nécessaire — autre chose, me situer, remettre en cause mes appuis pour les consolider, les mettre à l’épreuve des problèmes qui se posent ici et maintenant. Je m’engage volontiers dans la voie subtile de l’avec quoi, mais à condition que celle-ci ne soit pas l’occasion de se défausser, une manière de s’arranger avec les choses, une pirouette rhétorique pour au final être d’accord avec tout le monde, mais bel et bien une ressource pour comprendre des objets complexes. La question du pourquoi et du comment est fondamentale, pas seulement par rapport aux autres, mais envers soi-même : aujourd’hui, je ne suis plus vraiment d’accord avec ce que j’ai pu énoncer hier, parce que nos objets sont complexes, faits de mouvements, d’interrelations, de liens… Être contre, c’est être tout contre les signes de l’expérience, les concepts et les démarches de ceux qui m’entourent, avec qui j’ai choisi de cheminer, de confronter mon point de vue, pour que nos fondations méthodologiques, conceptuelles, etc., constituent des appuis et non pas des croyances limitantes. Au final, tout n’est qu’affaire de situation : situation de notre propre regard et de notre objet, situation du regard de l’autre et de son propre objet.

Illustration en une : pshab, « Kaleidoscope photo of the sky », 23.06.2006, Flickr[5] (licence Creative Commons[6]).

Endnotes:
  1. [1]: #_ftn1
  2. [2]: #_ftn2
  3. [3]: #_ftn3
  4. [4]: #_ftn4
  5. Flickr: https://www.flickr.com/photos/pshab/196107824/
  6. Creative Commons: http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/3.0/

Abstract

Being against something is not only about being opposed to something but being closely against. In this paper, I aim to explore the subtle way of « that with which you don’t agree with » because it raises the problem of the foundations (why) and the conditions (how) of disagreement. It raises the question of the subtle balance we have to find between the conceptual legacy on which we need to build on, and the signs in experience which we have to pay attention to as they can challenge this legacy.

Bibliography

Dewey, John. 1929. « The Quest of Certainty » in Boydston, Jo Ann (éd.). The Later Works. 1925-1953, vol. 4, p. 80. Carbondale : Southern Illinois University Press.

—. 2004. Comment nous pensons. Paris : Seuil, coll. « Les empêcheurs de penser en rond ».

Foucault, Michel. [1994] 2001. « Pour une morale de l’inconfort », Le Nouvel Observateur, no 754, 23-29 avril 1979, pp. 82-83, in Daniel Defert et Françaois Ewald (éds.). Dits et écrits (1954-1988), texte n° 266, t.III, Paris : Gallimard.

Romeyer Dherby, Gilbert. 1983. Les choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote. Lausanne : L’Âge d’homme.

Notes

[1] Notre questionnement s’inscrit dans le cadre d’une géographie humaine, et plus particulièrement une géographie qui prend pour objet la nature des liens entre l’Homme et la Terre et le paysage en tant qu’expérience sensible. Voir Géraldine Pellé, Itinéraires de goûts singuliers autour de la montagne (2013).

[2] Je prends appui sur les travaux de Gilbert Romeyer Dherby qui, dans Les choses mêmes : la pensée du réel chez Aristote (1983), interroge la finesse et la complexité du champ de pragma dans l’ensemble de l’œuvre d’Aristote : « le mot de to pragma n’est pas un concept technique du vocabulaire philosophique d’Aristote. […] son usage circule dans la totalité de l’œuvre […] son emploi furtif et moins surveillé que celui d’un concept plus élaboré est sans doute plus à même de trahir le vœu secret d’une pensée » (p. 36).

[3] Tous les tenants du pragmatisme insistent bien sur le fait qu’il s’agit d’une méthode, d’une posture, pas d’une école.

[4] L’expérimentalisme n’est pas un empirisme. C’est une posture par rapport aux données de l’empirie.

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