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Serendipity.

Effets de terrain.

Illustration : Ichut, « Terrains », 09.06.2012, Flickr (licence Creative Commons).

Quels savoirs produisons-nous en sciences sociales ? Le problème est constamment discuté, mais trop souvent à partir d’un examen de la littérature (après toutes les étapes de raffinage académique) plus que dans le partage de ce qui est appris dans l’enquête. Or celle-ci peut être reconsidérée comme étant non plus une étape technique de collecte, mais comme un processus ouvert, qui démarre bien avant et se poursuit bien après la phase décrite dans les thèses et les articles comme étant l’espace-temps réservé au terrain.

La production des savoirs est par exemple travaillée, en amont comme en aval, par un ensemble d’acteurs qui interviennent sur le terrain ou qui prennent part au devenir des écrits scientifiques.

En amont se jouent les tensions entre les finalités opératoires de ceux qui inspirent, financent, appellent la recherche et les questions que se posent les chercheurs. Il y a bien sûr des désaccords, voire des incompatibilités entre les institutions et organismes commanditaires, privés comme publics, et les chercheurs qui développent des trajectoires individuelles ou en équipe. Parfois, le dialogue transforme au moins partiellement la commande, et une partie de la recherche menée réside, avant même le démarrage des enquêtes, dans la confrontation et l’exploration des conditions du partage des enjeux (sociaux, politiques, culturels).

Dans d’autres cas, les questions posées par des acteurs ou des commanditaires rendent le chercheur sensible à des phénomènes ou des préoccupations qui enrichissent directement la problématisation.

Dans quelle mesure l’enquête d’un chercheur sous contrat est-elle déterminée par ces tensions ? Et surtout, comment ces situations, qui interviennent dans la production de connaissances en sciences sociales, sont-elles rendues discutables dans les séminaires, l’enseignement, la vie académique et intellectuelle ? Ces contraintes, avec lesquelles le chercheur doit négocier, interviennent dans l’écart entre ce qu’il vit comme étant une posture scientifique et ce qui est exigé de lui en tant que personnel scientifique. Elles lui confèrent un rôle social, notamment en matière d’évaluation, qu’il n’estime pas forcément être le sien. Il est d’autant plus important d’évaluer le poids de ces tensions entre les scientifiques et les commanditaires des recherches que l’injonction à rendre compte de l’utilité sociale de la recherche en sciences sociales devient systématique. Elle intervient dans les politiques de recherche et dans les formalismes de réponses aux appels qui émanent de la plupart des instances de financement publiques, régionales, nationales ou européennes. Elle intervient aussi au cœur des établissements de recherche et les équipes, lorsque ceux-ci préparent des évaluations, fixent leurs politiques, hiérarchisent leurs préoccupations. Le lexique des appels d’offre et du management de la recherche travaille les imaginaires du terrain. Ceux-ci héritent en outre, bien sûr, d’histoires disciplinaires différenciées : les états, les récits, les expériences qui sont associés à l’espace symbolique et/ou physique d’un terrain ne sont pas les mêmes pour un géographe ou pour un sociologue. On peut se sentir démarrer un terrain au moment des réunions préparatoires, ou bien plus tard dans le passage vers des sites d’investigation qui exigent un autre type d’attention. Dans des programmes interdisciplinaires associant des chercheurs en sciences de la nature et des chercheurs en sciences sociales, des malentendus importants peuvent résulter de ces décalages entre moments et lieux ressentis ou non comme étant un « terrain ».

Les situations d’enquête sont affectées par le devenir potentiel de tout ce qui s’y énonce et s’y produit. Sur le terrain, un ensemble d’interlocuteurs s’inquiète du contenu d’une recherche qui, sous divers angles, motive des intérêts. Les représentations que l’on se fait du chercheur et de sa production scientifique peuvent intervenir dans les places qu’on lui accorde, l’interprétation de son rôle, les pressions qui peuvent s’exercer sur lui (s’il est ressenti comme un allié, un agent, un évaluateur). L’existence, dans certains lieux, de sentiers pré-établis balisés par des « informateurs » professionnels induit une production de discours et de comportements spécifiques : le terrain ethnographique est parfois, déjà, un terrain construit comme tel. Sur les terrains très proches des chercheurs, par exemple dans le cas des recherches sur les sciences, les chercheurs rencontrent des collègues, des amateurs ou des militants qui sont très avertis des choix de politiques scientifiques en matière de sciences et société, et peuvent intervenir directement sur les cadrages qui les constituent comme « informateurs », au nom d’une exigence de redéfinition des rapports de légitimité dans la production des savoirs. Comment le chercheur intègre-t-il la production de discours des informateurs, ou bien les suggestions critiques et les initiatives des amateurs impliqués dans les enquêtes ? L’éclairage des conditions d’enquêtes et de leurs évolutions permet d’enrichir la réflexion sur les conditions contemporaines de recueil et de production de données en sciences sociales.

Si la présence physique des chercheurs constitue l’un des cadres d’observation des effets de terrain, ceux-ci sont également à l’œuvre dans la circulation des textes et images issus de l’enquête, et dans la littérature académique.

Il devient difficile, depuis les travaux sur l’écriture de la science, de maintenir le mythe d’une littérature primaire totalement autonome. Celle-ci n’existe plus que dans l’imaginaire d’une technocratie de l’évaluation des revues scientifiques, obsédée par les classements. Dans la plupart des cas, et notamment bien sûr en sciences sociales, la production scientifique est évidemment aussi une production culturelle, qui circule et inspire d’autres interventions, lesquelles sont à leur tour réappropriées par les chercheurs.

La circulation des représentations implique manipulations et recyclages, puis une certaine stabilisation dans différents points d’ancrage, par exemple au niveau des politiques gouvernementales. Les usages locaux de ces représentations sont notamment repérables dans les politiques territoriales, patrimoniales, ou touristiques des sociétés étudiées.

Ces représentations, qu’elles soient directement produites ou simplement inspirées par la recherche, peuvent se décliner à l’infini, du fait de leur caractère abstrait qui permet tous les bricolages. À l’inverse, la forme très contrainte des articles académiques n’autorise pas les mêmes remaniements et ceux-ci peuvent constituer des bases stables au service de différents usages. Des écrits multiples sont produits à partir des pratiques d’enquête (expositions, articles de presse, conférences de vulgarisation, etc.), mais ils sont très rarement revendiqués comme étant une partie de la production issue de la recherche. Quel est le devenir in situ des écrits en sciences sociales ? Textes fixes définissant souvent dans un « présent ethnographique » les caractéristiques d’une société, ils peuvent être utilisés à différents niveaux dans les négociations des identités, nourrissant des ethnicités radicales, des projets de développement ou devenant des pièces à conviction dans le domaine juridique. La médiation directe de l’écrit dans différentes stratégies identitaires pose d’autant plus de questions sur le plan éthique que ce support inaltérable peut induire des dérives de l’autorité scientifique que le chercheur lui-même ne peut maîtriser.

L’enquête trouve donc des prolongements dans des chaînes de réception, d’appropriation puis d’application des données produites. Si ces différentes questions apparaissent de façon éparse dans la littérature des différentes disciplines, elles méritent d’être observées à travers une approche comparative. Celle-ci fera sans doute la part belle à l’anthropologie qui, depuis Malinowski, a en grande partie fondé sa légitimation sur des enquêtes sur le terrain directes et prolongées, et qui s’est largement adonnée à l’exercice réflexif[1][1].

Mais aucune discipline des sciences sociales ne se passant de terrain, il est pertinent d’en observer les effets partout et de voir comment et selon quelles méthodologies ces effets sont pris en compte dans la production scientifique elle-même[2][2]. Ce faisant, des passerelles ne manqueront pas de se dégager, l’analyse des effets de terrain permettant sans doute aux différentes disciplines d’enrichir mutuellement leur réflexivité, tout en éclairant ce que les sciences sociales partagent au nom d’une commune passion des terrains de l’enquête.[3]

Endnotes:
  1. [1]: #_ftn1
  2. [2]: #_ftn2
  3. : #_ftnref1

Abstract

What kind of knowledge do we produce in the social sciences ? The problem is constantly discussed, mostly from a review of the literature (after all stages of academic refining) more than by sharing what is learned from the survey. However, it can be reconsidered not as a technical stage of collection, but as an open process that begins well before and continues well after the phase described in theses and articles as the space-time reserved for the study area.

Bibliography

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Calberac, Yann. 2009. « Pérennité et invariants dans la construction des savoirs géographiques : construction, transmission et adaptation d’un habitus du terrain dans la géographie française » in Tabeaud, Martine (dir.). Le changement en environnement. Les faits, les représentations, les enjeux, p. 93-107. Paris : Publications de la Sorbonne.

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Leservoisier, Olivier et Laurent Vidal (dirs). 2008. L’anthropologie face à ses objets. Nouveaux contextes ethnographiques. Paris : Éditions des Archives Contemporaines.

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Volvey, Anne, Myriam Houssay-Holzschuch et Yann Calberac. 2012. « Terrains de je. (Du) sujet (au) géographique » Annales de Géographie, vol. 687-688, n°5 : p. 441-461.

Notes

[1] Sur la réflexivité en anthropologie, voir par exemple Leservoisier et Vidal (2008). Même si l’enquête sur le terrain ne peut pas être considérée comme une spécificité de l’anthropologie, c’est sur le « terrain » que cette dernière s’est appuyée, sur la base des travaux de Malinowski en Grande-Bretagne et de Boas aux États-Unis, pour affirmer sa singularité. Des modèles d’enquête sont schématiquement attachés aux disciplines, malgré leurs évolutions : l’historien exploite les archives, le sociologue recueille ses données sur la base de questionnaires ou les fait recueillir par des enquêteurs, l’anthropologue enquête lui-même sur le terrain au sein d’interactions prolongées avec ses interlocuteurs. Si les frontières entre les disciplines sont poreuses et qu’il est par exemple difficile de distinguer les méthodes d’enquête en anthropologie et en sociologie qualitative, ces modèles caricaturaux perdurent.

[2] Toutes les disciplines des sciences sociales sont traversées par une réflexion épistémologique sur la question du terrain. À côté des productions de l’ethno-méthodologie (Garfinkel 2007), l’anthropologie dispose d’ouvrages devenus classiques sur le thème (Stocking 1983) (Sanjek 1990) (Van Maanen 1988). En France, les écrits de Bourdieu (Bourdieu, Passeron et Chamboredon 1968) (Bourdieu 2001) ont fait entrer la sociologie dans le débat. Mais des disciplines comme l’histoire (Veyne 1971) (Nora 1987) et la géographie (Volvey 2003) (Calberac 2009) (Volvey, Houssay-Holzschuch et Calberac, 2012) ne sont pas en reste. Les problèmatiques de l’enquête de terrain sont également traitées sous un angle interdisciplinaire (Cefaï 2003) (Barthélémy, Olszevska et Laugier 2010).

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