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Serendipity.

Edgar Morin : « Construire des objets de connaissances ».

Entretien.

Construire des objets de connaissance.

De l’Allemagne « année zéro » à l’anthropologie.

EspacesTemps. Nous voulions aborder, pour commencer, la place des différents découpages des objets de connaissances tels qu’ils apparaissent dans vos travaux ; à la fois découpage entre les sciences de la nature et les sciences sociales, entre la connaissance et d’autres dimensions du discours, l’éthique notamment ; et également à une échelle plus limitée, à l’intérieur des sciences sociales.

Edgar Morin. Quand je suis entré à l’université je n’avais vraiment aucune carrière en vue, j’étais très incertain sur ce que je voulais faire. J’ai donc plutôt choisi des choses qui me paraissaient importantes par curiosité ou pour ma formation. Les découpages n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui : la philosophie englobait la morale et la sociologie par exemple. Je me suis inscrit en histoire, en droit également ; non pas que j’aimais le droit, mais la science économique était à l’intérieur des études de droit. Et je me suis également inscrit à l’école des sciences politiques. Dans le fond, j’avais l’idée, que je croyais être également celle de Marx, que les objets sociaux sont des phénomènes qui ont plusieurs dimensions. C’est évidemment le phénomène humain qui m’intéressait : mais dans les sciences sociales, je n’arrivais pas à isoler le phénomène humain.

Alors pourquoi la sociologie ?

La sociologie, c’est à la fois le destin et le hasard.

Un de mes premiers livres s’intitule L’an zéro de l’Allemagne, écrit dans la lancée de la résistance et de la Première Armée. C’était un reportage sociologique. Aujourd’hui on dirait de « l’histoire du présent ». Je voyais un pays entièrement dévasté, ruiné. Et dans ce moment zéro de la vie de cette nation, je posais la question de savoir comment le pays le plus cultivé d’Europe avait pu produire cette monstruosité qu’est le nazisme. C’est un livre qui n’entre pas strictement dans la rubrique sociologique, mais qui la recouvre. A l’époque, je recevais les rapports des services de renseignement et d’information américains, anglais et français, et je faisais différents voyages, je profitais de mes fonctions pour voyager en Allemagne et aller en zone soviétique, ce qui pour moi, communiste à l’époque, était fascinant.

Mais j’ai fait aussi ce livre parce qu’à chaque fois que je revenais à Paris, j’y revoyais mes amis dont Robert Antelme. A l’époque, il tenait une petite maison d’édition et me disait : « fais un livre ! fais un livre là-dessus ». Je savais donc que si je faisais un manuscrit, j’avais un éditeur. C’est cela qui m’a permis d’écrire : je me disais, il va me faire des remarques, des critiques et ce sera très bien.

Alors j’écris ce livre. Et, en même temps je fis différents métiers.

Il faut dire ici qu’au point de vue universitaire, j’aurai pu être de ceux qui à la libération ont eu l’agrégation sur un plateau. Mais à l’époque, après avoir eut une vie un peu aventureuse, je ne me voyais pas avoir des horaires fixes : j’ai dédaigné cela. Après je me le suis amèrement reproché. Ce qui fait que j’ai dû faire des métiers divers. Je m’occupais notamment de la rédaction d’un journal de déportés qui s’appelait Le patriote résistant. Après j’ai été chômeur. Et c’est au cours de cette période qu’une connaissance, qui dirigeait une petite collection aux Editions Coréa et qui avait aimé mon livre sur l’Allemagne, me proposa de faire un petit ouvrage sur la mort. C’était une collection qui s’intitulait « Dans l’histoire ». Elle même faisait un livre qui s’intitulait Les femmes dans l’histoire. Donc, j’ai traité la mort.

Des objets trans-disciplinaires : la mort, le cinéma…

Pourquoi l’ai-je proposé ? D’abord, quand une idée s’impose, on n’en voit pas très bien les causes. Puis on essaie d ‘y réfléchir. J’ai été bien sûr très marqué par la mort de ma mère, j’avais neuf ans. J’ai eu beaucoup d’amis qui sont morts pendant la guerre : ils ont été arrêtés, déportés, torturés, tués. Pour moi qui avais aussi risqué la mort, il y avait là comme un paradoxe. C’est curieux d’ailleurs : les êtres humains ont horreur de la mort, et en même temps ils sont capables de risquer leur vie pour une cause. Le deuxième paradoxe qui m’intéressait, c’était le fait que, s’il y a bien une chose commune entre les hommes et les animaux, c’est qu’ils sont mortels. Et pourtant, l’homme est la seule espèce qui pense qu’il y a une vie après la mort ; il a, toute sa vie, une perception si forte de la mort, qu’il construit des monuments. Et puis, il y avait aussi une troisième idée : je pensais que les développements de la science allaient faire de la démortalité, c’est-à-dire permettre de réduire de plus en plus la mort naturelle et arriver à ce que j’ai appelé « l’amortalité ». Non pas l’immortalité, car les humains seraient toujours sujets à la mort accidentelle (une explosion, un incendie), mais enfin en reculer les limites. Sans doute parce que l’idée de la mort m’était insupportable.

J’étais donc chômeur. Ce qui était une chance, parce que j’ai pu passer mes journées à la Bibliothèque Nationale. Je me suis rendu compte que, si je regardais à la Bibliothèque le mot « mort », il était vide, et que ce que je cherchais se trouvait dispersé partout. Dans les ouvrages d’ethnographie, depuis les plus anciens, les plus classiques, comme Le Rameau d’or de Frazer. Dans tous les travaux sur les sociétés archaïques, il y avait des indications sur les rites de mort. En ce qui concerne la psychologie, je trouvais des choses dans Freud et tous les psychanalystes qui parlaient de la mort chez l’enfant. Il fallait également passer par la psychologie. Mais aussi par l’histoire, par les civilisations et les conceptions de la mort : l’immortalité des Égyptiens, par exemple. Il fallait encore passer par les religions du salut, qui, les premières, n’annonçaient pas la survie d’un fantôme, mais la résurrection. Il fallait examiner à quel moment on a douté de la résurrection, et voir aussi les croyances, comme le bouddhisme, où la délivrance est dans l’acceptation.

Je devais parcourir un champ très vaste, dans tous les domaines, y compris la philosophie. Je me suis donc construit ma culture à ce moment-là.

Il fallait aussi passer par la science : à l’époque les auteurs intéressants c’étaient Metchnikov, Carrel, etc. C’était l’idée que les cellules sont pratiquement immortelles si elles sont bien nourries, mais que ce sont les êtres poly-cellulaires qui sont mortels. Je me disais que la science allait réussir à transférer ces qualités qui sont déjà existantes, et que la science triomphera de la mort.

Le chapitre final en parlait. Quand il y a eu une réédition de mon livre en 1970, j’avais beaucoup réfléchi depuis. J’étais plongé dans une biologie tout à fait nouvelle, par rapport à celle qui m’avait servi de matériau à l’époque, avant la découverte du code génétique. Et d’après mes lectures, étant donné le deuxième principe de la thermodynamique, on ne peut pas supposer un mouvement perpétuel ; et surtout le théoricien anglais Leslie Orgel disait que, étant donné une cellule qui fonctionne comme une sorte de machine informationnelle, c’est-à-dire qu’on passe naturellement l’information de l’adn à l’arn transmise aux protéines etc., il y a inévitablement une accumulation d’erreurs. Alors, je laisse mon ancien chapitre, j’élabore mon nouveau chapitre ; à chaque nouvelle édition, j’ajoute une critique. Jusqu’à maintenant, où récemment encore, je rencontre un biologiste dont le nom m’échappe, qui vient de publier un livre très intéressant intitulé La sculpture du vivant. Je suis tous ses nouveaux travaux, me passionne sur les cellules mères qui ont permis de cultiver des embryons. On s’est rendu compte que, ce n’était pas la peine de cultiver des embryons ; nous en avons dans la moelle osseuse, dans le cerveau ; bref, l’idée que, aujourd’hui la régénération du vivant est possible, que la génétique peut intervenir… Il me dit : vous aviez raison dans votre première édition. Je vais donc mettre deux pages dans la nouvelle édition.

Le livre sur la mort montre comment je me suis forgé cette nécessité poly-disciplinaire, trans-disciplinaire qui pour moi est une conviction et même un paradigme de connaissance. A l’époque, cela est venu naturellement (je n’ai pas été domestiqué dans une discipline) par une série d’événements et de hasards, et aussi par le fait que j’allais à l’université pour ma propre culture et pas tellement pour acquérir un métier.

La sociologie est impliquée aussi bien dans L’An zéro que dans le livre sur la mort. Comme j’étais chômeur, Georges Friedmann que j’avais connu à Toulouse, me dit : « Au Cnrs on est en train de développer la sociologie, est-ce que cela vous intéresse ? » J’ai posé ma candidature pour la section de sociologie. A l’époque, ce n’était pas la bousculade. D’ailleurs, il n’y avait pas de licence de sociologie, il n’y avait pas de gens formés à la sociologie. Ceux qui venaient à la sociologie, ils s’étaient formés eux-mêmes sur le tas. A l’époque, le recrutement au Cnrs c’est quoi ? Chombart de Lauwe, un ancien aviateur ; Maucorps, un ancien officier de marine ; H.Desroches, prêtre défroqué qui s’intéressait aux communautés ; Pierre Naville, trotskiste défroqué qui préparait le Nouveau Léviathan ; et puis Alain Touraine, un étudiant d’histoire. On devenait sociologue.

Pour déposer une candidature, il fallait un rapport, donc sujet : j’ai pris le cinéma. Pourquoi le cinéma ? A l’époque, j’avais de grosses difficultés : je venais de quitter le Parti Communiste, l’année même où je suis entré au Cnrs. Au Cnrs justement il y avait une importante cellule qui avait voulu me mettre en quarantaine : la moitié des chercheurs ne m’aurait plus parlé. Je ne voulais pas m’identifier avec la sociologie bourgeoise, la sociologie classique, avec les questionnaires. A l’époque, faire de la sociologie scientifique, c’était imiter les américains (avec quelques beaux exemples, Paul Lazarsfeld, entre autres), avoir des échantillons, des questionnaires. Tout cela ne me disait rien. Je pensais que c’était des strates de réalité très superficielles. Je me suis dit que personne ne viendrait me déranger dans le cinéma. En plus, j’adore le cinéma. Stagiaire de recherche je considérais que c’était mon devoir d’aller souvent au cinéma.

Rapidement je me suis rendu compte que la sociologie du cinéma était insuffisante et que je devais approfondir par une anthropologie du cinéma. De la même façon que j’avais été attiré par les fantômes, les doubles, les spectres, je me posais la question de savoir pourquoi nous donnons une réalité à ces images. Il s’agissait d’éclairer le psychisme humain par le cinéma ou d’éclairer le cinéma par le psychisme humain. Ce travail aboutit à un livre intitulé Le cinéma ou l’homme imaginaire. Ce n’est pas vraiment un livre de sociologie, encore que je m’intéresse à la naissance du cinéma. Voilà une invention qui est faite uniquement pour capter le mouvement – et au début on pense que son intérêt sera essentiellement un intérêt de connaissance – alors que le cinéma va être happé par l’imaginaire, happé par le spectacle. Ce qui m’intéressait aussi le « fait social ».

On me demande alors : « Et la sociologie, où est-elle ? » Et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas faire de la sociologie et du cinéma de façon isolée, qu’il me fallait aborder ce que les Américains appelaient à l’époque « mass culture », la culture de masse, cet ensemble qui englobait le cinéma, la télévision, les loisirs, les magazines, etc. donc un ouvrage historisé et sociologisé. Entre temps j’avais fait un petit livre : Les stars. Je voulais faire apparaître les stars comme mythe et comme marchandise : toutes les facettes des sciences humaines devaient être mobilisées. Même la sociologie religieuse, car il y a un embryon de culte pour les stars. Les stars me ramenaient d’ailleurs à ce livre plus ancien, intitulé L’esprit du temps , où j’avais analysé, entre autres, la nécessité du happy-end, le fait que les films devaient bien se terminer ; toute une idéologie du bonheur promis par notre culture, par notre civilisation.

… mais aussi les Bretons de Plozévet et La rumeur d’Orléans.

Je continuerai, par mon parachutage dans une grande intervention à Plozévet, au cours d’une enquête poly-disciplinaire. En 1965, je tenais un journal d’enquête – il vient d’être publié – enquête pour laquelle j’ai été amené à improviser une méthode d’enquête : il s’agissait de ne pas perdre la singularité du sujet, cette commune singulière ; et en même temps, il ne fallait pas l’isoler, car ce qui m’intéressait c’était sa transformation, sa modernisation. Il fallait donc passer du général au singulier. Et puis je repoussais les questionnaires : il faut 100 % de subjectivité et 100 % d’objectivité, il fallait beaucoup de sympathie… C’est quelque chose qui m’a beaucoup mobilisé : j’y suis resté un an.

Je publie donc maintenant ce journal, je ne l’ai pas publié à l’époque car les informations contenues dans ce Journal étaient déjà dans le livre. Et avec le temps, je me suis rendu compte que c’était intéressant le livré étant synthétique et le journal… journalier. C’était la même histoire écrite différemment. Il devient une sorte de document.

À la fin de ce livre, Commune de France : la métamorphose de Plozévet, vous travaillez sur l’idée de modernité, et vous analysez les réactions des Plozéviens sur « l’avenir ». L’un des points qui m’a frappé, c’est l’absence de l’Europe. Il y a beaucoup « d’avenir » lié à la France, encore plus « d’avenir » lié à la planète. Mais il n’est pas du tout question d’Europe. Est-ce « l’épistémologie de l’observateur » qui ne la faisait pas apparaître, ou bien l’Europe n’apparaissait-elle pas dans les discours liés à l’avenir.

Je pense que c’est le premier point surtout. Je suis devenu européen dans les années soixante-dix. Je pense que j’étais donc un peu indifférent à l’idée européenne à cette époque. Ce que je voyais, c’étaient bien sûr les grands courants occidentaux qui couvraient l’Europe mais ce n’était pas l’Europe en tant que telle. Je pense que cela vient donc plutôt de ma façon de voir les choses à l’époque.

À la relecture de Commune de France : la Métamorphose de Plozévet, on est frappé par l’omniprésence de la bombe atomique. Toujours dans les passages sur l’avenir, on trouve de très nombreuses expressions comme « l’avenir ? C’est la bombe atomique ». Nous lisons aujourd’hui ces phrases avec en tête les grilles de mondialisation, de Terre-Patrie, ou des risques partagés. Mais qu’est-ce que cela représentait à l’époque ?

Il y avait peut-être eu quelques essais nucléaires à l’époque. Il faudrait sans doute vérifier les dates exactes des expérimentations avec des bombes thermonucléaires. C’est sans doute lié aussi avec le voyage dans la lune, je me souviens d’un vieux pépé me disant : « J’aurai tout vu, du vélo à la lune ». C’est enfin une période de guerre froide, on est tout juste après l’épisode des fusées de Cuba, en 1962.

Il y avait donc ce que j’appelais la sociologie du présent et même quelque chose se transformant, disons un groupe de diagnostic sociologique. Je crois que le point de départ ce sont des articles pour le Monde en 1963, à partir de ce phénomène surgit de la nuit de la Nation, phénomène que j’ai appelé « Yéyé », une poussée d’une classe adolescente, le surgissement d’une sorte de classe adolescente dans la société ; puis avec Mai 1968 que j’ai suivi, sur lequel j’ai fait des articles au moment même. Car je trouvais intéressant de prendre des risques intellectuels en faisant un diagnostic, comme un médecin qu’on appelle pour voir un malade. On n’attend pas que le malade meure pour faire ce diagnostic.

Il s’était créé à l’époque un petit groupe. Il s’appelait Le club du Nouvel Observateur qui nous a donné quelques moyens. On a fait deux enquêtes : l’une sur Madame Soleil, une astrologue qui a fait un tabac formidable (avant Loft Story, mais à la radio…). On a fait un travail qui s’intitulait Le retour des astrologues : pourquoi l’astrologie aujourd’hui ? Et une deuxième enquête, car nous avions remarqué qu’après 1968, la presse féminine (Elle, Marie-Claire …) avait évolué. Ce n’était plus seulement « Soyez belle, soyez jolie, vous garderez votre petit mari » ; mais au contraire « Vous vieillirez, les enfants vont partir ». Et je me disais que si il y avait de grands changements dans la culture, ce serait le passage d’une culture d’euphorie à une culture qui affronte les tragédies de la vie. Ceci est d’ailleurs visible aussi au cinéma.

Vint La rumeur d’Orléans ensuite. Le hasard intervint encore dans cette histoire. J’étais bien évidemment frappé par les articles des journaux parisiens ; il me semblait également bizarre d’attribuer ces événements à des groupes antisémites ou autres… Une organisation juive (le Fond social juif) me dit, « vous devriez faire une enquête là-dessus ». J’accepte. On me donne une petite somme pour recruter trois ou quatre personnes, et c’est une enquête qui s’est faite très vite : on a passé trois jours et trois nuits. On s’est rendu compte que toutes les informations concordaient, on avait l’impression que l’on n’apprenait plus rien. Ce fut une enquête très vivante : d’abord il n’y avait pas eu d’enlèvement, ensuite on voyait les foyers de diffusion de la rumeur… La thèse, surtout, était qu’il ne fallait pas chercher dans la spécificité d’Orléans l’explication des rumeurs. Et particulièrement pas dans le fait qu’il y a eu Jeanne d’Arc à Orléans. Le même genre de phénomène ayant eu lieu dans d’autres villes de France. Notre thèse était qu’il s’agissait de poussée mythologique.

Ça c’est la fin de la période sociologique.

Intégrer ? Découper ? La question des limites.

Les interfaces : sciences sociales / sciences en général, connaissance / politique.

Vous venez de prononcer un mot qui est peut-être la réponse à la question que nous voulions vous poser : est-ce que ça marche par époque ? Si on regarde vos publications, on pourrait dire : il y a une époque plutôt sociologique et ensuite un élargissement des cadres. Mais en même temps ce que vous nous avez dit montre que les cadres étaient élargis depuis le début, particulièrement la nature et les sciences sociales. Comment voyez-vous cette articulation, comment vous a t elle servi, comment y a t il eu des balancements entre les différents centres de gravité ?

C’est d’abord une série de hasards : l’enquête à Plozévet je ne l’ai pas cherchée, on me l’a proposée ; la rumeur d’Orléans, sans l’incitation dont j’ai parlé, n’aurait pas eu lieu. Ce que j’ai fait de moi-même, c’est dans Le Monde, des articles sur mai 1968, des choses comme ça. Dans mes enquêtes sociologiques, il y a donc une part de hasard.

Je crois aussi que la préoccupation anthropologique est forte. Le rapport avec la biologie est déjà présent dans L’homme et la mort. Je continue aussi à m’interroger sur les sciences. Dans Arguments, une revue dont je me suis beaucoup occupé et qui a paru de 1957 à 1962-63, on s’interrogeait beaucoup. Notamment sur les problèmes cosmologiques, l’avenir de la technique, sur des perspectives presque science-fictionnesques. Arguments, fut une sorte de bouillon de culture où des tas d’idées se sont fortifiées : l’idée planétaire par exemple. Cette idée m’était venue par Kostas Axelos qui lui-même la tenait de Heidegger. Cette idée se cristallise pour moi d’une certaine façon : c’est une époque aussi où je découvre des textes très importants, ceux de l’école de Francfort particulièrement, Adorno, Marcuse…

Les circonstances font qu’à certains moments j’ai l’occasion de me re-cultiver. De me plonger dans une culture qui existait déjà, mais dans laquelle je n’étais pas plongé. Sur la question de la biologie, c’est à l’époque d’ Arguments que je découvre Bolk, un chercheur hollandais, qui avait proposé dans les années vingt une théorie absolument juste et qui reste valable aujourd’hui. L’idée de la juvénilisation de l’espèce humaine : l’homme présente les caractères du bébé singe, le développement est ralenti, il n’est pas entièrement achevé, la preuve c’est que, au point de vue du pénis, le prépuce n’est pas détaché, on n’a pas de poils, on reste adolescent toute sa vie etc. Je m’enrichissais donc d’une certaine culture.

Après Arguments, nous avons fondé avec Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, un groupe qui s’appelait le Gresp où on invitait des gens pour discuter sur de grands problèmes. Les grandes problématiques viennent comme cela.

En partie de la politique ? De l’interface connaissance/politique ? Parce qu’en quittant le PC vous n’aviez pas renoncé à la politique ?

Je me suis un peu mis en hibernation, par prudence peut-être. Et aussi parce que je ne trouvais pas où m’insérer. J’ai commencé à deshiberner, quand, en 1954, avec mes amis Robert Antelme, Dionys Mascolo, Louis-René des Forêts, nous avons monté un comité contre la guerre en Afrique du Nord. A l’occasion de ce comité, j’ai rencontré Claude Lefort. C’était une époque très ardente : la révolution hongroise, le rapport Khrouchtchev etc… Il y a eu surtout « l’Octobre polonais » : j’y étais avec Claude Lefort et Dionys Mascolo. Comme lors de la révolution hongroise j’étais avec Castoriadis et le groupe de Socialisme ou barbarie.

Il y avait beaucoup de rencontres, Arguments était aussi un lieu de débats et de rencontres. C’est cela qui m’a nourri. Je me suis reconnu grâce à des auteurs comme Héraclite ou Hegel. Des auteurs pour qui, dire une chose vraie, c’est unir deux termes apparemment contradictoires. Ma forme d’esprit est que je suis sensible à deux vérités contraires ; pour parler comme Pascal : les vérités du cœur et les vérités de la raison. Chaque fois qu’une connaissance me frappe, elle ne va pas chasser une autre connaissance ou une autre idée, je vais essayer de l’intégrer. Voilà pourquoi je parle de dialogique ; Hegel parlait de dialectique : unir deux idées contraires. Cette forme d’esprit est issue d’une forme de curiosité, je ne me suis pas enfermé dans une discipline et c’est pour cela que je milite fortement contre l’enfermement disciplinaire qui stérilise les curiosités naturelles. Par cela, à différentes époques, j’ai pu me re-culturiser, si je peux dire.

Ainsi, en 1967-1968, commence une autre période : je participe à un groupe, le Groupe des Dix que dirigeait le docteur Jacques Robin ; il y avait des cybernéticiens (je découvre alors la cybernétique), et des biologistes. Je suis aussi à ce moment-là en relation avec Jacques Monod qui était un vieil ami. Je suis invité à l’Institut de Recherche Salk en Californie pour l’année 1969-1970. Et j’y suis invité pour me cultiver. Je leur disais : « Vous voulez que je vous fasse une petite conférence ? » Et ils me répondaient : « Non, non, mais réfléchissez, réfléchissez ». Il y avait là des chercheurs extraordinaires dans toutes les sciences. Et je me suis cultivé pas seulement dans la biologie nouvelle, celle qui était issue des travaux sur le code génétique, mais aussi dans la théorie des systèmes que je découvre là-bas, la façon de concevoir la cybernétique non plus comme une histoire d’ingénieurs, mais aussi à partir des textes fondateurs de Norbert Wiener, les pensées d’esprits comme Von Neumann etc. Là je crois que je me refonde, c’est ma vraie refondation durant les années 1967-1972.

C’est au cours de ces années que me vient l’idée de La Méthode. A mon retour à Paris, je participe au Colloque de Royaumont où les séances sur l’unité de l’homme invitent des représentants de toutes les disciplines. Nous réalisons déjà collectivement un peu notre programme d’Arguments. La communication que je fais pour ce colloque se transforme en un livre Le paradigme perdu : la nature humaine, qui me permet aussi, en terme de culture, de réunir des choses très importantes, des choses qui existaient dans les années soixante : la nouvelle préhistoire, l’éthologie, les comportements des animaux, la théorie de l’auto-organisation. C’est à ce moment-là que m’est venue l’idée de faire La Méthode.

Mettre les limites là où il faut.

Peut-on revenir plus précisément sur les différents types d’interdisciplinarité. A l’intérieur des sciences sociales, vous avez dit que la sociologie était plutôt une étiquette. Mais dans votre idée, ne doit-il y avoir aucune distinction disciplinaire, si oui, laquelle ? Ensuite, entre les sciences sociales et les sciences de la nature : certains vous critiquent en disant que là vous franchissez une limite qui n’est pas forcément pertinente pour l’efficacité de la connaissance. Enfin il y a encore une troisième frontière entre le monde la connaissance et le monde de l’éthique. D’autres interfaces encore, car c’est peut-être un des avantages de la culture occidentale que de pouvoir fixer des limites, c’est ce qui lui a donné une certaine efficacité pratique. Vos détracteurs vous reprochent d’intégrer à tout prix. Vos logiques de l’intégration vous poussent à atténuer à l’excès des frontières qui pourtant ont leur intérêt.

A propos de l’intégration d’abord. Le paradigme de la complexité que j’utilise depuis de nombreuses années, est fondé sur l’inachèvement de la connaissance, sur l’impossibilité de la connaissance totale. J’ai en tête une phrase d’Adorno : « La totalité est la non vérité ». Ce que je fais, c’est une lutte entre deux tendances : l’une qui cherche à intégrer ; l’autre qui affirme que l’on ne peut pas avoir une connaissance définitive. Mais surtout, la construction de la complexité permet d’intégrer des éléments qu’on ne peut pas intégrer dans la vision classique, dans la logique linéaire par exemple. Deux idées m’ont permis de le faire : la boucle, la dialogique. Mais ceci ne donne pas la clé de la totalité : à la limite, il y a du non connaissable.

Dans les disciplines, il existe des frontières historiques et des frontières logiques. Mais quand on étudie un thème, comme la mort ou comme la science, on est obligé d’être poly- ou trans- disciplinaire. Cela ne supprime pas les disciplines. Nulle part je n’ai dit qu’il fallait supprimer les disciplines. Lorsque je me suis occupé de la réforme de l’enseignement, la rumeur a couru que je voulais supprimer les disciplines. C’est faux, bien sûr. Mais il faut les faire collaborer. Ce que je dis est d’ailleurs illustré par un mouvement visible dans les sciences depuis les années soixante. Un exemple. L’écologie, comme science, associe les connaissances des différentes disciplines. L’écologue n’est pas obligé de savoir tout de la botanique, tout de la biologie et tout de la géologie. Il fait appel aux différentes compétences, mais il produit de la connaissance autre sur les écosystèmes. On est obligé d’intégrer plus ou moins bien (ou plus ou moins mal) ne serait-ce que pour connaître la biosphère. Si vous additionnez toutes les connaissances physiques et biologiques, vous ne saurez absolument rien de la biosphère. Les sciences de la Terre sont aussi un succès de recoupement : grâce à la découverte de la tectonique des plaques, on voit que la Terre est un système très complexe. Des disciplines qui ne collaboraient pas (sismologie, vulcanologie, géologie, météorologie) sont maintenant en connexion. Pour l’étude de la préhistoire, c’est la même chose. On ne recueille pas seulement des bouts d’outils ou des ossements. On essaie de faire des scénarios, plausibles sur l’hominisation.

On voit donc beaucoup de domaines où s’opèrent des regroupements. Pour ne pas parler de la cosmologie où l’on voit les chercheurs du cosmos gigantesque utiliser les expériences des accélérateurs de particules. Ce que je dis est d’une grande banalité, et il faut vraiment être dans les petits cantons arriérés des sciences humaines pour croire que l’intégration est une idée d’une grande audace. Je souhaite qu’il y ait le maximum de communication entre les sciences. Pour moi, entre l’histoire et la sociologie, il n’y a pas de frontière hermétique. Quand vous avez une dominance d’un point de vue historique, on peut dire que c’est de l’histoire. Mais combien de livres d’histoire sont en fait de la sociologie : Braudel, c’est de l’histoire sociologisée, Le Roy Ladurie aussi. Toutes ces idées de frontières sont stupides. Les limites sont dans les esprits et les connaissances de chacun.

Donc je pense que l’on doit surtout apprendre à traiter des sujets qui nécessitent ces multiples regards. Ou bien on appelle des gens de différentes disciplines, ou bien une seule personne tente d’avoir ces regards différents. La théorie complexe prend au sérieux la notion de système. Le système est un assemblage d’éléments différents qui forme un tout, lequel tout est une organisation qui suscite des émergences, c’est-à-dire des qualités nouvelles, et qui, en même temps, agit sur les différentes parties du système. Si vous ajoutez à cette idée de système, les idées de l’auto-organisation, vous pouvez appliquer ces idées d’auto-organisation d’une façon spécifique à des cellules, à un être vivant, à la société ou à l’individu. On peut donc dégager des concepts fondamentaux, qu’on n’applique pas mécaniquement, mais qui permettent d’analyser des objets différents. Une société humaine est aussi un phénomène auto-régulé, et co-régulé.

Imaginez que vous ayez à faire la coordination entre, par exemple, le biologique chez l’homme et le non biologique. Prenez le cerveau : on peut le connaître comme une machine bio-chimico-electrique. Si vous prenez l’esprit, on peut le comprendre comme quelque chose qui fonctionne avec des mots. Et vous ne pouvez pas unifier les deux. Et pourtant vous savez que c’est la même chose. Et ce que je dis, ce que je rabâche même, c’est qu’à partir du moment où apparaît l’homo-sapiens et même peut-être avant, les capacités du cerveau humain sont telles, qu’une fois qu’il est dans un bain culturel dans lequel le langage existe, l’esprit se développe dans cette interaction permanente et rétroactive entre le cerveau et la culture. S’il n’y a pas de culture il n’y a pas d’esprit, s’il n’y a pas de cerveau il n’y a pas d’esprit non plus. Nous savons encore que non seulement, les signaux electro-chimiques du cerveau influent sur l’esprit, mais aussi que l’esprit peut influer sur le cerveau. D’abord indirectement, à l’aide des drogues, par exemple. Certaines grandes dépressions peuvent provoquer une baisse des défenses immunologiques et de graves maladies, des maladies mortelles. Ces interactions corps-esprit sont des phénomènes que l’on appréhende de mieux en mieux.

Est-ce que vous ne voyez pas là un certain risque de « ré-animation » du monde vivant, d’anthropomorphisme ? Avec l’idée qu’une partie de la systémique viendrait aussi d’une biologie à tendance finaliste.

Il est évident qu’il n’y a pas de pensée sans risque.

Le finalisme et le providentialisme peuvent se trouver partout. Mais pas nécessairement dans la systémique. C’est l’une des idées importantes de Von Bertalamfly qui est le premier à avoir lancé l’idée de système. Ce que Jacques Monod appelle la téléonomie doit être bien différenciée de la téléologie. La téléologie est la finalité providentielle, la téléonomie est l’idée qu’une fois qu’existe un être vivant, il a des fins, il est programmé pour réaliser ces fins : se reproduire, se nourrir etc. Nous sommes obligés de reconnaître ces finalités. Mais moi, personnellement, j’ai toujours considéré comme non crédible l’idée teilhardienne, reprise parfois par Hubert Reeves, que l’univers irait vers une complexification croissante en un point oméga. Pourquoi pas, mais cela me semblerait étonnant. La réhabilitation de la finalité providentialiste ne me concerne pas.

Vous parliez de risques, de risques intellectuels, bien entendu. A la limite, plus il y a de risques, plus c’est intéressant. Si vous ne voulez pas prendre de risques, vous appliquez mécaniquement des formules rituelles et puis, c’est fini. Il faut plutôt projeter les résultats : est-ce que c’est bon ? Est-ce que c’est mauvais ? Est-ce pertinent ? N’est ce pas pertinent ? Si je prends mes œuvres écrites, commencées il y a quarante ans, est-ce que ça tient le coup ? Ou le contraire ? Est-ce que c’est faux, est-ce que c’est vrai ? Quel est le degré d’erreur.

Revenons aux limites. Personnellement je crois que la conscience des limites se situe ailleurs. Je pense que les plus grands acquis du 20e siècle ont été de poser les limites de la connaissance : la découverte des limites de la croissance, un des points importants de l’écologie ; les limites de la rationalité avec, au moins pour la déduction, le théorème de Gödel, celui de Tarski, ou, pour l’induction, les limites qu’avait déjà montrées Karl Popper ; les limites de la raison humaine. Dans beaucoup de domaines, on découvre qu’il y a beaucoup de limites qui entrave notre connaissance et notre action. Cette idée de limites est extrêmement importante. Mais, peut-être, met-on des limites là où on ne devrait pas les mettre, et ne les met-on pas là où on devrait les mettre.

Deux approches de l’éthique.

En ce qui concerne la question de l’éthique, vous tombez bien. Le livre que je termine actuellement – qui est la fin de La Méthode – un ouvrage qui s’intitule L’humanité de l’humanité, paru en novembre 2001, comportera en fait deux volumes. Le premier, L’identité humaine, essaie de voir de façon multi-dimentionnelle le problème humain, y compris dans ses aspects existentiels. C’est quelque chose de nouveau. Ce n’est pas seulement une reprise de ce que j’ai déjà fait. Il y a un peu plus, je crois.

Le second tome sera consacré à L’éthique. Je propose deux directions pour comprendre l’éthique. La première est classique, la seconde un peu moins. L’idée classique, est que l’on ne peut pas déduire une norme d’une connaissance scientifique. Un savoir ne porte pas en lui sa propre éthique. Il y a un fossé entre le jugement de fait et le jugement de valeur. Mais, à partir du moment où vous avez une science réorganisée, par exemple l’écologie, qui ne nous montre que des fragments de nature avec des fragments de réalité, et nous dit : « Voilà les processus qui sont en cours : dégradation de la biosphère », alors nous sommes sollicités éthiquement et politiquement pour faire quelque chose. Nous vivons une époque passionnante. Il y a quatre ans encore, la plupart des climatologues disaient que la situation était tout à fait normale, que la variation des climats avait toujours existé sur la Terre, ce qui est d’ailleurs vrai. Mais, ils sont désormais de plus en plus persuadés que quelques chose se dérègle maintenant, et que ceci est lié au développement technico-industriel, comme l’ont affirmé les conférences de Rio et de Kyoto.

De plus en plus, la connaissance de ces processus peut désormais alimenter notre action et notre éthique. C’est dans ce sens là que je vois une première direction. La deuxième direction est fondée sur la phrase de Pascal : « Travailler à bien penser, c’est la source de la morale » ; ce sera d’ailleurs le premier chapitre du livre. Cette affirmation est, semble-t-il paradoxale par rapport à ce que je viens de vous dire, puisqu’il ne suffit pas de penser correctement pour pouvoir agir éthiquement. Mais, l’idée est juste à mon avis, dans le sens où l’éthique traditionnelle, de type kantien (il faut suivre ses bonnes intentions) pose un problème de connaissances. C’est ce que j’ai développé sous le titre « d’écologie de l’action ». Il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions pour les réaliser, les actions entrent dans un milieu d’interactions, dans un milieu social humain, qui peut les dévier et les faire aller dans le sens contraire à celui voulu voire souhaitable. L’histoire est pleine de ces bonnes intentions qui ont abouti à leurs contraires. Les comportements éthiques doivent s’accompagner d’une pensée. Une pensée incorrecte, une pensée mutilée, une pensée mutilante, même avec les meilleures intentions, peut aboutir à des conséquences désastreuses. Nous avons besoin d’une connaissance complexe, capable de contextualiser les choses pour pouvoir prendre des décisions. Le culte du nouveau ne change rien à l’éthique. On dit, « il faut une nouvelle éthique, il faut une nouvelle éthique ». Je pense qu’il n’y a pas besoin de nouvelle éthique. La vieille éthique de papa, on la connaît : faire du bien plutôt que du mal. Par contre il existe de nouveaux problèmes éthiques. Dans le domaine de l’éthique, une des grandes nouveautés est celui des double bind, produit par deux injonctions antagonistes. Vous avez deux devoirs contradictoires qui cultivent évidemment un homme différent voir lui-même contradictoire. Deux principes moraux. D’un côté il faut prohiber absolument la torture, de l’autre autoriser un type, là, qui sait qu’une bombe nucléaire va exploser et tuer des milliers personnes. Il faut choisir entre deux principes moraux.

Je crois que le développement des sciences et particulièrement des techno-sciences, multiplie ces cas. C’est le cas pour l’euthanasie, puisque aujourd’hui, on peut prolonger autant que l’on veut la vie végétative alors qu’il n’y a plus d’intellect. Alors faut-il prolonger, en vertu du principe d’Hippocrate qui demeure absolument valable, ou bien au contraire faut-il arrêter, d’autant plus que l’on peut donner quelques-uns de ses organes pour sauver une autre vie ? Nous retrouvons les mêmes problèmes en ce qui concerne les embryons thérapeutiques, ou les mères porteuses. Le conflit des devoirs est désormais une question clé. Louis Massignon m’avait donné cet exemple canonique de double devoir. Une bédouine voit son mari tué au cours d’une vendetta. Les frères du mari poursuivent le meurtrier. La nuit tombée, le meurtrier arrive à la tente de la femme et lui demande l’hospitalité. Deux devoirs s’affrontent ici : le devoir d’hospitalité et le devoir de vengeance. Elle accorde donc l’hospitalité pour la nuit au meurtrier et, au matin, vient avec ses beaux-frères pour tuer cet homme. On retrouve des exemples comme ceux-là dans les romans d’Ismaël Kadaré.

L’éthique est une question essentielle, mais c’est dans ces termes-là qu’il faut la poser : nous avons des devoirs complémentaires et souvent contradictoires. Nous avons des devoirs à l’égard des nôtres, de nos enfants, de nos parents, mais aussi à l’égard de notre société et de l’humanité. Vous avez des militants qui se dévouent pour l’humanité et négligent totalement leur famille. Ou des gens qui vivent uniquement pour leur famille et négligent totalement leur devoirs à l’égard d’autrui.

La réalité humaine est trinitaire, je l’ai dit plusieurs fois. Nous sommes à la fois individu, partie d’une société et partie d’une espèce. J’en ai toujours expliqué le côté paradoxal, la société est en nous, et l’espèce est également en nous puisque nous la reproduisons. Nous avons donc trois directions éthiques : une éthique pour soi, individualiste, d’épanouissement individuel ; une éthique pour la société qui se comprend surtout comme une réciprocité démocratique, car comme citoyen nous avons des droits, donc des devoirs ; et nous avons une éthique de plus en plus grande à l’égard du genre humain, à une échelle planétaire. Trois directions éthiques qui peuvent évidemment entrer en contradiction.

Vous avez parlé « d’auto-éthique » dans l’un de vos ouvrages. C’est une notion dont vous parlez beaucoup dans les ouvrages qui font le lien entre votre vie personnelle et votre travail, comme Mes démons. Votre notion d’éthique renvoie au sujet peut-être ?

L’idée de sujet, je l’ai posée dans le deuxième volume de La Méthode ; je la repose dans La connaissance de la connaissance, je la repose dans L’humanité de l’humanité, le livre paru en novembre 2001. Je l’ai aussi exposée dans un livre collectif fait dans le cadre des Colloques de Cerisy sur Touraine. Maintenant, j’ai une bonne définition, mais elle est là-dedans [Edgar Morin montre son ordinateur].

Voici la table des matières du livre, dans le plus grand désordre : « l’éthique du bien penser, l’auto-éthique, l’anthropo-éthique, l’éthique de la compréhension, magnanimité et pardon, mais je l’ai mis à part, je ne sais pas encore si cela en fera partie. D’ailleurs dans une interview du Monde des Débats j’avais fait un texte sur le pardon… solidarité et communauté, éthique de la reliance… enfin, tout cela n’est pas encore bien fixé… incertitudes et contradictions, éthique et politique, éthique de crise, éthique planétaire, ressourcement cosmique ». A la fin de mon livre Mes démons, je dis : « L’éthique se résume à résister à la cruauté du monde ».

« Je ne suis pas des vôtres. »

Je vous renvoyais un peu au sujet, parce que vous dîtes dans Mes démons « Je ne suis pas des vôtres », ce que je trouve très joli. Et en effet, vous êtes un peu un cavalier seul, en dehors des modes. Alors j’avais envie de vous demander : « Qui sont les vôtres » ?

En dépit de toutes les différences, les miens sont sans doute Dionys Mascolo et Robert Antelme, Marguerite Duras – avec qui j’ai été très proche pendant quelques années – Claude Lefort et Castoriadis, même s’ils ont été fâchés pendant vingt ans… Ce sont les miens, parce que, même si nous n’avions pas les mêmes idées, nous avons été des compagnons des mêmes préoccupations et des mêmes obsessions. Il y en a qui sont morts, bien entendu.

Alors, ce n’est pas une affinité intellectuelle « Les vôtres », ce sont des amitiés plutôt.

Oui. Des amitiés. Mais il y avait aussi des affinités intellectuelles, ou des affinités d’obsessions ou de passions. A vrai dire, lorsque j’ai dit « Je ne suis pas des vôtres », je voulais plutôt me distinguer du monde de l’intégration académique et sociale, des intellectuels en tant que tels, tout en sachant que j’ai tout de même un pied dans ces mondes là, incontestablement. Mais le côté polémique a disparu dans mon projet.

Vous avez dit que vous avez beaucoup plus d’incertitudes que de certitudes. J’aimerai donc vous demander ce que vous avez comme certitudes.

Ma première certitude est qu’on ne peut jamais éliminer les incertitudes, c’est une grande certitude. J’ai aussi l’idée qu’il n’y a pas de conceptions, aussi bien sur le monde, sur la vie, sur l’être humain, qui soient valables pour toujours. Ma certitude est que, pour connaître notre monde connaissable, il faut toujours employer ce que j’ai appelé le « tétragramme », cette sorte de dialogique entre ordre, désordre et organisation. J’ai des certitudes éthiques, des certitudes qu’on ne peut pas prouver comme le désir de fraternité.

Ma formule est : « Je navigue dans un océan d’incertitude à travers des archipels de certitudes ». Cette image traduit bien ma façon de penser. Ce que j’ai noté dans Mes démons, ma structure mentale – grâce à Pascal – c’est que, comme je ne peux pas éliminer le doute, ni la foi, j’essaie de faire que les deux se débrouillent ensemble.

Sartre et l’existentialisme.

Moi, je vous trouve assez existentialiste. Et vous ?

En partie aussi, oui.

Dans un de vos livres, vous dites plutôt que non, que Sartre…

Oui, mais… D’abord on ne peut pas ramener la philosophie existentielle à Jean-Paul Sartre. Ceci étant dit, il s’est trouvé que, effectivement, je me suis toujours intéressé à Sartre. J’ai lu L’être et le néant. Mais la différence est que nous avons fait, Sartre et moi. Nous avons suivi deux chemins historiques en sens contraires : lui de plus en plus pour justifier le communisme, le stalinisme dans les années cinquante, alors que moi je m’en éloignais de plus en plus. Ceci a provoqué effectivement… un rejet de part et d’autre. Bien entendu ses écrits politiques me semblaient navrants et lui aussi attaquait ce que je faisais. Mais au cours de mon trajet, j’ai pensé qu’il fallait introduire de plus en plus la préoccupation existentielle dans la connaissance. Et c’est ce que je n’ai cessé de faire jusqu’à présent : j’insiste sur l’importance de Nietzsche, de Kierkegaard ou de Heidegger.

Voici un paragraphe de mon futur livre qui concerne l’existentialisme :

Il faut rompre avec les conceptions trop cohérentes qui pétrifient et statufient l’humain […]. Ce travail veut également considérer la situation existentielle de l’être humain. Celle-ci présente en toute forme de littérature et de poésie est absente des sciences humaines. C’est pourquoi j’ai insisté sur l’expérience subjective comme sur les caractères ludiques, esthétiques, poétiques de la vie humaine. Vivre pour vivre signifie vivre poétiquement. J’ai voulu repérer la présence souvent masquée de la mort dans l’existence humaine et surtout son rôle formateur et destructeur de conscience. L’être humain porte en lui à la fois la conscience et l’inconscience de sa finitude. Il se sent envahi par l’infini dans l’expérience religieuse, poétique et érotique de l’extase. Il espère sans cesse et désespère sans cesse. C’est un être d’espoir et de désespoir nous dit la tragédie de l’homme de Marbach. Il est le ridiculissime héros dont parle Pascal.

On voit que vous avez été nourri de beaucoup d’amitié, d’amour, d’histoire, de politique. Qu’est-ce qui essentiel pour vous aujourd’hui ?

Je crois que c’est la poésie de la vie. Aujourd’hui, je dirais que c’est cela. L’amour, bien sûr.

« Ne pas se faire domestiquer : résister. »

Vous avez été communiste pendant un moment. Que pensez-vous du Livre noir du communisme et du Passé d’une illusion ?

En ce qui concerne Le passé d’une illusion, je crois que le livre de Furet est très important, surtout sur l’idée de révolution. Mais il a rétréci, il a bi-dimensionalisé le phénomène quand il parle des « passions communistes ». J’en avais d’ailleurs discuté avec lui. Ce ne sont pas des « passions révolutionnaires » ; le communisme a été une religion, une foi, bien plus qu’un mythe. Quelque chose d’aussi fort que le christianisme. La différence, c’est que le communisme ne pouvait pas avoir une grande durée : le christianisme promet tout au ciel et jamais personne ne peut vérifier ; malheureusement – ou heureusement – ce n’est pas la même chose pour le communisme. Furet me répondait : « Non, ce n’est pas une religion parce que ça n’a pas duré longtemps ». Mais il me semble que ce n’est pas parce que ça n’a pas duré longtemps, que ce n’est pas une religion. Mon reproche essentiel porte sur cette dimension réductrice. D’autant plus curieuse que lui-même a vécu le mythe, il a été beaucoup plus stalinien que moi. Moi j’étais un stalinien très débonnaire, lui c’était un vrai.

En ce qui concerne le Livre noir du communisme, je vois dans le rejet de ce livre le refus maladif de vouloir considérer que le phénomène communiste stalinien a été à sa façon aussi atroce que le phénomène nazi, et que l’on peut unifier tout cela sous le nom de totalitarisme. Si on prend le nombre de victimes, le stalinisme dépasse tout. Bien entendu, on peut dire que le nazisme a duré très peu de temps. Le Livre noir oblige à regarder en face le communisme soviétique.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune bachelier d’aujourd’hui ?

Qu’il essaie de ne pas se faire domestiquer ou emprisonner par les inévitables contraintes des carrières. J’ai eu la chance d’entrer au Cnrs dans des situations ouvertes, qui sont très rares. Oui, résister.

Le texte complet des Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur[1]

Un entretien avec Edgar Morin dans [2]Label France[3], une revue du ministère des affaires étrangères, en 1997 au moment de la sortie de Une politique de civilisation (en collaboration avec Sami Naïr)

« Réforme de pensée, transdisciplinarité, réforme de l’Université », dans le Bulletin interactif du Centre international de recherches et d’études transdisciplinaire[4] (Ciret) L’article d’Edgar Morin[5].

Communication au Congrès International « Quelle Université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l’Université » (Locarno, Suisse, 30 avril – 2 mai 1997) ; texte publié dans Motivation, n°24, 1997, repris dans le Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires, n°12, février 1998.

« Israël-Palestine : le double regard », Libération[6], 11 septembre 1997, rubrique « Débats ».

Le dossier de la revue Sciences Humaines sur la complexité : Sciences Humaines, n°45, février 1995.

Endnotes:
  1. Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur: http://www.agora21.org/unesco/7savoirs/
  2. dans : http://www.france.diplomatie.fr/label_france/ENGLISH/IDEES/MORIN/morin.html
  3. Label France: http://www.france.diplomatie.fr/label_france/ENGLISH/IDEES/MORIN/morin.html
  4. Centre international de recherches et d’études transdisciplinaire: http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/
  5. L’article d’Edgar Morin: http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/bulletin/b12/b12c1.htm
  6. Libération: http://www.liberation.fr/

Abstract

Construire des objets de connaissance.De l’Allemagne « année zéro » à l’anthropologie.EspacesTemps. Nous voulions aborder, pour commencer, la place des différents découpages des objets de connaissances tels qu’ils apparaissent dans vos travaux ; à la fois découpage entre les sciences de la nature et les sciences sociales, entre la connaissance et d’autres dimensions du discours, l’éthique ...

Bibliography

Notes

Authors

Bénédicte Goussault

Sociologue, elle fait partie du comité de rédaction d’EspacesTemps.

Jacques Lévy

Professeur de géographie à l’Université de Reims et à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il est coordonnateur de la revue EspacesTemps.

René-Eric Dagorn

Historien et géographe, enseigne au lycée Jean de la Fontaine à Château-Thierry (Aisne) et à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il prépare une thèse sur les diverses conceptions de la mondialisation dans les sciences sociales. Il est Rédacteur en chef d’EspacesTemps.net.

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Serendipity.

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