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Serendipity.

Écrans de RDA : projections politiques et sociales au miroir de son cinéma de fiction.

Comment s’intéresser au cinéma est-allemand ?

Le cinéma constitue l’un des moyens les plus importants de la communication sociale. Nos pensées sont imprégnées par des images qui reproduisent des conceptions du social, les interrogent, les contestent, les renforcent. Le premier enjeu de notre travail est de confronter ces principes à l’analyse d’une société symboliquement fermée géographiquement mais aussi sur le plan historique, comme le fut la rda. S’intéresser au cinéma de l’Allemagne de l’Est, constitue, pourtant, une rareté pour peu que l’on ne soit pas originaire de la rda. Ce cinéma là semble en effet avoir oublié de manifester son existence, soit par des chefs-d’œuvre soit par des réalisateurs de grands talents. Il est difficile de mentionner un film ou bien un seul nom. En opposition avec les œuvres ou bien les noms de Andrej Wajda, de Milos Forman ou encore de Andreï Tarkovski qui peuvent illustrer tout autant une discussion de cinéphiles que celle d’historiens, le cinéma est-allemand semble bien modeste et silencieux. Un livre sur le cinéma allemand, fourni par l’ambassade d’Allemagne à Paris, et dont la structure même trahit la méconnaissance ou le désintérêt du sujet, annonce : « Si l’on se soucie un jour de prendre les mesures de l’histoire de la Defa (l’organisme de production national ou deutsche Aktiengesellschaft), on devra constater que si 43 années séparent die Mörder sind unter uns et Coming out (le premier et le dernier des films produits par la rda), seule la couleur s’est ajoutée aux films entre les deux dates » (Pflaum, Prinzler, 1994, p. 183).

Certes la condamnation est principalement formelle. Elle reprend et corrobore cependant à sa manière l’idée selon laquelle la société est-allemande aurait été un bloc monolithique, strictement figée dans la figure du bon élève stalinien. Détachés de ces jugements de goût, des départements d’études germaniques d’universités américaines (particulièrement Yale et Standford) et anglaises (Reading) s’intéressent à cette culture, organisant des colloques et rassemblant de nombreux documents. Cherchant à compléter un véritable déficit de reconnaissance, une fondation allemande (Die Defa- Stiftung) a été créée en 1999 afin de valoriser les œuvres réalisées entre 1949 et 1989.

Les publications de langue anglaise et allemande sur les films sont donc assez nombreuses mais très peu traitent globalement du sens des fictions. Il s’agit, le plus souvent d’analyses se focalisant sur la production d’un seul auteur ou bien traversant plusieurs œuvres consacrées à un thème précis (le romantisme, l’antifascisme etc). Un livre fait exception : Harry Blunk a tenté par l’étude précise de sept films de percevoir la réalité de la société est-allemande (Blunk, Profil-Verlag). Selon l’auteur, chacun des films constitue à la fois un essai formel et porte un message qui résume différentes tendances à l’œuvre dans l’ensemble de la société. Notre travail se situe dans la lignée de cette analyse mais avec un corpus beaucoup plus important afin de constituer des séries significatives et en se concentrant bien plus sur les structures narratives que sur les apports formels des films. Nous pensons retrouver ainsi toutes les manières dont la promesse communiste, cette orientation de la politique vers un futur totalement nouveau, exploita les composantes narratives de l’histoire afin de créer et d’exprimer un projet social ralliant le plus grand nombre. Sur un simple plan chronologique, il devient alors possible d’observer les continuités et les modifications de ces structures pour obtenir un autre récit historique de la rda. A ce titre les films de rda, tous financés par l’État, formèrent un laboratoire de figuration politique unique et dont l’étude permet aujourd’hui d’accéder à une nouvelle compréhension, à la fois sociale, politique et historique de ce que fut la rda. Porteurs de valeurs propres au réalisme socialiste, ils illustrent parfaitement les manières dont la société est-allemande se perçoit et cherche à s’élaborer dans la continuité des grands penseurs du marxisme. Il s’agit donc d’objets complexes, obéissant à la fois à une volonté d’éducation politique et au besoin de séduire les spectateurs. Présentant une vision socialiste du monde, ces fictions sont régies par une exigence performative indéniable. Mais notre analyse, réalisée à partir de la totalité des fictions produites en rda, veut aussi révéler et étudier la dimension interprétative des fictions. Cette analyse menée par le biais de la temporalité narrative est novatrice.

Une temporalité propre à l’Allemagne de l’Est ?

Notre postulat se justifie par de multiples observations réalisées en rda dès la chute du Mur de Berlin. Un essayiste ouest-allemand compare ainsi l’ouverture de la frontière entre les deux Allemagnes au bris d’un hublot dans l’atmosphère pressurisée d’une cabine d’avion (Baier, 1990, p. 54). Il parle de l’apparition de « symptômes des turbulences résultant de l’irruption d’un temps occidental comprimé dans une zone moins pressurisée ». De manière identique, Jürgen Habermas rapproche les événements de 1989 d’une « révolution de rattrapage » comme « une sorte de révolution à rebours qui libère la voie pour rattraper des développements manqués » (Habermas, 1991, p. 17).

Il semble donc bien qu’il y ait eu en rda un particularisme temporel auquel s’ajoute d’ailleurs l’enjeu même du temps comme valeur historique. Car « l’histoire agit comme une sorte de substance et elle ne peut donner de la substance à son sujet qu’en maintenant son dire sur lui » (Bachelet, 1996, p. 43). L’histoire dans les pays dirigés par le Parti communiste était une affaire d’État dans la mesure où son évolution était assurée par le Parti qui puisait sa légitimité dans la conformité entre ses analyses et les développements historiques (Ferro, 1985, p. 30). Politiquement organisée sans renouvellement périodique de mandats, la rda ne semblait pas connaître de rupture ou de redynamisation des groupes et des ensembles sociaux (Russ, 1994) : l’image, la fiction, le mythe, le symbole, contribuant à désamorcer les angoisses. Et de fait, après l’unification de 1990, les remarques de ceux qui furent nommés les « Ossis »[1][1] portaient très souvent sur le sentiment de fragilisation de la société à laquelle ils appartenaient

Avec la victoire sur le nazisme, ce que la rda appellera officiellement « la libération » (die Befreiung), les Allemands de l’Est estiment être du côté des vainqueurs de l’histoire. Le discours historique de la rda se présente comme le sursaut, la réaction humaniste et salvatrice d’un cours nouveau, rendu nécessaire après la faillite de la République de Weimar puis surtout après la période nazie. Conséquence de la seconde guerre mondiale, le territoire de ce qui deviendra la rda est amputé de tout l’axe rhénan autour duquel s’articulent les voies de communication et les structures industrielles. Pour les dirigeants de l’Allemagne socialiste, un chantier immense s’ouvre alors. Il faut créer une nouvelle infrastructure, organiser la circulation des marchandises et penser de manière nouvelle l’espace et l’histoire allemande.

« Nouveau cours » ou bien « société nouvelle à bâtir », les mots et les images qui circulent pendant toute l’existence de l’État font appel à un imaginaire fait d’espoirs et de rassemblement des forces générales. C’est pourquoi, dès 1948, avant même la création officielle de la rda, les artistes sont invités à participer à l’élaboration, pas à pas, de « l’homme nouveau ». Cette méthode dont Andrei Jdanov avait posé les bases, en août 1934, lors du premier congrès des Écrivains soviétiques, et nommée « l’Etappenliteratur », mobilise totalement la culture au service de l’État. Il s’agit, à travers elle, d’élever le niveau culturel des ouvriers afin de leur faire prendre conscience de leur appartenance de classe et de sa force, de les convaincre de l’avenir du socialisme radieux. Cette volonté affichée permettra, des années durant, à des artistes de se sentir, malgré leurs multiples expériences de la censure, solidaires de la ligne fixée par le Parti Socialiste unifié (le sed)[2][2]. Lecture du monde et de l’histoire, pédagogie des moyens à suivre, le réalisme socialiste impose une économie d’accomplissement qui implique un contrôle total sur la production de biens et de sens.

Méthodologie.

Notre corpus, délimité par l’existence historique du « Mur de Berlin » comporte près de 334 films et couvre tous les genres du cinéma (film de costumes, de guerre, d’espionnage, comédie, science-fiction, etc.). Face à une telle masse documentaire, il s’agit tout d’abord de trouver une entrée qui en permette une saisie autant chronologique que diachronique. Tous ces films, bien qu’appartenant à des genres aussi différents, ont pour point commun de se localiser dans un temps de référence, c’est-à-dire d’être contextualisés : par le temps de référence nous avons donc pu constituer une entrée que nous avons nommé la première temporalisation. Nous nous sommes également demandés qu’elle était la proportion des films présentant un récit et des personnages contemporains, à savoir situés après 1961 et le traumatisme de la fermeture de la frontière avec la rfa. Nous avons donc procédé à une première série d’opposition entre films historiques et films explicitement situés après 1961. C’est ainsi que nous avons observé que, année après année, la Defa équilibre sa production avec une série de films dont la narration se situe avant 1961, équivalente à la moitié de l’ensemble de la production totale, l’autre moitié est constituée de films dont la narration se déroule après cette date : sur 334 films, 155 récits sont situés avant 1961, 179 après : soit 46% des productions consacrées à des histoires situées avant 1961. Cette proportion, presque parfaite dans son opposition, confirme l’attention et le contrôle sur la structure narrative de la rda. Seuls trois films traitent directement de la nuit du 13 août 1961, date où fut construit le mur séparant Berlin-Est et Berlin-Ouest. Les trois sont d’ailleurs produits l’année même de la fermeture de la frontière. Il semble donc que l’ensemble du corpus s’organise symboliquement autour de l’érection du Mur de Berlin : les décisions de tourner tel ou tel film prenaient en compte sa temporalisation par rapport à l’année 1961.

Ces deux registres temporels distingués, l’intrigue de chaque film a été analysée de manière à isoler certaines caractéristiques narratives : quel est le lieu privilégié de la narration ? Quels sont les personnages principaux et de quelles valeurs véhiculent-ils ? Quels sont les arguments de ces films ? Qu’entend nous apprendre chaque film ? S’il s’agit d’un film sur la seconde guerre mondiale ou d’un film d’espionnage, par exemple, obéit–il aux conventions du genre ? La structure de la production cinématographique est-allemande se révèle comme un encadrement de la dimension historique et soutenant la vision historique positive, la destination nationale. À ce point de l’étude nous travaillons encore sur la dimension performative des fictions. Celles-ci, véhiculant des schémas et des images obéissant précisément au réalisme-socialiste, permettent la lecture de catégories narratives : exigence de maîtrise, identification nécessaire aux projets politiques et valorisation d’un type de héros précis : ce que le marxisme nomme l’homme nouveau.

Ces premières observations ont permis d’affiner l’analyse en repérant les continuités et les modifications à l’intérieur de chacune de ces temporalisations types : l’analyse chronologique se double donc d’une analyse diachronique, croisant les références, les allusions qui traversent l’ensemble des récits – regards anachroniques et clin d’œil au présent – porteurs de sens politiques et de valeurs symboliques. Ces entrelacs de temps et de référents rejoignent la réflexion sur le temps historique en dessinant des modes et des dimensions du temps vécu. Nous y avons considéré tout particulièrement l’importance prégnante de la nostalgie : ce sentiment de regret de ce qui n’est pas, ce qui aurait être ou n’est plus. À travers le corpus de 330 films nous avons observé que tous les personnages, qu’ils appartiennent au genre de la science-fiction ou aux films de guerre, qu’ils soient agents secrets ou Peaux- Rouges, semblent hantés par l’idée d’une terre perdue ou volée et qui reste à retrouver, d’un espace où vivre de nouveau en paix. La rda voulait se présenter, par son projet de re-définition de l’homme et de la société comme le creuset d’un monde à venir. Mais les images et les structures narratives de ses fictions cinématographiques la révèlent, en creux, comme le rêve d’un monde perdu qu’il faut retrouver. La rda nourrissait donc un sentiment d’exil et cherchait l’accès aux puissances de la raison et à l’Humanisme.

Que montrer : futur radieux ou confrontation au présent ?

Il faut alors considérer l’évolution du caractère des personnages principaux. A partir du milieu des années 1960, le héros positif, charismatique, et auquel chacun peut s’identifier semble condamné au profit d’un homme au tempérament froid et au raisonnement scientifique. Ce constat mène à une radicalisation des personnages charismatiques qui glissent vers une forme d’anarchie violente. Les réalisateurs cherchaient cependant à désamorcer le danger potentiel du personnage en le faisant vivre dans un passé de comédie. Ou bien en le décrivant comme un nomade professionnel, comme les camionneurs, que de nombreux films prenaient pour personnages principaux. Principalement sur la route, toujours en mouvement, ces travailleurs définissent ainsi un « non lieu » loin des usines et des centres de production industrielle, références obligées du réalisme-socialiste. Il semble alors que les films cherchent à créer une brèche, démontrant la cassure de la structure homogène de la société socialiste.

Cette ouverture de la valeur narrative sous-tend le besoin de réalisations personnelles. Le héros, homme ou femme, cherche le bonheur. La quête est donc individuelle car la société ne résout pas les tensions et les difficultés internes. L’ensemble de ces éléments (changement de héros, valorisation des routes, des grandes espaces, importance accordée à l’individu) constitue une profonde modification des cadres narratifs. Ainsi plus d’un film sur deux possède une femme pour personnage principal. La femme socialiste, professionnellement active, scientifiquement compétente et politiquement chérie par la propagande du gouvernement, symbolise la perception, en rda, du Gegen-wart[3][3]. Les manifestations de déceptions, les régressions, les évolutions trop lentes s’intensifient. Ces films présentent donc un désir du lointain, une forme de Sehnsucht : la « nostalgie de ce qui n’est pas ». Les entrelacs des référents et des temps artistiques et politiques, les citations artistiques et historiques manifestent l’enjeu sur la durée, de la fiction est-allemande : participer, relever le défi social et politique afin d’améliorer les relations humaines, et conserver un recul nécessaire pour se positionner hors du réel, recul sans lequel la fiction meurt. Il faut, en effet, traverser, selon l’expression de Lewis Caroll, « le miroir magique de la réalité ». Les films, la confrontation des récits et de leurs structures, échappant, pour partie, à la volonté des auteurs, révèlent des productions symboliques qui diffèrent des formes de domination narrative issue de l’idéologie politique officielle. Car la fiction ne survit que dans sa propre rumination. La rumination des temps et des œuvres passés rend l’art à sa réalité. Échappant à la politique et à sa temporalité, l’ensemble des fictions rédige un commentaire qui investit de manière nouvelle les espaces temporels et historiques tout en parvenant, pour certains, à contourner les interdictions et le contrôle politique. Ce commentaire ne constitue pas ouvertement une critique politique. Il ne s’agit pas de détruire ou bien de conspuer les acquis. Une stratégie de contournement de l’obstacle constitué par les canons du réalisme-socialiste est alors mise en œuvre.

Les procédés par lesquels les fictions résistent, survivent, à la volonté politique, démontrent que les réalisateurs ont su investir des espaces et créer des références qui échappent aux structures dominantes afin de poser un regard critique sur la société. Au moyen de certains détours ils sont parvenus à faire surgir les enjeux historiques. Certains films jouent sur les ellipses, les absences ou bien les allégories pour dévoiler un réseau de correspondances et de critiques. La fiction doit lutter pour sa survie, l’art ne peut demeurer art que tant qu’il maintenait une frontière avec une réalité trop interventionniste. Afin de désamorcer le potentiel critique du contenu, de nombreux récits recourent donc au passé et aux grands ancêtres. Ce passé glorieux, ces adaptations de romans et les biographies d’illustres prédécesseurs, se situe, de fait, dans cette brèche historique, dans cette cassure entre fait et récit où la résistance aux forces de la compréhension rencontre le besoin de structurer le quotidien.

Ceci met alors en évidence la difficulté, sinon l’aporie, est-allemande à proposer un projet et un modèle fixé sur un futur trop lointain et conforté par un présent obligatoirement rassurant. Paradoxalement le projet de société censé être le plus tendu vers le futur (sinon être appelé par le futur,) est donc resté le plus traditionnel, le plus allemand. Hölderlin, Kleist, Caroline von Gunderode d’un côté, E.T Hoffman ou encore Thomas Mann, Beethoven et Goya de l’autre, tous ces personnages historiques auxquels les films de fictions se réfèrent dessinent une pléiade d’artistes en lutte contre leur temps ou contre le pouvoir et qui finissent malades, fous et parfois suicidés. C’est donc bien au moyen de la revitalisation des mythes, de la multiplication des sujets et des trames narratives, par la réadaptation du matériau historique que s’est jouée l’indépendance de la fiction est-allemande. Tout comme pour la littérature anglaise sous la coupe de la censure élisabéthaine, ce sont des coupures de temps, des raccourcis qui traversent la vision quotidienne du pouvoir et peuvent parvenir jusqu’à nous avec une force réelle. Un récit historique constitué de différents morceaux de livres et de films, semblable à un autre Frankenstein, prend alors vie, faisant face au discours historique officiel tels Mister Hyde et Docteur Jekill.

Deux exemples.

Le réalisme socialiste procède d’une exploration de champs démonstratifs, à l’intérieur d’un espace délimité. Les films investissent donc des territoires métaphoriques comme le lieu de réconciliation des deux Allemagnes ou encore les espaces d’action et de réalisation de la nouvelle société. L’imaginaire n’a pas officiellement, en rda, fonction à occulter, à aliéner, puisqu’il n’obéit pas aux exigences du simple divertissement. Les films ne sont pas des dérivatifs mais sont les multiples figurations du possible, de ce qui reste à faire et endossant un rôle d’éclaireur pour ce qui reste à faire (Robin, 1986, p. 98). Les choix narratifs des fictions sont donc opérés selon une forme de compression des besoins sociaux et politiques. Le film Die gefrorenen Blitze (Veizci, 1967) illustre le travail de mise en forme du temps historique et montre que la fonction d’éclaireur attribuée à l’art, et tout particulièrement à l’art cinématographique, naît de la domination de l’image du passé.

Réalisé en deux parties nommées Target Peenemünde et Password Paperclip, le film raconte la lutte, à partir de 1936, des communistes du monde entier, sous l’égide de l’Union Soviétique, afin de repérer les usines de production des bombes volantes nazies. Conçues comme une vaste fresque des faits de résistances, de surveillances et d’héroïsme, les deux parties accentuent la chaîne de solidarité nécessaire à la réalisation de cet objectif. En 1939, les services de renseignements anglais reçoivent un message d’un professeur antifasciste, le docteur Kummerow, les informant que la région de Peenemümde, sur la Baltique, surveillée depuis 1936, va accueillir une structure balistique. Les Anglais ignorent ce message des années durant. Mais, ayant intercepté le message, des communistes français, polonais et allemands, s’organisent afin de rassembler des documents sur les bombes volantes, les « Wunderwaffen » de Hitler. Le film rassemble une série de faits d’armes, d’astuces et de sacrifices afin que les informations parviennent jusqu’à des groupes d’interventions. La première partie regroupe autour de Peenemümde, le film aboutit à la seconde partie qui se situe presque uniquement dans les ateliers de production des v1. Les résistants, engagés dans la fabrication des bombes, organisent des actes de sabotages afin de retarder le programme nazi. Leur combat consiste aussi à permettre aux États-majors alliés d’organiser la destruction par les airs des rampes de lancement. Un film américain de 1964, nommé Operation Crosbow (Michael Andersen), sur le même sujet, permet, par contraste, de dévoiler le travail de mise en forme des films de la Defa.

Le film américain recourt en effet à trois figures de héros types dont le sacrifice final permettra, toute à la fin du film, la de très nombreux personnages, du radio amateur français à la femme de ménage polonaise nettoyant la chambre d’un chercheur allemand. Décrivant comme une forme de spirale qui se resserre destruction de la base nazie, après un ultime face à face avec la figure du méchant (un responsable de la Gestapo). Le film est-allemand, sorti trois années après celui de Hollywood, rappelle ce grand combat issu de la seconde guerre mondiale en valorisant le sacrifice du grand nombre, des anonymes grâce auxquels la guerre fut gagnée. Les visages, les figures, sont multipliés afin de refuser la personnalisation d’une figure héroïque. Le message du film montre une foule qui se dresse, qui lutte avec ses moyens propres. Chaque acte prépare un acte réalisé par un autre. Une chaîne se dessine, la nécessaire solidarité, le sens de l’ascèse, du sacrifice personnel, sont parfaitement accentués par ce film.

La dernière scène des deux films est parfaitement révélatrice des démonstrations sous-jacentes de chacun. Le film américain, nous l’avons dit, se conclut sur le sacrifice du dernier des survivants américains. L’homme est parvenu à se faire embaucher sur la chaîne de production des v1 et signale à l’État-major la position de la base. Une armada de bombardiers survole, de nuit, le site sans parvenir à atteindre l’objectif. Mais l’Américain, qui vient d’être démasqué, échappe à la surveillance de tous et se jette sur les commandes d’ouverture des sas. Ceux-ci s’ouvrent en grand, éclairés de tous leurs feux, permettant aux bombardiers de bien viser leur but. La base et la chaîne de production sont réduites à néant. Le film de la Defa ne s’arrête pas à cette destruction. Il montre, en effet, que les bombardements américains ne démantèlent pas la chaîne de production des v1, d’autant que des v2 sont déjà programmés. Les bombardements sont donc présentés dans leur violence aveugle (Berlin ou Dresde sont des villes de rda qui ont particulièrement souffert des bombardements alliés), détruisant sans discernement et tuant des résistants (la femme de chambre polonaise par exemple). Les bombardements démontrent leur inutilité dans la décision définitive. Celle-ci revient alors à un professeur travaillant sur le projet, longtemps hésitant entre la fascination pour un programme scientifiquement passionnant et le courage politique de tout détruire. Encouragé par des ouvriers du site, il finit par choisir le camp de la résistance et sabote les installations. Cette décision est prise, avec en arrière plan, les tractations des Américains pour récupérer les travaux des scientifiques nazis et la perspective de les blanchir de leurs agissements. Le film se termine donc symboliquement dans un campement américain, dans le Pacifique, où de hauts gradés discutent de ces transactions : ils regardent sur un écran ce que celles-ci vont leur apporter : le feu nucléaire et la domination du monde.

Le film de la Defa procède d’une ambitieuse lecture du monde et de l’histoire. La Seconde Guerre Mondiale est présentée comme inachevée et les usa incarnent la continuation de l’Allemagne capitaliste belligérante. La narration de ce film de guerre mène au présent des spectateurs : l’événement historique permet de comprendre les luttes d’aujourd’hui. Cet élargissement narratif obéit à la mission de la Defa. Le récit, contrairement au film américain, ne connaît pas de fin heureuse, de happy end.

Cette vaste épopée sur le rôle des communistes montre que la fiction cinématographique, comme opération idéologique et pédagogique, est à la fois un investissement et une épargne. Les structures narratives, les choix réalisés pour enseigner, éduquer et rappeler les grandes leçons de l’histoire induisent des choix politiques et invitent les spectateurs, de manière à fois sensible et rationnelle, à les reproduire. L’analyse du film suivant, réalisé sept années plus tard, révèle cependant des nuances et des variations dans les définitions politiques de l’histoire et du rôle des communistes. En sept années, la mise en forme du temps historique a gagné en complexité, l’image du passé ne semble déjà plus totalement dominée par le discours socialiste.

Wolz, Leben und Verklärung eines deutschen Anarchisten (Wolz, vie et transfiguration d’un anarchiste allemand), film de Günther Reisch, illustre avec de nombreuses modifications, la vie d’un célèbre personnage de la culture de l’Allemagne ouvrière. La figure de Max Hölz surgit dans la région de Mansfeld à partir de l’année 1920 : un Land très rapidement et fortement industrialisé, où l’opposition entre le mouvement ouvrier et les Konzerne est particulièrement forte. Les partis uspd et kpd, plus tard réunis sous le sigle vkpd, et l’Internationale Communiste y étaient fortement représentés et en situation d’exprimer, par exemple à Leuna, des revendications plus extrêmes que dans le reste du pays. A la fin du mois de mars 1921, les deux tiers de la région entrèrent dans une grève générale. Max Hölz était l’organisateur de la résistance armée. Cette stratégie offensive fut très discutée et critiquée au kpd et fut même l’occasion de vifs débats au sommet de l’Internationale Communiste. Malgré des grèves soutenues à Hambourg et dans la Ruhr, « les actions de Mars 1921 » se terminèrent par la défaite du mouvement ouvrier : arrestations, justice d’exception, exécutions, furent le résultat de cette révolte isolée. Dénoncé puis condamné à perpétuité, Max Hölz, après avoir été amnistié en 1928, fut retrouvé noyé en 1933 en urss. L’incroyable vitalité du personnage qui lui avait permis de résister longuement aux multiples traques policières (il était devenu l’ennemi public numéro un) ne tarda pas à donner naissance à une légende tenace renforcée par des émissions radio soutenues par les nazis sous le titre générique « le socialisme trahi ». Les auditeurs y apprenaient que l’anarchiste aurait été invité au « pays du communisme réel » afin de suivre une formation politique. Les causes de sa disparition demeurent mystérieuses. Max Hölz aurait été, selon de nombreux témoignages concordants mais tardifs, liquidé par le Guépéou, victime des premières opérations de nettoyage de Staline, désireux de se débarrasser d’un personnage trop encombrant, célèbre et actif. Cette thèse demeure controversée, Max Hölz ayant laissé et peu d’autres traces physiques. Il faut cependant noter que le réalisateur du film, Günther Reisch, mentionne cette thèse comme étant la vérité, dans une intervention télévisée de présentant son film, en 1996.

Les livres officiels du communisme passent sous silence la renommée acquise par Hölz. Les manuels est-allemands ignoraient jusqu’à la moindre référence à ses actions et à son nom. Le film, qui situe toute l’action en 1919, constitue donc une première surprise en procédant à une exhumation. Cet anarchiste, qui porte dans le film le nom d’Ignaz Wolz, est un fantôme qui surgit du placard. Certes, le réalisateur semble afficher, au premier abord, une claire préférence pour son meilleur camarade, Ludwig, alter ego cinématographique et figure du communiste orthodoxe, méthodique, se référant aux autorités. Par opposition, Ignaz Wolz veut tout, tout de suite et avec l’accord spontané des travailleurs qui sont, selon lui, les seuls concernés. Les très nombreuses altercations entre ces deux tempéraments, tout le long du film, démontrent les divergences méthodologiques et les ambitions profondément différentes des deux hommes. Cependant, il est clair qu’ils ont besoin l’un de l’autre.

S’étant rencontrés au fond d’un cratère creusé par un obus français sur un champ de bataille de la Première Guerre Mondiale, les deux hommes ne cessent de se croiser. La seconde fois où ils se retrouvent, le communiste, Ludwig, végète en prison. Wolz qui est parvenu à subtiliser les clefs des cellules aux surveillants, délivre l’ensemble des prisonniers et s’enfuit. Il vit désormais dans la clandestinité. Cette libération constitue, selon son point de vue, une opération anti-autorité et intègre son combat contre le pouvoir. Ludwig le remercie mais regrette l’absence de projet soutenant cet acte.

Symboliquement, Agnès, la fille d’un riche aristocrate, travaillant comme infirmière sur le front où elle soigne Wolz, évolue entre les deux hommes et atténue leurs ressentiments. Amoureuse de Ludwig auprès de qui elle trouve confiance et attention, elle accepte pourtant de se marier avec l’anarchiste lorsqu’il est emprisonné pour ses nombreux coups de main. La cérémonie a lieu en prison et doit faciliter les visites et l’apport de nouvelles ainsi que sa libération. L’homme, à l’inverse du calme Ludwig, possède un charisme, une force vitale étonnante et une volonté de parvenir à ses fins, affirmant à l’envie « ce que je veux, s’accomplit ». L’affirmation de la puissance de son ego possède deux facettes. L’une des deux est démontrée dans la première partie du film. Wolz, ulcéré des conditions de vie des ouvriers, scandalisé de devoir faire une guerre dont il ne veut pas et qui profite seulement aux « gens de l’arrière », prend d’assaut, à vélo, une usine avec quatre amis. C’est un dimanche et les propriétaires dînent. Les tenant sous la menace d’un pistolet, il s’empare de la caisse, calculant les bénéfices que ces hommes réalisent avec les tissus de bandage (celui-là même qui lui entoure la main depuis sa chute dans le cratère d’obus). De la même manière, avec jovialité, il prend d’assaut un train, et surprend quelques riches hommes d’affaires en galantes compagnies. La cavale commence, la légende aussi.

C’est ainsi qu’il libère des hommes d’une prison leur demandant de le suivre. Ludwig refuse, son chemin suit une autre route. Pourtant, il viendra soutenir son libérateur lorsque la police assiège son camp de fortune. Ne cessant de tirer sur les assiégeants, les deux hommes poursuivent une discussion sur l’intérêt d’une révolte immédiate et sur les espoirs d’une révolution totale. La scène veut constituer la clef du film. Elle conclut sans appel à l’échec du dynamisme spontané. Elle survient cependant après un fort beau passage de vie collective dans le camp. Ignaz distribue de l’argent à la veuve et à l’orphelin alors que son camarade préférerait mettre tout de côté, au moins la majeure partie, afin de constituer un trésor de guerre et de mettre sur pied une organisation fiable et opérationnelle. L’anarchiste dilapide, distribue, sa générosité ignore les lendemains. Il vit le présent de manière intense et s’en estime le créateur. La vitalité gît dans ce temps. D’où des scènes de sombre romantisme, lorsque ces brigands de grands chemins, tels des Robin des Bois, partagent l’alcool et le cochon grillé autour d’un grand feu. Ce récit montre indiscutablement une joie de vivre intense surgissant du fragile équilibre de ces instants suspendus entre le drame imminent et l’action réalisée. Une notion de partage immédiat, scellé dans le danger et l’impossible retour, l’image d’une camaraderie franche, virile, issue de la commune conscience de leur fin imminente, donnent un aspect festif et intemporel à cette soirée. La troupe finit dispersée ou anéantie. Leur chef est rattrapé dans une mine désaffectée. On le voit errer dans de sombres couloirs empruntés, essoufflé, affolé, des coursives, des échelles, sans qu’aucune ne permette d’échapper aux chiens qui le pistent et aux policiers qui entourent son refuge.

En prison il tente de lire, de structurer sa colère et sa soif d’égalité. Il essaie aussi de démontrer son allégeance aux autorités par un mariage arrangé, symbole bourgeois, afin de profiter d’une amnistie. En vain. Lentement son esprit qui ne peut rester calme le dirige vers la folie, alors que son ami communiste dont l’amitié demeure fidèle, parvient à structurer de manière toujours plus fine l’organisation qu’il dirige. Wolz, enfin libéré, tente une croisade afin de recommencer à déstabiliser la société. Il ne parvient qu’à retrouver une petite prostituée du début de sa quête. Elle refuse cependant de le suivre au soleil couchant, lorsqu’il décide de ne plus jamais dévier de sa route. Il disparaît ainsi dans un magnifique ciel rougeoyant célébrant la fin d’une époque. Le symbole est évident et rendu d’autant plus fort que l’ami communiste a disparu depuis longtemps. Pour le scénariste du film, Günther Rücker : « Wolz ressemble à un volcan. Il a du feu, mais son feu ne peut que détruire. Et il ne veut rien d’autre ; car il pense que c’est le seul chemin faisable pour arriver à une société humaine, pour liquider la société de l’exploitation. Partant de là, il ne s’agit plus seulement de la représentation transfigurée des événements historiques et aventureux mais d’une parabole sur aujourd’hui : l’anarchisme – et ce ne sont pas les têtes les moins douées qui le louent et le pratiquent toujours, et toujours en tant que doctrine de la grâce en Europe occidentale, en Amérique latine, au Japon. Mais c’est une illusion tragique de vouloir faire écrouler à la hussarde le pouvoir organisé sur l’exploitation ». (Film für Sie, 1974)

L’ensemble des critiques porte sur la volonté d’une révolution pour soi, s’appuyant sur les phrases d’Ignaz Wolz selon lequel « où je suis, se trouve la révolution ». Le film tend alors à montrer la solitude de l’homme même au plus fort de sa célébrité, parce que « il ne veut pas attendre et c’est pourquoi il refuse – non sans manque de reconnaissance – la discipline et l’école du parti » (Rother, Forum). Tous s’accordent pour reconnaître combien l’homme leur est sympathique et combien il leur est douloureux de constater son échec prévisible (Rehahn, Wochenpost ; Voigt, Sonntag).

La Defa propose un texte de présentation publicitaire bien plus radical que les remarques des auteurs du film et place l’accent sur le rôle du kpd, demeurant aux côtés d’un homme qui refuse sa discipline (Defa-Außenhandel, 1974). Selon cette version, le film devait finir sur la résignation du héros, choisissant de fuir l’Allemagne qui ne peut qu’abriter « une mentalité petite-bourgeoise et dont le manque de courage de la population empêche une révolution ». Cette phrase présente un homme dont les idées sont totalement fausses et les actes inutiles. Après avoir lu le texte, les spectateurs sont supposés interpréter le film dans une optique précise. Un livre publié en rfa sur ce personnage historique reprend et synthétise cette perception : Max Hölz s’est trompé et a trompé les ouvriers en les menant à une révolution anarchiste (Manfred, 1983). La vision officielle de la Defa est fortement éloignée des valeurs véhiculées par le suicide symbolique que présente le film. Wolz découvre l’évolution politique de ses anciens camarades. Une réunion les montre devenus sympathisants nazis. C’est pourquoi Wolz quitte le bar et déclare brutalement son intérêt pour le soleil couchant. La mort du révolutionnaire est annoncée. Ludwig lui-même l’a pour ainsi dire enterré. Il déclare en effet comme un souhait ou bien une bénédiction, lors de sa dernière apparition à l’écran « Puisse la terre lui être légère ». Par cette phrase, son ami est définitivement écarté des combats à venir. Le poids qu’il doit porter n’est que celui de sa propre vie. L’homme disparaît dans les eaux calmes d’un fleuve, ensevelissement qui rappelle la mort par noyade du vrai Max Hölz. Le personnage du film, comme une revanche, toujours libre, choisit de disparaître dans l’eau, symbole de pureté, et de suivre la sphère incandescente du soleil et sa révolution quotidienne.

Tout d’abord, Ignaz Wolz ne constitue pas uniquement la cible des critiques comme veulent bien le signifier, unanimes, les spécialistes. Tous, d’ailleurs, laissent échapper au cours de leurs articles, combien l’homme est sympathique et fascinant. Certes ces concessions sont aussitôt suivies des critiques de rigueur, mais ces sentiments témoignent du travail cinématographique et de la manière dont le réalisateur a su apprécier et faire aimer ses personnages. Le récit l’illustre de différentes manières.

Le personnage de Ludwig, alter ego de l’anarchiste mais appliquant les bons principes du socialisme, souffre de la force, de la vitalité, de son ami. Pâle, chétif, il parle peu, ne semble jamais agir et effectue chacun de ses actes avec lenteur. Il est même le premier à profiter de la puissance d’action de Wolz, en sortant de prison par ses soins puis en recevant ses premiers fonds pour aider la révolution. C’est de cette manière qu’il rencontre Agnès, la messagère d’Ignaz. L’homme sait donc déléguer et rester discret. Le passeur, par ailleurs, éveille les consciences et oriente les pensées. Il donne un sens à la vie comme le reconnaît Agnès, avouant à Ludwig « Ma vie n’avait pas autant de sens que comme au temps d’avec Wolz ». De ces aveux, une critique (Jutta Voigt, 1974) se moque. Par comparaison elle décrit le visage marqué des soucis de gestion et de gestation (le kpd n’a alors qu’une seule année) de Ludwig, « le visage d’un vainqueur de demain » selon la phrase de conclusion de son article.

La tragédie du film réside cependant autant dans « l’échec d’un penseur d’extrême gauche refusant de penser la complexité » que dans la formidable sympathie et l’élan qu’il suscite. Wolz symbolise une forme de passion presque christique. Au seul nom des ouvriers et sans se réclamer de quiconque, il va jusqu’au bout de sa passion. Sans engranger de bénéfices et de dividendes, sans stopper les élans et en s’interdisant de diriger de loin des mouvements, il laisse chacun œuvrer selon ses choix et s’oppose aux tristes gestionnaires, ces futurs vainqueurs de l’histoire. Ces hommes sont vainqueurs parce qu’ils ont stoppé Wolz, proposant un discours et annonçant un futur, donnant des mots lorsque l’anarchiste ne se souciait que d’action.

Ce regret transparaît dans un choix de mise en scène. Les réussites – éphémères – du héros sont montrées. Une prison est libérée. Des propriétaires signent des chèques aux ouvriers. Une vie collective s’organise dans une ferme. Son camarade, appelé à profiter du travail de propagande effectué par le premier, n’apparaît à l’écran que dans son bureau ou bien dans les manifestations, calme, prenant des notes, mais jamais en première ligne. Il vainc sans combattre. C’est un gestionnaire dont la communication est difficile. Même avec Agnès, il peine à illustrer ses sentiments. C’est un homme de dossiers, de papiers. Les scènes du film dressent un bilan émotionnel de ce que ces hommes opposés réalisent. La mise en scène traduit un net déséquilibre en faveur du gestionnaire du futur et en conçoit une forme de regret. L’histoire semble distribuer le plus à ceux qui s’engagent le moins dans l’action et le présent : les grandes figures de la résistance allemande, les grands dirigeants socialistes disparaissent des écrans au profit d’hommes communs qui luttent contre la peur et les doutes. Wolz représente un personnage complexe, dont le tempérament comme l’ensemble des actes sont opposés aux canons du réalisme socialiste. Si le personnage de Ludwig permet symboliquement de retrouver les cadres narratifs habituels de la Defa, il nous semble évident que la confrontation des deux personnages et que la mise en scène du film véhiculent une sensibilité historique et une réflexion profondément nuancées sinon critiques sur les réalisations du socialisme.

Pour une histoire de « contacts ».

L’analyse de ces deux films illustre ce qu’établit la confrontation des films et des thèmes sur trois décennies. Les fictions permettent de montrer la mise en perspective progressive de la trajectoire historique est-allemande L’ensemble des fictions rédige en effet un commentaire qui investit de manière nouvelle les espaces temporels et historiques tout en parvenant à contourner les interdictions et le contrôle politique. Le silence de l’histoire, la crise du temps dominant et du grand récit intégrateur rendent les individus à eux-mêmes. Bien que le Parti Socialiste Unifié de rda (sed) n’ait cessé de marteler que la réalité était cohérente et que le témoignage du contraire prouvait les résistances petites-bourgeoises des mentalités (Honecker, 1965 ; Hager, 1980 ; Kober, 1980), l’art, selon le sens commun, est toujours tenu à l’impossible : « Le langage essentiel du poème, du morceau de musique, du tableau et de la sculpture est le langage de la survie » (Steiner, 1991, p. 72). Les fictions est-allemandes ont donc su superposer aux canons obligatoires du réalisme socialiste des agencements où l’utopie se déplace. Dans une grande partie de la production est-allemande l’investissement maximal de l’utopie n’est plus l’histoire et le temps collectif. À l’échelle du corpus le temps dominant perd bien de sa valeur sur le plan symbolique. Or si les imaginaires sociaux ne fonctionnent plus comme repères explicatifs et normes opératrices, alors le discours dominant, celui formulé et gardé par le politique, a perdu de sa capacité fédératrice. Nous savons que « partout où les hommes se rassemblent, un monde s’intercale entre eux, et c’est dans cet espace intermédiaire que se jouent toutes les affaires humaines » (Arendt, 1995, p. 45). Les fictions, perçues dans leur globalité, dans un aller-retour entre images et récits écrits, développent une capacité symbolique d’augmentation et de déchiffrement du sens (Rancière, 1988, p. 25). Ces aptitudes à citer et utiliser des références, participent à l’élaboration d’un espace intermédiaire constitué de différentes couches de signifiants ; des strates où s’élabore un récit critique et libre. Ce grand texte mythique, fictif, nourri d’anachronismes, constitue aujourd’hui encore, la vision politique de la société est-allemande la plus pertinente.

Contrairement aux multiples idées reçues qui font des films est-allemands un bloc compact de propagande, cette analyse démontre que de nombreux réalisateurs de la defa ont appris à évoluer dans le contexte difficile de la production artistique est-allemande. Certains ont su mettre en perspective les mythes du réalisme-socialiste afin de témoigner d’une vie autre de la rda. Ces perceptions où des personnages et des situations historiques croisent les préoccupations du quotidien de rda, où dominent la frustration et la nostalgie, expriment de manière sensible, tant à travers la propagation et l’intériorisation de valeurs et de normes officielles qu’à travers des comportements de refus ou d’autonomisation, les jeux avec les limites du pouvoir. L’analyse des fictions permet donc de retrouver les conflits, l’engagement et les cas d’autocensure d’une société donnée. Nous observons enfin que l’analyse du temps et des récits cinématographiques peut être perçue comme une zone de contact entre institutions, organisations, et réalité vécue.

Endnotes:
  1. [1]: #_ftn1
  2. [2]: #_ftn2
  3. [3]: #_ftn3

Abstract

Comment s’intéresser au cinéma est-allemand ?Le cinéma constitue l’un des moyens les plus importants de la communication sociale. Nos pensées sont imprégnées par des images qui reproduisent des conceptions du social, les interrogent, les contestent, les renforcent. Le premier enjeu de notre travail est de confronter ces principes à l’analyse d’une société symboliquement fermée géographiquement mais ...

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Notes

[1] Les Allemands de l’Est, sont souvent nommés, par opposition à ceux de l’Ouest, « Ossis ». Le terme peut être péjoratif

[2] Pour reprendre la formule de Berthold Brecht « je maintiens que ceci est une époque nouvelle, même si elle ressemble à une vieille femme souillée de sang ». Heiner Müller, autre grand dramaturge de la rda abonde dans ce sens : « Cela a toujours été ma manière de penser. Une dictature au prix de la construction d’un ordre nouveau qui est peut-être encore susceptible d’évolution, une dictature dirigée contre les gens qui ont abîmé mon enfance […] C’était notre position, le Nouveau mauvais contre l’Ancien peut-être confortable ». (Müller, 1992, p. 152)

[3] Ce mot qui se traduit en français par le mot « présent » signifie en allemand, littéralement, « contre le réel ».

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