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Serendipity.

D’une théorie des utopies à un pamphlet futuriste.

Yona Friedman, Utopies réalisables, 2008.

Une théorie axiomatique : insatisfaction, remède et consentement.

Image1Yona Friedman part du principe qu’un survol historique des utopies anciennes et modernes serait une erreur car celles-ci « ne sont soit que des tentatives d’utopies, soit que des utopies littéraires » (Friedman, 2008, p. 14), et préfère donc aborder ce qu’il appelle les utopies réalisables par une théorie basée sur des axiomes a priori, et vérifier ensuite par les faits si cette dernière peut expliquer les organisations sociales.

Ainsi, une utopie réalisable peut être définie selon les trois axiomes suivants (ibid, p. 18) :

« Les utopies naissent d’une insatisfaction collective.
Elles ne peuvent naître qu’à condition qu’il existe un remède connu (une technique ou un changement de conduite), susceptible de mettre fin à cette insatisfaction.
Une utopie ne peut devenir réalisable que si elle obtient un consentement collectif. »

L’auteur distingue par le consentement collectif l’utopie proprement dite (ou l’utopie littéraire, associée à un seul individu) de l’utopie réalisable qui est une « œuvre lentement façonnée et assimilée par une chaîne d’individus consentants » (ibid, p. 21). Il introduit cependant une restriction au deuxième axiome, ce qui lui permet de dissocier les utopies scientifiques et sociales modernes des utopies religieuses et morales. En effet, la technique applicable, le remède, peut être soit « une technique qui élimine la source de la situation insatisfaisante » (utopie positive), soit « une technique qui permettra l’appréciation de cette situation, et qui amènera à l’estimer désirable et satisfaisante, au lieu de la considérer comme insatisfaisante » (utopie négative).

Lorsque le « technicien-auteur-du-projet » n’appartient pas à la collectivité impliquée, l’auteur propose de parler d’utopie paternaliste, qui a besoin de propagande afin d’amener le consentement des « paternalisés » ; inversement, une utopie est non-paternaliste lorsque l’initiateur du projet se trouve à l’intérieur de la collectivité. Yona Friedman explique ainsi que nous ignorons ces utopies car elles n’ont pas laissé de traces littéraires, car « l’auteur-du-projet est en même temps celui qui est insatisfait », et « une propagande n’est pas nécessaire pour gagner son consentement à son propre sujet » (ibid, p. 27).

« Une société est une utopie réalisée », mais une utopie universaliste est impossible : le groupe critique et le problème de l’accès.

Selon Friedman (ibid, p. 50), « une société est un ensemble de personnes humaines et d’objets, reliés par un système d’influence ». À l’aide d’illustrations, de graphes et de quelques opérations mathématiques (« un langage simple » qui permet au non-expert de comprendre et d’appliquer la méthode selon Friedman, p. 37), l’auteur distingue schématiquement, selon le système d’influence, deux structures sociales : la société égalitaire et la société hiérarchique. Pour expliquer qu’une utopie universaliste est impossible, autrement dit qu’une société-monde puisse exister, il convoque alors deux concepts clés de l’ouvrage : le groupe critique et le problème de l’accès.

Image2Le groupe critique : « Seules les petites communautés peuvent résoudre leurs problèmes de survie et le rôle des gouvernements et des médias devrait être d’encourager cette attitude. » (ibid, p. 11)

Le groupe critique est « le plus grand ensemble d’éléments (hommes, objets et liens) avec lequel le bon fonctionnement d’une organisation, ayant une structure définie, peut encore être assuré » (ibid, p. 59). La grandeur du groupe critique peut varier en fonction de la structure du groupe, de la valence spécifique de l’espèce humaine (c’est-à-dire le nombre de centres d’intérêts sur lesquels un homme peut concentrer son attention consciente), de la capacité de canal spécifique à l’espèce humaine (la capacité à transmettre une information sans que celle-ci ne soit dégradée), de la vitesse de réaction imposée par un contexte, et de la vitesse caractéristique du langage utilisé par le groupe. Ainsi le groupe critique permet pour Yona Friedman d’expliquer l’évolution des structures sociales : dès qu’une société dépasse la grandeur du groupe critique, elle ne peut plus fonctionner correctement et doit donc soit changer sa structure sociale (une révolution), soit se scinder en plusieurs groupes (une sécession) ou encore ralentir sa vitesse de réaction (une sclérose).

La propagation de l’influence dans une société est liée au problème de l’accès aux informations : pour l’auteur, ce dernier est fonction de la durée globale dont dispose l’opérateur, sa valence et le nombre d’éléments d’un système informationnel auquel il fait face ; les deux premiers facteurs du problème étant des constantes biologiques. Ceci lui permet d’énoncer « l’acte d’accusation » fondamental de l’ouvrage : « les professions de foi des gouvernants (arriver à une planification bénéfique pour les grandes masses) et celles des médias (arriver à une communication et une information globales) sont irréalisables » (Friedman, 2008, p. 10). Les premières à cause du groupe critique, les secondes à cause du problème de l’accès, ainsi « aucune réorganisation, aucune idéologie ne peuvent changer cette situation, caractéristique des organisations sociales qui dépassent certaines dimensions » (Friedman, 2008, p. 10).

« La ville représente l’utopie par excellence » : la ville globale et les villages urbains.

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« La ville globale est composée de villages urbains » (ibid, p. 196).

L’ouvrage propose alors l’autoplanification sociale et l’organisation de petits groupes comme voie de survie à « l’État mafia » et à la « Mafia des médias ». La ville, définie comme « un territoire habité par un ensemble d’êtres humains organisés » (ibid, p. 169), est une utopie réalisée constituée d’un réseau matériel et immatériel. Ces réseaux couvrant à présent toute la planète conduisent à « la ville globale », titre du dernier chapitre et idéal-type du développement des sociétés, car « la ville globale n’est pas autre chose qu’un réseau, à faible communication, de villages urbains égalitaires » (ibid, p. 196), réseau régulé par une migration qui réponde aux limites admises par le groupe critique.

Les limites d’une théorisation : qualités visionnaires et naïveté pseudo-scientifique.

Yona Friedman peut être considéré comme un architecte visionnaire. Né en 1923 à Budapest, il fût diplômé en architecture à l’Université de Haïfa, en Israël. Après avoir exposé ses conceptions futuristes au dixième Congrès d’Architecture Moderne à Dubrovnik, il fonde le Groupe d’Étude pour l’Architecture Mobile en 1958, dont le manifeste est son livre : L’architecture mobile (1958). Il y expose les principes d’un habitat au service d’une population toujours plus mobile. Le concept de « ville spatiale » est l’une des applications les plus importantes de ce manifeste. Constituées de cellules d’habitat mobile, les villes spatiales pourraient, à l’aide de pilotis et d’une infrastructure porteuse sur différents niveaux, s’établir sur des étendues d’eau (Friedman ayant proposé une ville traversant La Manche) ou sur une ville existante. La portion de sol occupée serait donc minime, et l’habitat pourrait être modulable à loisir selon les envies de la population. L’architecte deviendrait alors un conseiller au service des usagers, se concentrant sur les aspects systémiques des constructions proposées. Cette conception de l’architecture mobile a rencontré un succès international dans les années soixante avec le projet Plug in City du groupe Archigram, ou le développement de l’architecture métabolique au Japon. Dernièrement, plusieurs expositions témoignent du regain d’intérêt autour de ses travaux : telles que « Ville spatiale » à la Triennale de Yokohama (2001), « Utopia Station » à la Biennale de Venise (2003) ou « Yona Friedman » au Musée d’art contemporain à Lyon (2007).

Les qualités visionnaires de Friedman ont grandement contribué à son succès et au développement de débats au sujet du métier d’architecte, de la conception architecturale et de l’écologie sociale. Le concept de village urbain a connu des applications diverses : en Angleterre suite aux travaux de l’architecte Léon Krier (Franklin et Tait, 2002), puis dans la constitution du mouvement pour le New Urbanism aux États-Unis (Thompson-Fawcett, 2003) ou encore dans les débats sur la ville durable (Urbia, 2007). De même, l’idéal-type de ville globale préfigure les problématiques plus pertinentes de Friedmann (2002), Taylor (2004) ou Sassen (1991) quant à la mondialisation urbaine.

Cependant, Yona Friedman reste à un niveau d’élucubrations futuristes déconnectées de la réalité. Tout d’abord, il développe une théorie ex nihilo sans référence aux auteurs précédents (pourtant nombreux comme le démontre Paquot, 2007) et tel un messie, il propose « un urbanisme guérisseur » censé régler tous les maux dont souffre la ville et ses habitants (Lussault, 1998). L’exercice même du pamphlet auquel il se livre contre l’État et les médias (seuls responsables d’après lui de la faillite démocratique et de l’échec de la communication de masse) empêche toute distance critique face à des problématiques qui mériteraient un examen plus approfondi. En voulant être accessible au plus grand nombre à travers l’usage d’illustrations ou schémas mathématiques, l’auteur ne fait malheureusement que s’enfoncer dans une naïveté pseudo-scientifique qui nuit à son projet : à la rigueur d’analyse demandée par l’exercice d’une théorisation sociale, il lui soustrait la candeur d’une extrême schématisation de processus pourtant très complexes tels que les relations sociales, économiques ou politiques. Finalement, l’idée malthusienne de « groupe critique » peut être intéressante en théorie, mais ne résiste pas à l’épreuve des faits au début du 21e siècle : le problème étant plutôt une question de redistribution des ressources que de taille de la population mondiale.

Ainsi, Yona Friedman s’avère être lui-même un utopiste tourné vers le futur et le progrès technico-scientifique, plutôt qu’un pragmatique centré sur le présent et les processus sociaux et économiques. « L’utopie est un “ailleurs” à réaliser présentement et non pas un “futur” à venir », comme le rappelle admirablement Thierry Paquot (2007, p. 16).

Yona Friedman, Utopies réalisables, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’éclat, [1974, 2000] 2008.

Blog de Yona Friedman[1].

Endnotes:
  1. Yona Friedman: http://yonafriedman.blogspot.com/

Abstract

Une théorie axiomatique : insatisfaction, remède et consentement. Yona Friedman part du principe qu’un survol historique des utopies anciennes et modernes serait une erreur car celles-ci « ne sont soit que des tentatives d’utopies, soit que des utopies littéraires » (Friedman, 2008, p. 14), et préfère donc aborder ce qu’il appelle les utopies réalisables par ...

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