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Serendipity.

Des poissons à la carte.

Ichtyonymie bretonne : les noms des poissons en breton.

La rubrique mensuelle La Carte[1] s’intéresse, ce mois-ci, à une carte ancienne. Elle contient une information aujourd’hui disparue que des chercheurs actuels sont en train de réexploiter pour retrouver sa richesse et la rendre compatible avec les techniques actuelles. La carte pose le problème de deux disparitions : celle des locuteurs du breton vernaculaire et celle de certains poissons.

La langue bretonne pouvait être très différente selon les localités et certaines formes du breton ont disparu sous l’effet de l’uniformisation culturelle et linguistique et de l’élimination des particularismes régionaux depuis deux siècles. Aujourd’hui le breton est parlé essentiellement par des néo-bretonnants, héritiers de l’enseignement bilingue et d’un néo-breton harmonisé et uniformisé. Il y a donc clairement érosion de la diversité du vocabulaire, des idiomes, des expressions, des accents…

De nombreuses espèces clé (en terme de biodiversité marine) ont également disparu de certains endroits. La recherche de témoins de la présence, avant les années 1960, de ces espèces clé dans des lieux où on ne les retrouve plus aujourd’hui est un enjeu essentiel. Ces données peuvent donc constituer un indicateur supplémentaire de l’évolution de la distribution des espèces en Bretagne, qui, par sa position à l’interface des régions septentrionales et méridionales, constitue un terrain d’étude privilégié (replis d’espèces septentrionales ou progressions d’espèces méridionales vers le nord).

Image1Voici une carte de facture assez artisanale, un tantinet « chargée » en regard des règles usuelles de sémiologie graphique, et certainement peu explicite sans une lecture attentive et quelques explications complémentaires. Cependant, avec quelques notions élémentaires de géographie, il n’est pas difficile d’identifier la région traitée. Toute considération relative à l’intégrité de la Bretagne, avec ou sans la Loire-Atlantique, mise à part (même si cette question brûlante vient très récemment d’être replacée au cœur de l’actualité par le Chef de l’État en personne, ainsi que par un rapport officiel [1]), le lecteur un peu éclairé notera que la région apparaît tronquée puisque seule est représentée la partie située à l’ouest d’une ligne irrégulière joignant les abords de Saint-Brieuc au nord à ceux de Vannes au sud. Il s’agit par conséquent d’une carte de la Bretagne dite « Basse », qui correspond à la partie dans laquelle la langue bretonne, d’origine celtique, a longtemps été dominante voire seule employée, avant que l’action résolue et niveleuse de l’école de la République ne s’attache à effacer ce dangereux particularisme régional au profit d’une langue française garante de l’unité de la Nation. Par opposition, et malgré des altitudes globalement moins élevées que les vieux sommets hercyniens des Monts d’Arrée et des Montagnes noires (qui culminent tout de même, rappelons-le, à 384 m au Tuchenn Gador), on qualifie de « Haute-Bretagne » la partie de la région située à l’est de cette ligne, plus proche donc du pays galleg (« français »), où le gallo, un dialecte des langues d’oïl, était parlé.

Sur le fond de carte, la Basse-Bretagne est découpée en quatre entités simplement nommées, ou codées, par une lettre : G, K, L et T. Pour le lecteur averti, il va sans dire qu’il s’agit des initiales des quatre diocèses de Basse-Bretagne (parmi les neuf que compte la Bretagne) : Gwened pour le Vannetais, Kerne pour la Cornouaille, Leon (pour le Léon !) et Treger pour le Trégor. Il se trouve que ces diocèses correspondent également à des unités dialectales de la langue bretonne dont l’unification, pour en favoriser l’enseignement et la diffusion, a profondément divisé les lettrés bretonnants.

Le thème traité par la carte est explicité dans le cartouche en bas à droite. Il intègre manifestement son titre (Vocabulaire relatif aux animaux marins en breton) et le nom français d’une espèce de poisson (le tacaud), complété par son appellation scientifique, gadus luscus, selon l’ancienne terminologie linnéenne, et par sa classification en embranchement (vertébré), classe (poisson) et famille (gadidé).

Le code R306 qui figure dans le cartouche du titre montre que cette carte est avant tout un document de travail, d’autant que ni la source, ni la date ne sont explicitement indiqués. Un paraphe (« AaB ») à gauche du nom d’espèce remplace la signature ; aucune référence ou institution ne sont indiquées et aucune date n’est fournie. On peut toujours noter que le nom scientifique indiqué est aujourd’hui remplacé par trisopterus luscus, ce qui pourrait indiquer que le document est antérieur à l’adoption de la nouvelle systématique dite phylogénétique[2] (en 1998). Mais cela ne nous avance pas davantage. Difficile donc, à défaut d’autres informations, de savoir que cette carte est extraite de la thèse d’Alan-Gwenog Berr, soutenue en 1973 à l’Université de Bretagne occidentale (Brest), à titre posthume malheureusement, l’auteur étant décédé une semaine avant cette soutenance.

Sur le fond de carte sont reportés des symboles de couleur représentant des « thèmes », en fait les noms bretons attribués localement, ici au tacaud, et que l’on trouve reportés dans les colonnes encadrant la carte. Quatre couleurs et douze symboles sont employés pour établir une classification des 135 variétés du nom du tacaud répertoriées par l’auteur dans 130 ports de Basse-Bretagne, auprès de plus de 600 informateurs. On pourrait certainement s’appesantir sur les choix graphiques adoptés ainsi que sur les possibilités de la sémiologie graphique pour en améliorer l’efficacité. Mais il est préférable d’indiquer que cette carte a été réalisée à la main sur un fond ronéotypé, qu’elle figure en annexe de la thèse originale et qu’il n’existe, à notre connaissance, que quelques autres cartes de ce type réalisées par l’auteur, dont celle du bar (dicentrarchus labrax), celle du crabe dormeur (cancer pagurus) ou celle de la gravette (hediste diversicolor).

Alan-Gwenog Berr avait l’ambition d’interpréter les données qu’il avait recueillies sur le terrain en s’appuyant sur une analyse cartographique. Par une représentation spatiale appropriée, cette analyse géolinguistique visait à identifier des aires cohérentes de distribution des noms afin de comprendre les mouvements d’emprunt ou d’innovation qui se sont produits au cours des âges. L’accumulation de cartes interprétées devait ainsi permettre de plonger dans l’histoire de la désignation des animaux marins en Basse-Bretagne selon une chronologie relative et, plus particulièrement, de parvenir à dégager un lexique ichtyonymique. L’auteur a ainsi laissé quelques brouillons et, en plus de la carte décrite précédemment, le second volume de sa thèse contient une carte du tacaud interprétée sous forme d’isoglosses. Sur celle-ci, il a regroupé les 135 formes recueillies en quatre familles principales :

Image2

  • En bleu sur la carte, le radical boz « creux de la main », auquel s’ajoutent deux désinences adjectives : el (bozel) « de la nature de », ek (bozek) « en forme de ». Cette dénomination, poisson à la forme creuse, peut s’expliquer par le fait que ce poisson est, proportionnellement à sa longueur, le plus large de la famille des gadidés (merlan, lieu…). Dans une autre hypothèse, [2] boz pourrait être remplacé par bos « bosse », qui expliquerait les noms bozeg, bouzelleg et, dans le Vannetais, boheg (le z et le zh devenant h dans ce dialecte), qualifiant ainsi le tacaud de « ventru » ou de « bedonnant ». Elle expliquerait aussi les noms utilisés dans le Trégor (bouejek) et en Cornouaille (bouedeg), que l’on peut traduire par « charnu ». On retrouve cette famille également en Cornouailles anglaise, dans la région de Penzance.

  • La seconde forme archétypale, doll, en vert, se retrouve sur la côte nord-ouest et en particulier dans les îles (Sein, Molène et Ouessant). Elle pourrait être rattachée au correspondant gallois deillion, dont le singulier dall « aveugle » est le même en breton. Il s’agirait d’une allusion aux yeux exorbités du tacaud (à rapprocher de la désignation scientifique luscus « borgne »). Dans une autre hypothèse, qu’il considère comme plus « aventurée », l’auteur rapproche cette forme du gallois deilen et du breton delienn « feuille », par analogie à la chair du tacaud qui se présente en feuillets séparables.

  • La troisième famille, en mauve, que l’on retrouve dans différents endroits (rade de Brest, sud de la Cornouaille, golfe du Morbihan), reposerait sur un facteur commun, kon, précédé de l’allosème tad (pour tacaud, ou bien pour tad koz, c’est-à-dire « grand-père » en breton) ou de marh, dont le protosémantique march « cheval » a un sens sexuel mâle avéré.

  • Représenté en rouge, lek est le quatrième dénominateur, dont le sens reste obscur, emprunté par métaphore, mais que l’on retrouve en anthroponymie. C’est le plus répandu, puisqu’on le trouve bien réparti sur l’ensemble du littoral et qu’il concerne 21 formes regroupant 86 désignations. L’auteur a dégagé trois formes principales : moullek et mollek (Cornouaille, Léon, Trégor), bollek (Cornouaille sud, Vannetais) et gourlek (Goëlo). Elles correspondent au déterminant mor « mer » et à ses formes dérivées par mutations et assimilations bor et gor, évolution qui s’observe très souvent dans la langue bretonne courante et en ichtyonymie en particulier.

Alan-Gwenog Berr montre ainsi que, comme pour la toponymie où l’examen des lieux est essentiel à l’analyse, en ichtyonymie l’interprétation doit être basée sur une étude de l’animal et de son milieu. Pour chaque animal étudié, une fiche biologique doit être établie afin de décrire sa morphologie (le tacaud est ici décrit comme un poisson osseux et large), sa couleur, ses particularités (lorsqu’on le remonte rapidement du fond le tacaud a souvent les yeux exorbités ; sa chair se présente en feuillets séparés), son écologie (le tacaud est un poisson côtier sédentaire vivant sur les fonds de sable et de roche jusqu’à 80 m). Les interférences sociales sont également importantes : « On voit le pêcheur recevoir le nom du poisson qu’il pourchasse, [3] donner ce nom à son bateau, principal moyen de travail et souvent principal élément de son patrimoine, donner ce nom encore aux lieux de pêche qu’il fréquente, tirer à lui les traits particuliers de ce poisson, en faire un élément humoristique de sa vie journalière. » Pour le tacaud, l’auteur a ainsi recueilli des expressions très imagées, telles que : « Te zo eur beurleg » (« T’es un idiot »), « Hemañ ’zo kofek ’vel eur beurleg » (« c’est un gourmand », littéralement « il est ventru comme un tacaud ») ou bien encore « Eur moulleg ’m eus bet er skol » (équivalent à « j’ai eu un zéro à l’école ») ! Il s’interroge : « Le thalassonyme baz moulleg, relevé au Raz de Sein par André Guilcher, représente-t-il une basse fréquentée par Monsieur Moullec, marin-pêcheur, ou bien y pêche-t-on des « moulleg », ou est-ce un lieu fréquenté jadis par un bateau baptisé Moulleg, ou est-ce encore les trois à la fois » ?

On voit que l’interprétation est délicate et que l’erreur reste possible… « D’autant que l’ichtyonymie est pleine de changements sémantiques, souvent malicieux, établis sur un jeu de mot ou une consonance équivoque ». On comprend dès lors aisément combien ce type de recherche nécessite la mobilisation de compétences pointues dans plusieurs domaines ― linguistique évidemment, mais aussi écologie, géographie, ethnologie ― et l’on perçoit tout l’intérêt d’une classification des noms et de leur cartographie. Une vie trop courte et des moyens techniques à l’époque trop limités ont en fait empêché Alan-Gwenog Berr de mener à bien son projet de dictionnaire et d’atlas linguistique de la faune marine de Bretagne, qui auraient dû constituer, respectivement, les tomes 4 et 5 de sa thèse. Plus de trente années après, un groupe de chercheurs réunis par Jean Le Dû, professeur de langues celtiques à l’Ubo, et par moi-même, géographe, a pu reprendre ces travaux, les numériser pour les intégrer dans une base de données cohérente, et développer des logiciels adaptés pour les cartographier en vue de leur analyse linguistique. La base de données ainsi constituée comporte plus de 35 000 enregistrements, à partir desquels a pu être produit un atlas numérique intégrant plus de 400 cartes des noms locaux des espèces de la faune marine de Bretagne. Chaque carte est déclinée en quatre exemplaires : en caractères phonétiques ou ordinaux, au singulier ou au pluriel. Pour chaque espèce, les cartes, complétées par une fiche descriptive en trois langues (français, anglais, breton) et par un dessin original, sont accessibles à l’aide d’un moteur de recherche.

L’analyse cartographique du corpus de données patiemment constitué tout au long de sa carrière de chercheur n’a finalement pu être qu’esquissée par Alan-Gwenog Berr. Mais ses travaux, qui ne trouvent aucun équivalent en France, sont bien connus de la communauté des chercheurs en géolinguistique. Ils sont également bien connus des biologistes marins qui, à travers la comparaison de données de présence ou d’absence de certaines espèces à quarante ans d’intervalle, peuvent y trouver quelques indices de réchauffement climatique. En numérisant ces données et en développant des outils pour les cartographier nous espérons contribuer à leur exploitation scientifique et, plus largement, à leur diffusion auprès du plus large public possible, qu’il soit passionné par la Bretagne, sa culture et sa langue, ou bien par la mer, ses milieux et sa biodiversité, ou bien encore par les deux qui, pour différentes raisons, apparaissent aujourd’hui bien menacées !

Endnotes:
  1. La Carte: https://www.espacestemps.net/sommaire36.html
  2. phylogénétique: http://erms.biol.soton.ac.uk/

Abstract

La rubrique mensuelle La Carte[1] s’intéresse, ce mois-ci, à une carte ancienne. Elle contient une information aujourd’hui disparue que des chercheurs actuels sont en train de réexploiter pour retrouver sa richesse et la rendre compatible avec les techniques actuelles. La carte pose le problème de deux disparitions : celle des locuteurs du breton vernaculaire et ...

Bibliography

Alan-Gwenog Berr, Ichthyonymie bretonne, thèse de l’Université de Bretagne occidentale, Brest, 3 vols, Rennes, Institut armoricain de recherche/Cnrs, 1973.

Alain Croix et Jean-Yves Veillard (dir.), Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, 2003.

Iwan Le Berre et Jean Le Dû (dir.), Ichtyonymie bretonne, Crbc-Iuem, Université de Bretagne occidentale, Brest (DVD à paraître).

Iwan Le Berre, Jean Le Dû, Jacques Grall, Michel Le Duff, Gilles Couix, et Guillaume Salou, « Ichtyonymie bretonne, un atlas linguistique de la faune marine de Bretagne » in Mappemonde, n°93, janvier 2009.

Notes

[1] Rapport du Comité Balladur, 2009 (Réflexion et proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République).

[2] Un grand merci à Jean-Charles Floch, qui me l’a aimablement suggérée !

[3] Morlec, Moulec, Moullec, Le Moullec, etc. sont des noms de familles répandus en Bretagne.

Authors

Iwan Le Berre

Maître de conférences en géographie à l’Université de Bretagne occidentale (Brest), il est rattaché au laboratoire Géomer (Umr 6554 Letg Cnrs), où il travaille sur le littoral et son évolution. Il s’intéresse particulièrement aux méthodes et aux outils de la géomatique qui permettent de le décrire, de l’analyser et de le représenter. C’est donc tout naturellement qu’il se passionne pour la cartographie. Et surtout il adore le poisson !

Partnership

Serendipity.

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