De la réglementation de la mobilité au dérèglement du monde.

by Responsable éditoriale | 04.07.2011 00:00

Image1Les études d’Adam M. McKeown et d’Amin Maalouf ne se ressemblent pas. Ni sur la forme, ni sur le fond, ni même encore par les méthodes employées ou les engagements pris. Opposées à plus d’un égard par leur options éditoriales, ces deux démarches, une fois réunies, ne manquent toutefois pas d’intérêt pour qui s’intéresse aux déploiements de la mondialisation — aussi exaltée par certains que dénoncée dans ses travers par d’autres. Certes, les phénomènes qui s’inscrivent sous le substantif « mondialisation » ne datent pas d’hier, et aucun des deux intellectuels ne prétend faire de découverte, en montrant du doigt une quelconque nouveauté dans nos sociétés. Au contraire, prenant un recul d’un siècle ou plus, les deux protagonistes s’emploient à repérer quelques marques du passé qui auraient infléchi fortement et durablement certains processus sociopolitiques déterminants pour la vie en société et qui auraient pu être sous-estimés, voire ignorés. Chacun, de manière très différente, éclaire avec doigté plusieurs enjeux cruciaux pour aujourd’hui — et parmi eux, les questions liées aux migrations humaines.

Adam M. McKeown, jeune historien prometteur, enseignant aujourd’hui à l’Université Columbia, propose dans son fascinant livre Melancholy Order : Asian Migration and the Globalization of Borders, une vaste relecture de la migration (principalement, non pas exclusivement, asiatique) à partir de la mondialisation des frontières nationales et des régulations qui la régissent. L’une des idées phare de l’auteur est de démontrer comment s’est déployée puis renforcée au cours des deux derniers siècles la double croyance en l’autonomie de l’individu et de l’État — souvent entendu comme nation. Source de pouvoir et d’identité, cette polarisation se traduit singulièrement dans la production de pièces d’identité, comme le passeport, qui permet de justifier, ou donner sens, au contrôle des frontières nationales.

Selon l’auteur, ce processus s’est cristallisé à partir de l’émigration asiatique autour du Pacifique à la fin du 19e siècle. Parce qu’il fallait justifier le contrôle des migrations dans un contexte où les idées libérales prévalaient déjà fortement — l’idée du libre immigrant aux États-Unis fait partie de la mythologie nationale (McKeown, 2009, p. 89) — le système de passeport aux frontières, lui-même résultat de la mécanique du permis à se procurer, s’est imposé progressivement à l’ensemble du globe. Ce faisant, cependant, une atomisation des personnes s’est alors aussi développée : l’individu a dû apprendre à s’extraire de son réseau social pour se reconstruire selon les normes édictées par les systèmes administratifs nationaux. D’où l’une des conclusions :

The free individual migrant, far from being a natural phenomenon that emerged most fully in the absence of government regulation, was the product of extensive intervention into the organization of human mobility (p. 68).

L’apprentissage de codes à ce sujet représente encore la stratégie dominante pour qui veut migrer d’un pays à l’autre, et les fraudes furent autant ralenties que facilitées en ce sens à l’aide de règles bien définies, argue l’auteur. Adepte foucaldien de la microphysique du pouvoir et des institutions (p. 14), il s’appuie, dans son ouvrage, sur le principe selon lequel ce n’est pas (seulement) le producteur qui produit, mais le produit qui fabrique le producteur et le constitue en tant que tel. Les règles ainsi déterminées pour contrôler les flux migratoires ont elles-mêmes produit les institutions légiférant sur ces déplacements.

Le livre, en quatre parties — chacune en étrange résonnance littéraire avec Le procès de Kafka — commence par une rétrospective historique de l’émergence de l’émigration depuis le 16e siècle : jadis, les laissez-passer d’un pays à l’autre s’obtenaient à travers les relations et n’étaient pas encore des documents standardisés pour tous. Les espaces de régulations « débordaient » les individus voulant franchir une frontière, et fonctionnaient selon de multiples faisceaux. À cet égard, le réseau social représentait un site d’authentification majeur. La création du « libre » migrant comme locus de la régulation, l’élargissement du rôle de l’État et la pensée libérale ambiante ont permis l’émergence de nouvelles formes de contrôle toujours en cours actuellement. Après cette transformation des dispositifs de garde, il a fallu, selon l’auteur, imaginer les frontières : leur donner forme, consistance et cohérence, surtout, avec l’éthos du monde occidental en plein essor économique. Car c’est paradoxalement par la limitation des migrations asiatiques, estime l’historien, que la panoplie de règles s’est progressivement instituée. Le rôle des frontières fut renforcé, explique la troisième partie de son étude, par des moyens pratiques variés comme l’établissement de consulats à l’étranger, ou la standardisation des procédures bureaucratiques. Or, ce faisant, il alors fallu justifier devant les autres — ici surtout, l’auteur se concentre sur le rapport des États-Unis avec les pays asiatiques — ce qui a pu susciter questionnement ou échec par rapport aux discours officiels qui mettaient de l’avant la libre circulation des individus. La moralisation et la dissémination de ces pratiques à l’ensemble de la planète expliqueraient aujourd’hui la mondialisation des frontières. Il n’est plus possible de voyager de pays en pays sans passeport. Même en Europe, où le passeport n’est plus « obligatoire », il est encore nécessaire de pouvoir présenter une pièce d’identité aux frontières nationales.

Livre d’histoire, de droit, de politique et de sociologie à la fois, la qualité interdisciplinaire de l’ouvrage est indiscutable. Très détaillé — parfois trop peut-être pour le néophyte se lançant dans cette question — l’auteur explicite avec brio les facteurs ayant amené des changements de perspective. Enfin, son excellente narration n’est qu’un plaisir supplémentaire à l’appréciation de ce monumental travail d’histoire.

L’une des forces de ce livre est de détailler comment l’articulation entre la personne et la société dans l’espace international a muté : pour migrer, il faut produire son identité selon des schèmes biométriques et économiques plutôt que la documenter à partir d’une toile sociale plus large. L’auteur cherche donc à sortir des cadres dans lesquels s’inscrivent ces processus pour en écrire une méta-histoire dont l’architecture ne s’adosse plus à la tension (classique) entre l’individu et l’État, mais interroge celle-ci dans sa fabrication. Pourquoi, interroge l’auteur en filigrane de son œuvre, prendre comme évidence l’idée que l’individu doive se penser seul en face de l’État ? Et quid des éléments qui ont fabriqué l’idée d’un individu libre et potentiellement migrateur ? N’y avait-il pas d’autres avenues possibles, qui prennent mieux en compte les réseaux sociaux des voyageurs, que cette taxidermie de l’individu ? À l’instar de ce type d’approche postmoderne, l’historien déclare qu’il n’a pas de solution à proposer (p. 18), ni d’ailleurs ne donne-t-il son avis sur les enjeux sociaux, politiques, juridiques ou économiques que ses remises en question soulèvent. Il ne fait que les souligner, en signaler la complexité, et les analyser avec justesse. À un point près. L’auteur fait remarquer — comme pour le dénoncer ? — à la fin de son livre, que la méritocratie contemporaine s’est également immiscée dans les régulations migratoires : bien qu’on ait éliminé, dans l’analyse des dossiers des émigrants potentiels, les critères de nature sexiste, raciste ou élitiste, on les a remplacés par des critères de succès ou de réussite (achievement dans le texte, p. 350).

À l’inverse de la démarche de l’universitaire, qui se veut neutre et distanciée, Amin Maalouf, journaliste d’origine libanaise installé aujourd’hui en France, romancier et essayiste, qui a voyagé en de nombreux coins de la planète, ose dans son essai Le dérèglement du monde, s’engager dans l’interprétation de la « grande histoire »1. Il ose, en effet, car contrairement à McKeown qui refuse de poser un quelconque jugement sur les dossiers qu’il présente, Maalouf se veut essayiste, presque pamphlétaire. Il cherche à déceler à la fois les (dé)ratés, les culs-de-sac et les échecs du dernier siècle, en terme de gestion du monde, et veut orienter le regard vers les (quelques) solutions qui nous restent, à nous terriens. Parfois trop journaliste, à raccourcir en quelques traits des enjeux difficiles, il a néanmoins la capacité d’esquisser magistralement le cœur de certaines questions fondamentales.

Divisant son ouvrage en trois parties, et se concentrant sur le monde européen et arabe principalement, il s’attache à analyser en premier lieu les illusions, entendues comme « victoires », mais qui se sont avérées trompeuses pour notre humanité au final. La fin de la guerre froide a permis la consolidation d’une pensée capitaliste sans contradicteur de taille. Selon l’auteur,

Nous sommes passés d’un monde où les clivages étaient principalement idéologiques et où le débat était incessant, à un monde où les clivages sont principalement identitaires et où il y a peu de place pour le débat (Maalouf, 2009, p. 23).

L’auteur va même jusqu’à pourfendre certaines idées reçues, en rappelant que

La faute séculaire des puissances européennes n’est pas d’avoir voulu imposer leurs valeurs au reste du monde, mais très exactement l’inverse : d’avoir constamment renoncé à respecter leurs propres valeurs dans leurs rapports avec les peuples dominés » (p. 62).

À ces fausses « victoires » correspondent « les légitimités égarées » — titre de sa deuxième partie. Celles-ci expliquent pourquoi, selon l’essayiste, la région arabe n’a jamais vraiment trouvé sa voie/x. Prenant appui sur le cas de Nasser, qu’il détaille et éclaire avec justesse, il s’emploie à démontrer que c’est l’absence de telles figures qui a empêché le monde arabe de sortir de ses impasses. Nasser a été l’un des seuls à redonner la fierté et le courage aux peuples arabes, malgré le fait qu’il n’a pas su gouverner de manière à libérer le Proche-Orient du marasme postcolonial. Enfin, la troisième partie cherche à ouvrir de nouvelles manières d’envisager les rapports des états entre eux et avec les individus, qui permettraient d’inventer un sens humanisant pour aujourd’hui, tout en s’éloignant des « certitudes imaginaires » qui ralentissent cette quête d’unité prônée par l’écrivain. Pointant vers la culture et l’enseignement, l’accueil des migrants et la crise écologique comme autant de dossiers sur lesquels il faut travailler avec acharnement, il insiste : le temps vire à l’urgence.

Maalouf n’a pas la prétention d’avoir écrit un ouvrage d’historien. S’il reprend des thèmes communs à McKeown, il les aborde d’une manière nettement plus engagée. On pourra lui pardonner les schémas qu’il évoque un peu facilement à propos du barbarisme et de l’humanité. Son approche « grande fresque » dans le style de l’œuvre A Study of History d’Arnold Toynbee demeure toutefois rafraîchissant pour qui voudrait avoir une vue d’ensemble de la situation actuelle — étant bien entendu que celle-ci reste toujours incomplète, et déformée. Sa rétrospective du développement géopolitique en Europe et dans le monde arabe, aussi personnelle soit-elle, apporte un regard original sur certaines questions récurrentes — le sens de la mondialisation actuelle, par exemple.

Son indignation, voire sa protestation, ont quelque chose de revigorant aussi vis-à-vis de l’aridité universitaire de Melancholy Order. Lire les deux en parallèle donne du vent au premier et des outils de navigation supplémentaires au second. Bien que les appels idéalistes sonnant les « il faudrait ; il est impératif ; nous avons besoin aujourd’hui ; si l’on encourageait ; on doit essayer ; le désastre qui s’annonce ; le monde a besoin ; etc. » peuvent sentir le paternalisme du tendre grand-père qui s’émeut devant la perte de valeurs et d’idéaux du monde, il n’en reste pas moins un souffle, fait de rêves et d’indignation, qui porte à vouloir agir. Comment? Les dossiers brûlants sont sur la table, mais les solutions ne sont pas plus développées que certains vœux pieux. L’analyse se révèle aussi parfois trop courte, alors que le cœur brûle. Qu’à cela ne tienne, la verve du romancier-essayiste demeure constante, jusqu’à la conclusion :

Nous tous qui vivons en cet étrange début de siècle, nous avons le devoir — et, plus que toutes les générations précédentes, les moyens — de contribuer à cette entreprise de sauvetage ; avec sagesse, avec lucidité, mais également avec passion, et quelquefois même avec colère (p. 314).

Au lecteur à présent de trouver jusqu’où et comment il voudra s’engager.

Si pour Maalouf la grande bataille de notre époque en Occident doit se faire auprès des émigrés, dont les identités ont été « longtemps meurtries et qui sont devenues meurtrières. » (p. 245), c’est parce qu’il y a là un test de la vérité des valeurs que l’Occident proclame : en se voulant héraut de la dignité et des droits humains, les pays du nord — industrialisés — devraient donner l’exemple avec leurs propres populations de migrants. Soit ceux-ci sont à la hauteur de leur éthique revendiquée, soit ils tomberont, et la question des migrants deviendra leur plus grave problème, selon l’écrivain. C’est pourquoi, sans doute, il insiste sur l’urgence plutôt que sur le désespoir (p. 277). Il n’est plus temps seulement d’ergoter intellectuellement, il faut prendre à cœur ces enjeux : « Le temps n’est pas notre allié, c’est notre juge, et nous sommes déjà en sursis » (p. 13). Le temps n’attendra plus longtemps, en quelque sorte.

L’analyse de McKeown, qui reprend l’histoire du cadre administratif et juridique de la migration permet cependant d’avancer encore la réflexion grâce à l’épistémologie qui se révèle derrière la mise en place de la bureaucratie gouvernementale ces derniers siècles :

By the 1870s, migrants had been transformed from objects of commerce into humans. This transformation was at least partly grounded in beliefs about the inalienable rights of individuals. But almost as soon as migrants became human, the source of rights was taken from their persons and relocated in the nation (p. 149).

Or, au lieu de se référer aux droits humains et au libre commerce, les États

Promoted ideas about the unilateral sovereign prerogative of migration control, disguising their newness under assertions of traditional peoplehood and the universal right of self-protection (p. 149).

À se demander, finalement, comment l’atomisation de l’identité n’a pas contribué au développement d’un État qui fonctionnerait alors sur des dispositifs régulateurs devenus très dépersonnalisés parce que justement fortement individualisés, au point d’en négliger l’histoire humaine, à tous les niveaux. Ainsi, comme le fait remarquer l’auteur — qui s’inspire ici de David Ludden — on imagine encore que la frontière vient avant la mobilité, alors que cela ne va pas forcément de soi (p. 4).

Ce serait donc tout l’édifice construit à travers le binôme individu/État qui serait à mieux cerner, mieux connaître et mieux évaluer, si l’on veut faire avancer ces questions liées à l’émigration. Il y va de notre survie, comme le rappelle Maalouf : « caractérisée par un si haut degré d’intégration global, l’humanité ne peut plus qu’imploser ou se métamorphoser » (p. 305). Alors que le livre de McKeown donne surtout à penser l’articulation des différents axes de la migration, le livre de Maalouf contraint d’agir sur le monde – maintenant.

(A) Adam M. McKeown, Melancholy Order. Asian Migration and the Globalization of Border. New York, Columbia University Press, 2008. (B) Amin Maalouf, Le dérèglement du monde. Paris, Grasset & Fasquelle, 2009.

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