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Serendipity.

Connaissances, attachements et écologies de l’enquête dans la rénovation urbaine.

 

Action mémorielle au quartier du Plateau, La Duchère, 2012. Photographie : Laëtitia Mongeard.

Une approche écologique de l’enquête sur la rénovation urbaine.

Cet article s’appuie sur une enquête anthropologique réalisée dans le quartier de la Duchère, dans le contexte des politiques de « rénovation urbaine ». Le travail intensif de terrain a été mené entre 2007 et 2010, avec des retours ponctuels sur place depuis.

La perspective de recherche que j’adopterai ici s’attache à regarder la rénovation urbaine sous l’angle des dispositifs, des expériences et des écologies de l’enquête de terrain, d’où émerge finalement la connaissance produite sur la rénovation urbaine[1][1].

Pour comprendre l’intérêt d’une telle démarche, il convient de revenir brièvement sur la notion d’expérience. Dans son ouvrage L’art comme expérience, John Dewey donne à la fois un sens précis et large à la notion d’expérience : elle désigne une rencontre entre l’individu et l’environnement, et l’ensemble des actions et des conséquences qui résultent de cette rencontre (Dewey 2006). À propos de l’art, l’auteur fait la remarque qu’on l’identifie généralement « à l’édifice, au livre, au tableau ou à la statue dont l’existence se situe en marge de l’expérience humaine. (…) Il est en quelque sorte isolé des conditions humaines qui ont présidé à sa création et des conséquences humaines qu’il engendre dans la vie et l’expérience réelles » (Dewey 2006, p. 29). Les œuvres d’art se retrouvent ainsi enfermées par « un mur qui rend presque opaque leur signification globale ». Dewey insiste sur le fait que la « véritable œuvre d’art se compose en fait des actions et des effets de ce produit sur l’expérience » (Dewey 2006, p. 29‑30).

À partir de cette approche, nous pouvons considérer la connaissance scientifique (en l’occurrence, de la rénovation urbaine) non pas comme un résultat fini mais comme un processus résultant des relations de type écologique, en prise avec l’expérience. Selon cette perspective, il s’agit de ne pas réduire l’analyse de l’expérience d’enquête aux émotions du chercheur sur le terrain, aux simples liens qui émergent entre un chercheur et ses interlocuteurs, ou à une approche centrifuge centrée sur la subjectivité du chercheur, dont les limites ont déjà été soulignées par des travaux anthropologiques sur la réflexivité (Ghasarian 2002) (Althabe et Hernandez 2004) (Leservoisier et Vidal 2007). En même temps, il ne s’agit pas non plus de réduire l’analyse à une dimension éthique ou réflexive de l’enquête de terrain. « Au lieu de signifier l’enfermement dans nos propres sentiments et sensations, l’expérience renvoie à un commerce actif et alerte avec le monde » (Dewey 2006, p. 55).

Suivant cette perspective, notre regard se focalisera sur la diversité des échanges, dispositifs, connaissances et attachements qui ont émergé par la constitution du terrain anthropologique en contexte de rénovation urbaine, sur des fragments d’une écologie de la connaissance scientifique ou profane[2][2] dans ce contexte. Il s’agit ainsi de mettre en avant des bribes d’univers de vie, de connaissance et d’action d’où naissent nos productions scientifiques, nos appareillages conceptuels, ces analyses froides qui constituent les (seules) traces de nos passages sur ces terrains dans le monde académique. L’idée est de revenir sur les expériences, les environnements créatifs, de familiarité et d’action, les transformations qui interviennent et qui émergent de la mise au travail de nos démarches avec et auprès des autres, dans des situations et temps spécifiques.

Par cette proposition, cet article tente d’apporter des éléments de réflexion sur l’écologie et les environnements d’enquête de la rénovation urbaine, en considérant la notion d’environnement selon l’approche d’anthropologie écologique de Tim Ingold (2000). Selon l’auteur, l’environnement n’est pas une réalité substantielle et extérieure à l’individu ; il s’agit d’un continuum qui s’installe entre individu et environnement par des résonances, affordances et « correspondances » qui transforment en même temps les deux (Ingold 2000) (Ingold 2017). Si on applique cette conception aux environnements d’enquête de la rénovation urbaine, cette dernière ne peut pas apparaître comme un phénomène social déjà-là, une réalité extérieure au chercheur, à savoir un grand dispositif technique et politique appliqué au quartier, dont il s’agirait d’étudier les effets. La perspective d’anthropologie écologique nous oriente à comprendre la rénovation urbaine comme un processus vivant – un ensemble d’expériences et de médiations, de ressources, d’actions, de dispositifs, de familiarités, de liens et d’affects qui sont eux-mêmes le résultat des rencontres et correspondances entre les différents acteurs, actants, matières et objets techniques, ainsi que technologies, qui interviennent dans ce processus. Le chercheur intervient lui aussi dans ce processus et les environnements de la rénovation urbaine qu’il décrit sont le résultat de ces multiples médiations, ils prennent contour en partie à travers le dispositif de recherche que le chercheur construit avec (ou sans) les autres.

La perspective écologique dans les analyses du réaménagement urbain a été déjà mise en avant sur d’autres terrains urbains de recherche, par exemple à travers des études menées sur les micro-écologies de la résistance des habitants, lors des assemblés d’urbanisme participatif (Berger 2011). S’appuyant sur une perspective goffmanienne, ce travail a mis en lumière un « ordre civil et sensible de l’interaction » (Berger 2011, p. 106), lequel offre des espaces de manœuvre, de résistance et de contournement des formes de domination, lesquelles sont inscrites d’entrée dans les dispositifs officiels de concertation. Pour montrer ces phénomènes, Mathieu Berger a adopté une approche écologique de ces assemblées, par l’analyse des compétences d’attention et des dispositions spatiales des acteurs, par des analyses conversationnelles. Pour cela, il a effectué des observations par immersion et il a réalisé des ethnographies fines de ces assemblés, qui lui ont permis de rester au plus près de l’expérience incarnée et de dépasser une approche par les entretiens et l’analyse des discours. Néanmoins, son approche écologique ne prend pas en compte la présence du chercheur dans ces assemblées, laquelle reste trop effacée. C’est comme si le terrain de recherche est un monde extérieur au chercheur (un terrain d’observation qui n’inclut pas sa présence). Ce principe d’extériorité ou de rupture du chercheur par rapport au monde qu’il étudie est en opposition avec la perspective écologique. Selon cette dernière, le regard porté sur la rénovation urbaine est le fruit de la position du chercheur dans ce milieu, de ses actions et de leurs conséquences, autrement dit des expériences et des transformations qui émergent et dont il est aussi acteur.

La perspective d’anthropologie écologique proposée par Ingold, et qui oriente mon travail, va jusqu’au bout des implications d’un positionnement écologique, insistant sur l’impossibilité de regarder sans biais et de manière dés-engagée un environnement, en se situant en dehors de lui. L’environnement est « un terme relatif – c’est à-dire relatif à l’être pour lequel il est un environnement (…) Mon environnement est donc le monde tel qu’il existe et acquiert une signification par rapport à moi. Il naît et poursuit son développement avec moi et autour de moi » (Ingold 2013, p. 28).

Ma proposition ici sera de répartir de la présence du chercheur et de la construction d’un dispositif de recherche en milieu de rénovation urbaine, ce qui permettrait de mettre en lumière quelques facettes nouvelles du vécu de ce phénomène et les rapports de familiarité (ou de non-familiarité), voire de pouvoir, qui fondent sa connaissance et sa mise en place.

Cette perspective, consacrée aux expériences et aux écologies de l’enquête, plaçant le chercheur à l’intérieur des espaces d’action de son terrain, relève d’une démarche de connaissance par proximité, thème proposé par cette traverse. Elle présente tout d’abord un intérêt lié à la rareté de cette perspective dans le champ de la rénovation urbaine[3][3], en dépit de la profusion de ce champ d’études, et ouvre à des nouvelles problématisations de ce phénomène urbain.

En outre, nous verrons que l’analyse de la rénovation urbaine sous l’angle des modes de connaissance par proximité permet de réexaminer des notions ou des dimensions importantes en sciences sociales, telles que la réflexivité, la restitution et le potentiel public de nos sciences. Des avancées notables ont été réalisées dans le sens d’une perspective de connaissance par proximité. On peut se référer à des contributions qui ont montré de manière exemplaire que la dimension sensible (« être affecté ») est centrale dans la démarche scientifique (Favret-Saada 1990) (Favret-Saada 2009), à des travaux anthropologiques sur la réflexivité ou sur les politiques de l’enquête (Ghasarian 2002) (Althabe et Hernandez 2004) (Leservoisier et Vidal 2007) (Bensa et Fassin 2008), à des travaux sociologiques qui soulignent l’importance des attachements dans l’enquête de terrain (Callon 1999) (Hennion 2015), aux courants de sociologie publique (Burawoy 2009) ou d’anthropologie publique (Borofsky 2007) (Beck et Maida 2015) et, enfin, au vaste champ des écrits sur la question de l’engagement et de l’anthropologie impliquée[4][4]. Il s’agit ici de prolonger ces contributions, et ouvrir la réflexion vers une perspective « écologique » de la connaissance.

Une première partie de l’article présentera le chemin de construction de la recherche, en montrant que la problématisation et les objets de recherche ne procèdent pas de l’univers confiné du laboratoire et de la démarche du chercheur. Ils se définissent dans des environnements d’enquête particuliers et par une production collective qui engage les cadres institutionnels de la commande, la négociation de cette dernière ainsi que les intérêts de différents acteurs intervenant sur le terrain. Dans une deuxième partie, il s’agira de revenir sur une écologie plus sensible, montrant l’émergence de certaines relations de (non-)familiarité et d’attachements, lesquels ont influencé les « choix » de recherche et la connaissance (scientifique et publique) de la rénovation urbaine. La troisième partie de l’article ambitionne de montrer comment l’approche écologique des processus de connaissance permet de rediscuter trois aspects : la réflexivité, la restitution et la dimension publique de la recherche.

L’environnement d’enquête de la rénovation urbaine : institutions, dispositifs et acteurs.

Cette partie présentera un des fils constitutifs des environnements d’enquête sur la rénovation urbaine qui ont émergé au croisement des cadres institutionnels et des logiques d’acteurs, des dispositifs et des ambiances, et participant à la formulation des objets et des résultats de cette recherche. Je m’arrêterai notamment sur la commande institutionnelle initiale, sur le rôle attribué à l’anthropologue, sur les négociations entre les différents acteurs présents et, enfin, sur les dispositifs de recherche publics ainsi que les ambiances de travail dans le quartier.

Ma recherche dans le quartier de la Duchère a débuté en 2007, suite à une sollicitation par la Maison de la Jeunesse et de la Culture pour animer des cafés-débats avec les habitants sur les « traditions culturelles »[5][5]. Cette demande initiale est intéressante en soi, car elle met en lumière de possibles configurations d’arrivée de l’anthropologue sur les terrains de rénovation urbaine, surtout lorsqu’on lui attribue la qualité de spécialiste des traditions et des cultures. Cette demande m’a semblé relever d’une approche folklorisante et inappropriée sur un terrain où les populations subissaient des démolitions. À quoi bon parler du couscous et de la paëlla, des rites de mariage, etc., alors que les inquiétudes et la souffrance d’une partie des habitants face aux transformations du quartier se faisaient entendre ? J’ai proposé de changer le thème des cafés-débats afin d’aborder le phénomène des démolitions et la manière dont les résidents vivaient les transformations du quartier. Cette proposition a été rapidement déclinée par la MJC et les deux centres sociaux du quartier, partenaires du projet. Elle faisait écho aux nombreuses opérations de recueil de la mémoire des habitants dans ce contexte de renouvellement urbain, ainsi qu’à une saturation de leur part à « raconter des souvenirs », phénomène mentionné aussi par Catherine Foret[6][6]. D’autres auteurs, comme Barbara Morovich (2014), ont noté que les opérations artistiques à but mémoriel ont souvent eu un effet contraire à leur but initial, déconnectant les méta-mémoires officielles produites dans le cadre de la rénovation urbaine des mémoires individuelles et des expériences vécues dans le quartier.

Loin, à l’époque, de s’orienter vers une démarche de type mémoriel, les acteurs des équipements socio-culturels étaient préoccupés de savoir comment s’adresser et continuer à dialoguer avec les habitants, lesquels commençaient à moins fréquenter ces structures. Les animateurs socio-culturels mentionnaient des phénomènes de repli, associé à un sentiment d’inutilité de la parole face au projet de démolition « décidé d’en haut » et qui les visait. Dans un entretien mené à la MJC, la chargée du projet des cafés-débats (« cafés-partagés ») décrivait l’origine de ce projet :

« Sollicitée pour faire la coordination du lieu d’accueil des populations au moment des démolitions de la barre 200 en 2003 et de la 210 en 2005, j’ai fait le constat de la souffrance des habitants et de leur difficulté à se projeter dans l’avenir, des difficultés existentielles du quotidien. En 2006, les choses s’accélèrent, le quartier de la Duchère devient un chantier à ciel ouvert où le vide s’installe. C’est de cette sensation de vide qu’est né le projet des “cafés-partagés” ».

Les animateurs des organismes partenaires (MJC, centres sociaux) avec lesquels j’ai mené des entretiens estimaient que les thématiques « neutres », comme les « traditions culturelles », pourraient ré-instaurer des temps de respiration afin de « se changer les idées » dans cette période préoccupante des démolitions.

De ces premières négociations entre les expertises préalables de l’anthropologue et des professionnels du quartier a émergé l’idée de laisser de côté les « traditions culturelles », afin de s’intéresser aux transformations des pratiques culturelles et aux processus de transmission en contexte de mobilités migratoires ou résidentielles[7][7]. Il convient aussi de noter que si la démolition a été refusée par les commanditaires comme thème à traiter frontalement, c’est finalement beaucoup de cela que nous avons discuté dans les « cafés-partagés ». Ces temps de discussion ont été particulièrement plaisants, des liens de familiarité se sont construits avec les participants, habitants ou acteurs des structures sociales et culturelles. Ces ambiances de proximité et de familiarité ont été rendues possibles aussi par une certaine installation dans la durée de ces événements, qui se sont tenus environ tous les deux mois sur une durée de deux ans.

Les enregistrements de ces cafés s’accumulaient sans direction précise et l’inquiétude du scientifique, préoccupé à recueillir des matériaux pour en faire quelque chose, s’agrandissait. Je ne concevais pas, à l’époque, que le rôle et la pratique de l’anthropologie pouvaient simplement se résumer à l’instauration de ces espaces de débats, à l’identification et à la formulation des préoccupations et problèmes communs aux uns et aux autres.

Deux ans après le début du projet des cafés, la DRAC et la Région Rhône-Alpes arrivent dans l’environnement d’enquête, donnant une orientation particulière à la recherche par l’appel d’offre « Mémoires du XXe siècle ». J’ai répondu à cet appel associant la MJC et les centres sociaux, appel qui impulsait la création des dispositifs mémoriaux et patrimoniaux accompagnés par la recherche. J’ai ré-orienté la recherche sur les divergences entre les conceptions de l’habiter et de la valeur de la ville au sein des différents acteurs urbains (résidents, acteurs politiques, techniciens de la réhabilitation, architectes-urbanistes), un axe de recherche qui émergeait des cafés-partagés. Les résultats de ce travail devaient être présentés, d’une part, sous la forme d’une exposition élaborée au sein des cafés. Elle devait avoir une fonction mémorielle, comme une chronique d’un moment particulier restituant des transformations importantes dans le quartier. D’autre part, nous avons mis en place un autre dispositif mémoriel et patrimonial, un chemin de promenade urbaine à la Duchère, avec le Musée Gadagne, la MJC et des résidents de la Duchère. Il s’agissait de compléter un dispositif initial proposé par le musée, lequel apportait un récit historique et urbanistique des différents lieux du quartier, par des mises en situation et des narrations des résidents sur leurs expériences vécues dans ces espaces[8][8].

Ce travail de recherche m’avait amenée à publier plusieurs articles sur les représentations divergentes de l’habiter et de la valeur du quartier parmi les différentes catégories d’acteurs urbains. J’avais aussi analysé les rapports au temps, au changement et les discours d’attachement généré par les contextes de démolition et par la rénovation urbaine[9][9].

Ces publications ont systématiquement adopté un point de vue extérieur au terrain, sans prendre en considération de manière explicite la place du dispositif scientifique et ma présence en tant que chercheuse dans les enjeux de la rénovation urbaine et de sa fabrication.

L’exposition réalisée en 2010, un moment clé de la fin de ma recherche, m’amène aujourd’hui à regarder sous un autre angle le terrain de la Duchère et à passer d’une analyse des représentations et des discours sur la rénovation urbaine (une analyse du discours des « autres ») à la restitution des expériences plus incarnées de cette même rénovation urbaine. Il s’agit des ambiances de travail et scènes quotidiennes de ce phénomène, lors desquelles le chercheur ne peut pas se concevoir seulement en observateur et analyste. C’est également mon regard sur la question des attachements qui s’est nuancé, allant au-delà d’une interrogation des attachements comme des liens d’habiter – des liens des individus à leur quartier en démolition (Botea 2014) –, vers l’attachement comme mode de familiarité par lequel avance et se réalise le processus de connaissance.

C’est de ce mode plus sensible du déroulement du travail avec les professionnels et les résidents du quartier qu’il sera question dans la partie suivante.

Environnements familiers et non-familiers de l’enquête de terrain.

Je reviendrai ici sur un moment-clé de ma recherche, l’exposition, laquelle était censée clôturer mon étude dans le quartier et rendre publics les résultats de la recherche, au-delà du public des cafés-débats. Intitulée « Questions de Ville : la Duchère en (re)construction », l’exposition a tenté de montrer la diversité des points de vue et des expériences relatées de la rénovation urbaine. Elle a pointé les écarts entre les conceptions de l’habiter, du changement et de la valeur des lieux au sein des différents acteurs et usagers de la ville.

Le vernissage de l’exposition et une table-ronde, ayant lieu un mois après, constituent des temps forts de mon enquête, relatant des mises à l’épreuve de l’anthropologie et de l’anthropologue, des espaces de négociation et de controverse avec les professionnels de la rénovation urbaine (élus, opérateurs du projet urbain, architectes-urbanistes, collectifs d’habitants, artistes).

Le vernissage a été pour moi un moment de grande confusion, car je me suis vue prise dans deux types de dénouement, dans lesquels je ne reconnaissais pas mes intentions de départ. Du côté des résidents, il a suscité beaucoup d’adhésion et de remerciements, comme si je m’étais engagée auprès d’eux pour défendre leurs revendications contre la démolition, en qualité de porte-parole. Du côté de certains acteurs porteurs de la rénovation (notamment de la Ville de Lyon et de la Mission Locale du Grand Lyon), l’exposition a été mal reçue, considérée comme une critique ouverte et un positionnement contre le projet de démolition. Il convient de rappeler que je n’avais fait le choix ni pour une position ni pour l’autre.

La table-ronde a été un moment difficile, car elle fut un monologue à plusieurs voix. Lors de cet événement, chaque acteur (y compris moi-même comme chercheuse) s’est retranché derrière des positions défensives, à l’abri de sa démarche spécifique et de ses logiques institutionnelles. Dans cette situation, les mots ne permettaient plus d’échanger.

Cette ambivalence dans la réception et l’impossibilité de trouver une voie de dialogue et de traduction avec les acteurs chargés de la rénovation m’ont amenée à reprendre le fil en amont du déroulement de mon enquête, afin de mieux comprendre ses aboutissements. Ce cheminement m’a permis d’observer que la réception contrastée des résultats d’enquête a été étroitement liée à plusieurs dimensions : à une démarche spécifique de recueil des données, à des orientations méthodologiques et théoriques résultant des environnements d’enquête, à la nature des attachements et des rapports de (non-)familiarité qui se sont installés avec les groupes d’acteurs différents et, de manière plus générale, à l’écologie de l’enquête.

Rétrospectivement, j’ai pu noter deux démarches qui ont, au fur à mesure, pris contour dans mon travail de recherche et dans mon approche des acteurs du terrain. Elles relèvent de deux positionnements, voire de deux conceptions d’élaboration de la connaissance. La première est une démarche consistant à « faire avec » les interlocuteurs, en particulier avec des résidents et acteurs des structures socio-culturelles du quartier, via les cafés-débats. Dans ces cafés-débats, les acteurs institutionnels du projet de rénovation, élus et opérateurs, ont été absents, à quelques exceptions près. Le fil des discussions s’est ainsi dirigé vers les expériences des personnes, vers les inquiétudes face aux transformations urbanistiques. Une connaissance commune et la formulation de problèmes publics (pour rappeler Dewey) émergeaient dans ces échanges, et ceci dans des atmosphères particulières : dans l’ambiance des goûters et des odeurs des plats apportés par les participants, dans un univers visuel d’intimité créé par le partage avec les autres de récits, de photos ou d’objets d’enfance et de jeunesse, des mémoires racontées d’ici et d’ailleurs sur les expériences de déplacement. etc. Ces espaces d’enquête ont permis des partages d’expériences et ont construit des modes et des formes de connaissance particuliers via des attachements, autrement dit des rapports de familiarité instaurés dans et par les environnements d’enquête. Comme nous avons essayé de le montrer ailleurs (Botea et Rojon 2015), les attachements ne sont pas des liens, et encore moins des liens fixes ou des attaches, car ils deviennent manifestes dans des situations de mise à l’épreuve des individus (Hennion 2010) (Hennion 2015). La notion de lien dans l’approche des attachements peut amener à une confusion, car le lien est souvent vu comme une connexion entre des entités déjà-là, des individus d’une part et des objets/lieux/personnes d’attachement, d’autre part[10][10]. À la différence d’une approche du lien, nous proposons d’aborder les attachements comme des familiarités en train d’émerger dans des univers relationnels et des écologies sensibles comportant une complexité d’éléments et de correspondances entre eux. Selon une perspective écologique, les attachements peuvent être regardés comme des compétences des individus (et des environnements) qui ont à la base des mécanismes de type écologique, par lesquels on se rend familier un environnement, et on produit une relation d’habiter. Cela s’opère par un ensemble de résonances et rapports de proximité qui s’établissent dans un milieu, par des médiations réalisées par certains objets, matières, dispositifs, personnes, paroles, ambiances, etc., eux-mêmes résultats de ces résonances. La dimension informelle des cafés, les plats, les odeurs, les photos, les paroles narrant l’expérience du déplacement, un univers majoritairement féminin créant des proximités particulières, etc., ont constitué des éléments permettant ces résonances et familiarités rapprochant acteurs différents et, en même temps, des opportunités et des résultats issus de ces environnements d’enquête.

L’intérêt d’évoquer ici l’attachement repose sur le fait de voir que les connaissances communes, élaborées par les échanges avec nos interlocuteurs, ainsi que les interprétations et appareils conceptuels qui émergent dans le travail de chercheur ne peuvent pas être déconnectés des écologies de l’enquête, des rapports de familiarité qui adviennent ou pas dans l’enquête de terrain. Si j’ai mobilisé l’attachement comme une notion-clé pour rendre compte des réalités de ce terrain urbain, en particulier le rapport de mes interlocuteurs au changement urbain, cette notion est née dans les ambiances de ces cafés-débats, lesquels m’ont entraîné dans un univers sensible, non seulement comme observateur des cafés, mais aussi comme participante à ce partage d’expériences. Mon regard ultérieur porté sur des scènes de démolition dans le quartier et sur les discours des élus et acteurs porteurs du projet de rénovation a été en partie façonné par les écologies sensibles de ces cafés.

En outre, il convient de préciser que cette orientation théorique vers les attachements et l’approche du changement a été aussi le fruit d’une démarche de terrain plus distanciée envers les porteurs et gestionnaires du projet urbain. Un second espace de recherche, ou lieu de terrain, a été constitué autour de ces derniers acteurs (techniciens de la Ville ou de la Mission Locale du Grand Lyon, élus, agents de développement, architectes-urbanistes ou paysagistes), avec une démarche très différente de celle engagée avec les interlocuteurs des cafés-débats. Elle s’est déployée à partir d’entretiens menés dans les bureaux de ces acteurs, ce qui a créé des temps d’échange et des ambiances particulières. Les discours de mes acteurs étaient en grande partie techniques, accompagnés souvent d’un ton de justification et d’argumentation des opérations de rénovation, lesquelles étaient plutôt critiquées dans le quartier. Autrement dit, aucun échange et connaissance en « régime de familiarité » (Thévenot 1994)[11][11] – supposant des élaborations en commun, basées sur la logique des ajustements réciproques, des tâtonnements et des rapprochements de type pratique, dépassant les logiques de la convention et de la justification – n’ont pu se mettre en place avec ces acteurs, lors de nos différentes rencontres.

Cette démarche non-engagée, c’est-à-dire menée en dehors des rapports de familiarité avec ces acteurs, a joué fortement sur la nature de la connaissance produite, son élaboration, ainsi que sur le choix formel de présentation des données de l’enquête lors de l’exposition. Par exemple, dans l’exposition, la vision la rénovation urbaine appartenant aux acteurs porteurs du projet de réaménagement a été exprimée par des textes, reprenant des extraits d’entretiens, alors que les résidents du quartier étaient aussi rendus visibles par des matériaux plus vivants. avec leurs portraits, photographies de famille et mises en situation. Cette démarche d’enquête plus distanciée envers les acteurs de la rénovation est allée de pair avec une communication plutôt difficile avec eux. Cela a eu un impact sur le déroulement de la recherche et sur le devenir même de l’exposition, laquelle n’a pas eu le soutien de ces acteurs pour circuler à l’échelle de la ville de Lyon[12][12].

Il est important de noter que cette démarche plus distanciée n’a pas été un simple « choix méthodologique » du chercheur. Le choix de réaliser des entretiens auprès de ces acteurs et de rester uniquement à ce type de contact avec eux a été le fruit de plusieurs médiations et aspects des environnements d’enquête. D’une part, comme je l’ai déjà mentionné, ces acteurs n’ont pas fréquenté les cafés-débats[13][13]. D’autre part, mes relations sur le terrain avec une partie de ces acteurs (avec la mairie du quartier ou la Mission locale du Grand Lyon) ont été plutôt difficiles[14][14].

De manière plus générale, le contexte n’était pas simple dans le quartier et des tensions fortes entre les différentes acteurs ou structures étaient perceptibles. J’ai pu faire le constat d’une certaine crainte et pression ressenties par des acteurs socio-culturels, dues entre autres à un certain rapport de force exercé par la Mission Locale. Une atmosphère de contrôle des discours et des actions de la part de cet organisme et un besoin de maîtrise des récits officiels du quartier étaient largement ressentis[15][15].

Par ailleurs, le climat du quartier entre 2007 et 2010 mettait en avant des polarisations entre les « bons » et les « méchants », les « démolis » et les « acteurs de la démolition ». Laetitia Overney souligne, dans son article présent dans cette traverse, la difficulté des relations dans le quartier et le choix qui s’est présenté à elle de se rapprocher de certains acteurs, ce qui l’a amenée à tourner le dos aux autres. Ce ne fut pas mon choix délibéré, puisqu’il me semblait que les tensions qui se jouaient entre les acteurs méritaient de trouver un espace de discussion commun, au-delà des dispositifs institutionnels de concertation, de type top-down, mis en place par la Mission Locale. J’espérais que la pratique scientifique, via les dispositifs que nous mettions en place, pouvait faire advenir un espace de connaissance et de compréhension commun, ainsi que de nouvelles possibilités d’action pour les différents acteurs. Ce positionnement supposait une relation d’égale distance, sans écarter ou prendre position en faveur de certains acteurs ou d’autres. Cette logique est dominante en anthropologie et en sciences sociales, avec l’idée que le chercheur recueille des points de vue d’acteurs variés à partir d’une position équidistante, de logiques d’action souvent divergentes, voire en conflit. Selon cette perspective, le chercheur est amené à restituer les différents points de vue recensés, par un exercice d’analyse puis de traduction. C’est en quelque sorte ce que j’envisageais avec l’exposition, jusqu’au jour du vernissage, lorsque j’ai commencé à mieux comprendre les difficultés et les biais de ce positionnement.

À la différence du climat familier et de confiance des cafés-partagés, la démarche de recherche auprès des acteurs porteurs du projet urbain et, surtout, la dynamique des relations engagées avec eux ont instauré des relations froides et parfois même de méfiance. Dans ces conditions, les limites des instruments méthodologiques du chercheur et de sa démarche scientifique ont pris plus de poids. Des acteurs de la direction de la Mission Locale ont affirmé dans la réunion suivant le vernissage que nous avons « mal compris la réalité », que « nous avons interprété les données et truqué la réalité, en sortant les phrases du contexte ». Au-delà de cette évidence, puisqu’il y a une dimension interprétative inhérente à tout travail scientifique, en effet la décontextualisation va très souvent de pair avec un processus de généralisation qui se trouve au cœur de la démarche scientifique. Dans le travail d’écriture, l’illustration et l’analyse que nous faisons à partir d’extraits d’entretiens peut avoir comme effet une simplification des paroles de nos interlocuteurs. À une fin d’écriture, nous opérons une sélection de ces paroles et leur rupture par rapport au contexte syntaxique et sémantique de l’énonciation. Cette décontextualisation va généralement plus loin dans le travail du chercheur, car il s’agit d’une rupture et déconnexion de ces paroles non seulement des contextes syntaxiques mais surtout des expériences qui les ont produites, des environnements d’enquête de ces énonciations (Althabe et Hernandez 2004). Les paroles et les discours deviennent des matériaux désincarnés, des échantillons de réalité d’un phénomène social censé être éclairé. Éric Chauvier (2011) évoquait les effets de « désinterlocution » opérés par un certain passage à l’écriture et intervenant plus largement dans toutes les étapes de l’enquête. Cela advient notamment par la traduction de l’univers audible de l’enquête, et nous pourrions parler plus largement de l’ univers écologique de l’enquête, vers un espace dicible.

Sur le terrain de la Duchère, j’ai ressenti fortement cette limite, notamment par rapport aux acteurs porteurs du projet urbain, puisque mon enquête a participé du même phénomène : une réduction d’un univers entier de pratiques et d’expériences professionnelles à un univers sémantique de paroles. Quid des environnements qui font émerger les paroles et les actions, mais aussi l’expérience quotidienne de leur métier, de leurs propres attachements ? L’analyse de cette dimension écologique, de ces environnements faits d’expériences, de tâtonnements, de mises à l’épreuve, de logiques d’action, d’affirmation et de rapports de pouvoir (y compris par rapport à la présence du scientifique), très peu abordée dans ma recherche, pourrait apporter des nouveaux éclairages à la compréhension de la rénovation urbaine comme processus vivant, dans le quotidien professionnel.

Je peux noter également une autre limite intervenue dans ma recherche, relative au mode de production de la connaissance. Dans la position que nous pouvons appeler d’« extériorité », de « connaissance sur », les acteurs sont en quelque sorte écartés du cadre de l’enquête, d’une temporalité commune avec celle du chercheur, d’un temps partagé qui est celui de la fabrication de la connaissance (Fabian 2006). Ce fut notamment le cas des acteurs porteurs du projet urbain. Quant au public des cafés-partagés, si la production des panneaux d’exposition, l’écriture des textes, le choix de la scénographie n’ont pas été réalisés avec eux (une limite aussi de l’enquête), une partie du processus d’élaboration de la connaissance s’est déroulée en commun avec ce public : par des retours en continu sur les résultats de l’enquête lors de ces cafés et par des élaborations communes avec ce public. Dans le cas des acteurs du projet urbain, le manque de cheminement commun a été un des principaux facteurs responsables de leur réception de l’exposition et de la lecture produite par la recherche[16][16]. Le récit de la rénovation urbaine proposé par l’exposition ne prenait pas le ton d’un discours progressiste et optimiste sur la rénovation, qui était le récit politique et de marketing du projet[17][17]. Finalement, l’exposition a dû être ressentie par ces acteurs comme une dépossession d’une position de contrôle et de monopole qu’ils souhaitaient avoir sur les récits publics et officiels de la rénovation urbaine. Il est intéressant de faire ici la connexion avec l’article de Laetitia Overney, présent dans ce dossier, qui met en avant un des rôles de la recherche dans les terrains de rénovation urbaine, à savoir celui de produire des « contre-lectures » en résistance aux récits officiels des acteurs porteurs du projet de rénovation.

Du côté des participants aux cafés-débats, l’enquête menée en partie avec eux s’est transformée, au fur à mesure, d’une démarche de recueil de matériaux à la formulation d’un questionnement partagé. Il n’a pas existé un « effet surprise » de leur part quant à l’exposition, à la différence des professionnels porteurs du projet urbain. En revanche, j’ai été surprise de voir à quel point les habitants m’ont placée dans une posture de « porte-parole », de « sympathie » à leur égard, alors que je revendiquais plutôt une position d’« empathie ». Pour reprendre cette distinction faite par Alain Berthoz, la sympathie ne dépasse pas un « mécanisme de contagion émotionnelle », alors que l’empathie permettrait à la fois « de se mettre à la place d’autrui en changeant de perspective, et de rester de son point de vue » (Berthoz 2010).

Je n’identifiais pas dans ma démarche une posture de « sympathie » envers quiconque, en tous cas au point de soutenir certaines voix d’acteurs contre d’autres. Il s’agit ici, comme souvent dans les enquêtes de terrain, des effets inattendus et parfois incontrôlables de l’action du chercheur auprès des personnes et des situations.

La présentation, dans cette partie, de quelques bribes d’expériences d’enquête nous permettra de revenir, dans une partie conclusive, sur quelques observations et réflexions issues de ces données de terrain.

Paroles d’une jeune résidente de la Duchère lors de l’exposition « Mémoires vives », 2018. Photographie : El Zarhaa Megahed.

Perspectives écologiques sur les processus de connaissance : entrer en « correspondance », participer aux transformations et en rendre compte.

Le fait de revenir sur les dispositifs de médiation de cette enquête – cafés-débats, exposition, table-ronde, balades urbaines, etc. – a permis de mettre en avant les espaces à travers lesquels la démarche scientifique et le travail du chercheur peuvent réellement entrer en relation et communiquer avec les acteurs de terrain, voire opérer des transformations. Michel Callon (1999) mettait en avant la dimension inopérante et assez mal comprise de nos productions scientifiques, lesquelles restent finalement assez abstraites pour les acteurs de terrain, mais aussi pour les instances qui les commandent : « Par quel truchement les savoirs scientifiques produisent-ils des effets ? Les recherches sur les sciences ont apporté une réponse claire à cette question en montrant l’importance des savoirs incorporés dans les instruments, outils et êtres humains. Ce ne sont pas les théories mais les dispositifs dont sont issues ces théories qui changent le monde » (Callon 1999, p. 69).

De la réflexivité à l’approche écologique.

Cet article se voulait une contribution aux problématiques de la rénovation urbaine, sous l’angle des processus de connaissance par proximité.

Les questions de proximité et de distance dans le positionnement du chercheur ont fait l’objet de multiples interrogations en sciences sociales. Les travaux sur les postures réflexives en anthropologie ont mis en avant les difficultés de la position « juste » à adopter, le « ni trop près », « ni trop loin », ni dans la « sympathie », ni dans la « distance » (Ghasarian 2002) (Althabe et Hernandez 2004) (Leservoisier et Vidal 2007) (Bensa et Fassin 2008) (Morovich 2017). Lorsque le chercheur se situe « trop près » ou « trop engagé » auprès des environnements dans lesquels il intervient, on retrouve parfois un besoin de justification et une injonction à la réflexivité, comme si ce positionnement serait une « anomalie » dans l’enquête de terrain.

Quelques contributions notables ont tenté de penser au-delà de la dichotomie distance/proximité, dedans/dehors, engagement/non-engagement, implication/non-implication, etc. Je prolongerai ce débat par de nouvelles propositions, à la lumière de mon expérience de terrain.

Les prises par lesquelles le chercheur perçoit et transforme l’environnement dans lequel il agit et qu’il étudie relèvent de formes et de niveaux d’expériences et d’engagements multiples avec le terrain. Daniel Cefaï (2013) identifie dans les travaux de Goffman plusieurs sens et niveaux d’engagement des individus dans leurs interactions dans l’espace public, que Goffman désigne par : commitment, involvement, engagement et attachment. Ces nuances et degrés de la relation d’engagement, visibles dans l’écologie d’engagements situationnels décrite par Goffman, sont à penser aussi par rapport aux situations d’enquête de terrain, afin d’éviter de réduire l’univers des rapports au terrain à la position ou au choix simpliste entre l’engagement et le non-engagement.

En anthropologie, plusieurs contributions pionnières, dont celle de Favret-Saada (1977) (1990) (2009) ou d’autres travaux portant sur la réflexivité, ont constitué une tentative de réconcilier les tensions entre les positions du « dedans » et du « dehors », de l’insider et de l’outsider. Ces travaux montrent une forme inhérente de proximité présente, voire nécessaire dans le travail du chercheur, une dimension subjective résultant des liens dans lesquels il est pris sur son terrain et qui influencent sa démarche. Ces approches insistent néanmoins sur le besoin d’une distance réflexive, d’un retour analytique sur cette dimension subjective (Ghasarian 2002) (Leservoisier et Vidal 2007). Certains auteurs parlent d’un positionnement plus orienté vers l’action, d’« implication réflexive », tenant ensemble réflexivité et engagement du chercheur, terme que Barbara Morovich (2017, p. 60) emprunte à Althabe et Hernandez (2004).

Dans ces approches, il est désormais acquis que le « travail d’ajustement [du chercheur] à autrui » dans la relation avec son terrain aurait une empreinte forte sur la production de sa connaissance, laquelle serait le résultat de « notre histoire sur le terrain » (Bensa et Fassin 2008, p. 323).

Malgré l’avancée de ce tournant réflexif, le besoin d’un regard introspectif sur cette position d’insider a amené à une focalisation sur la « cuisine de l’anthropologue », sur la production du savoir anthropologique compris comme une connaissance du chercheur, et dans ce sens un certain piège narcissique a été déjà mis en avant (De Sardan 1995) (Ghasarian 2002) (Morovich 2017). Pour dépasser cet écueil, certains auteurs sont revenus à l’importance de la place de nos interlocuteurs, ceux qui comptent finalement le plus dans l’enquête. Du côté de la sociologie, des auteurs comme Michel Callon attirent l’attention sur notre préoccupation excessive pour le choix de nos objets de recherche et soulignent l’importance de nous focaliser davantage sur le « choix des sujets », autrement dit des personnes auxquelles nous nous attachons et avec lesquelles nous construisons nos actions et faisons l’enquête (Callon 1999, p. 73).

La perspective écologique que je propose ici apporte un regard légèrement différent, puisque l’intérêt n’est ni de se focaliser sur le chercheur et ses objets, ni sur les sujets (nos interlocuteurs), mais plutôt sur les environnements d’enquête. Comme nous l’avons mentionné précédemment, ceux-ci sont des productions résultant des affordances et des correspondances qui se réalisent à partir des différents éléments disponibles dans les milieux d’enquête. Postuler qu’il existe une position d’insider et une autre d’outsider, une position du dedans ou du dehors, et affirmer que la réflexivité permet d’expliquer et de réduire cette tension ne fait que réitérer la séparation entre le chercheur et son terrain, le fait de les penser comme des réalités substantielles séparées. En nous appuyant sur une perspective d’anthropologie écologique telle que défendue par Ingold, ces notions et ces dichotomies (insider/outsider, engagement/non-engagement, emic/etic, etc.) n’ont de sens que dans une réalité sociale pensée à l’arrêt, en dehors du mouvement, donc dans une situation où les individus (y compris les chercheurs) sont retirés de leur situation inhérente de présence aux autres et au monde, en dehors de cette relation en continu qui s’établit entre eux. L’intérêt n’est alors pas tant de comprendre ce qui relève d’une dimension subjective du chercheur dans la construction de l’objet ou ce qui relève du côté des « sujets », mais plutôt de s’interroger sur les conditions de (im)possibilité de ces rencontres, sur les éléments subtils qui font que des résonances ou des « correspondances » se réalisent, pour reprendre le terme d’Ingold. La notion d’environnement d’enquête est intéressante, justement dans le sens où elle déplace l’accent des objets et des sujets vers les affordances et les correspondances, vers les médiations qui activent ou empêchent ces possibilités et modifient le cours des événements. Le chercheur et le dispositif scientifique sont, par rapport à cet environnement, des ressources réajustables et en même temps le produit des correspondances (ou manques de correspondances) intervenant dans ce milieu d’action.

Connaissances et attachements.

Comme je l’ai déjà précisé, cette perspective écologique n’a pas été présente dans mes écrits précédents sur la Duchère. L’exposition et mes différentes publications mettaient en avant la réalité conflictuelle de la rénovation urbaine, les dissensions entre les conceptions des différents acteurs interrogés (sur la valeur des espaces et des lieux, sur le rapport au changement et au temps, etc.). En quelque sorte, j’ai diagnostiqué cette réalité conflictuelle de la rénovation à partir d’un point de vue extérieur, en sortant le dispositif scientifique de cet environnement. Cette perspective écologique nous amène à considérer la dimension conflictuelle de la rénovation urbaine en réintroduisant le chercheur dans ce milieu et en montrant la participation du dispositif scientifique à ces scènes conflictuelles, comme nous l’avons montré dans la partie précédente. La perspective écologique peut mettre en lumière en quoi les pratiques de conception et mise en place de la rénovation urbaine se construisent dans des rapports de force avec les dispositifs scientifiques, quels en sont les frais pour les deux pratiques et quelles sont les transformations réciproques de celles-ci. J’ai montré tout au long de l’article un cheminement de recherche se constituant à partir de réajustements et négociations permanentes selon les environnements d’enquête créés, donnant un certain contour au dispositif scientifique et à son devenir. J’évoquerai plus loin quelques effets de la recherche produits sur les pratiques des acteurs urbains.

J’ai également tenté de montrer ici que les connaissances produites dans le processus d’enquête (la sélection de certaines données, les interprétations, le choix des concepts, voire même les perspectives théoriques adoptées) ne peuvent pas être déconnectées des environnements qui les ont produites. Ces connaissances dépendent fortement des processus d’attachement, et elles ne résultent pas forcément des liens préalables du chercheur avec le terrain, mais des possibilités de familiarité et de correspondance qui s’installent avec ce milieu, transformé lui-même par cette relation.

Gérard Althabe (1992) mettait en avant le fait que les chercheurs en anthropologie et en sociologie tendent généralement à se focaliser sur les couches sociales se situant en bas de la hiérarchie sociale, entre autres par un effet de sympathie envers eux. Dans une entreprise, nous étudions plutôt les pratiques des employés que des managers. Nous pouvons nous demander si dans un contexte de rénovation urbaine, nous choisissons d’enquêter auprès des résidents ou des acteurs portant les projets de réaménagement.

Contrairement aux contextes décrits par Althabe, j’ai mis en place une démarche inductive sans opter au départ pour le choix d’un groupe d’acteurs en particulier. Certes, dans la première étape de mon travail à la Duchère, dans le projet d’accompagnement scientifique des cafés-partagés, le travail a été notamment engagé avec des résidents, puisque les élus et les acteurs de la maîtrise d’œuvre de la rénovation urbaine n’ont pas été présents à nos actions. De cette manière, et malgré ma tentative initiale de positionnement équidistant, le déroulement de l’enquête m’a amenée à une proximité plus forte du côté des habitants, à « faire avec » eux, et à « faire sans » les acteurs du projet urbain. Ce n’est pas une nouveauté de dire que le choix pour certains sujets et publics est étroitement lié aux différentes difficultés de l’enquête ; pour moi il s’agissait des difficultés de dialogue avec les acteurs du pouvoir. Comme le montre l’exemple de cette enquête, ces difficultés tiennent à plusieurs facteurs : d’une part aux rapports de force qui s’installent dans le contrôle de la connaissance produite sur le quartier ; d’autre part aux limites d’une approche des discours (et de désinterlocution) – au lieu d’une approche expérientielle des acteurs, une conception de l’enquête qui projette les acteurs concepteurs et porteurs de la rénovation urbaine en dehors du dispositif d’enquête –, une approche de la restitution qui reproduit la position d’« autorité » du chercheur (Clifford 2003). Cette dernière suppose la livraison (ou « dévoilement ») aux autres, en fin d’enquête, d’un savoir complet, élaboré souvent à l’extérieur de ceux qui ont fourni les informations. Ces acteurs apparaissent ainsi comme des « fournisseurs » d’informations dans la formulation des connaissances, plutôt que des collaborateurs dans ce processus.

Sur la restitution et l’anthropologie publique.

La dimension de la restitution est une clé intéressante pour comprendre les représentations que nous avons de la recherche et de son rôle. À la Duchère, les deux démarches d’enquête auprès des résidents et des professionnels du projet de rénovation relèvent de deux conceptions différentes de la restitution, et finalement de la place et de la nature du travail anthropologique.

Dans le travail avec les résidents, le dispositif des cafés-partagés a privilégié la production de la connaissance par un espace d’enquête partagé en continu avec les acteurs et, par conséquent, « restitué » tout au long de celle-ci. La restitution devient ainsi un processus en temps réel, ce qui n’empêche pas que des temps particuliers de restitution, ou postérieurs à l’enquête, peuvent exister : « La restitution est l’effet d’une dynamique sociale : elle n’est ni un temps particulier de la recherche, ni un compte-rendu de la rencontre de deux espaces provoqués par l’enquête, mais elle est à l’œuvre, comme une altération des personnes provoquée par les connexions interindividuelles » (Cerclet 2014, p. 59).

Avec les acteurs de la rénovation, la démarche d’enquête fut plutôt classique : le chercheur recueille les matériaux et ensuite les restitue sous la forme d’un savoir dont il est censé être l’auteur. Nous avons vu les grandes limites d’une approche où le chercheur documente une réalité sociale et produit une connaissance pour les autres, restituée en fin de processus.

À la lumière de cette recherche, nous pouvons nous interroger sur la production de connaissance issue de l’enquête de terrain : à qui cette connaissance est-elle destinée et quelle destination prend-elle ? Du côté des acteurs porteurs de la rénovation urbaine, dans une réunion de travail suivant le vernissage, un professionnel de la ville de Lyon a affirmé que « finalement, avec l’exposition, il n’y a pas eu tant de surprise sur la parole des habitants » ; autrement dit que la recherche ne leur apprenait rien. Effectivement, les discours et positionnements des résidents ne sont pas inconnus aux acteurs du projet. Quant aux résidents qui ont fait partie du public des cafés-partagés, ils ont à peine regardé les textes des panneaux de l’exposition. Au final, j’ai eu le sentiment que c’est surtout moi qui ai appris de mes interlocuteurs plutôt qu’eux de moi.

En effet, l’intérêt de la présence d’un dispositif scientifique dans un environnement donné ne repose pas tant sur la diffusion, en fin de recherche, d’une connaissance scientifique, entendue comme un ensemble de matériaux et d’analyses délivrés aux acteurs de terrain. Sans pouvoir identifier très clairement les implications et les effets de cette recherche – ce qui aurait nécessité un retour sur le terrain pour saisir spécifiquement cet aspect –, je peux néanmoins noter quelques bribes d’éléments. Premièrement, l’exposition a permis de nuancer, voire de contrebalancer, un discours officiel sur la rénovation urbaine et sur les démolitions qui se voulait un discours progressiste sur le changement du quartier – l’enquête de terrain venant soulever surtout les difficultés profondes auxquelles se confrontaient les acteurs visés par les transformations du quartier. Dans un second temps, la recherche et sa diffusion a permis de rendre audible, par une forme de mise en public, des positions de résistance ou de souffrance de certains résidents du quartier, positions souvent connues par les porteurs du projet de rénovation urbaine mais difficilement entendables ou prises en compte dans le cadre du projet de réaménagement. Le discours progressiste porté sur la démolition laissait peu de place à la compréhension des expériences réelles des habitants et conduisait à des interprétations très simplificatrices de la part des acteurs porteurs de la rénovation : les habitants étaient selon eux trop « nostalgiques » et leur attachement vu comme un frein dans leur vie et leur volonté d’aller de l’avant. J’ai souvent entendu des acteurs porteurs du projet urbain affirmer que l’attachement des habitants à leur logement était normal, mais qu’il finira par s’estomper pour laisser place à un ré-attachement au « nouveau » quartier. Une telle vision simpliste évacuait l’épaisseur de l’expérience et les temporalités d’un tel processus, pour ne pas dire le prix payé par de nombreuses personnes, celui d’un déménagement « forcé ».

L’exposition a aussi permis d’élargir l’espace de formulation d’une parole publique sur ce vécu de la rénovation, une parole qui était plutôt restreinte aux scènes d’engagement militant des habitants dans le quartier (par exemple au Groupe de Travail Inter-Quartier – GTI[18][18]). La recherche et l’exposition ont pu faire entrer dans cet espace des personnes dont la voix n’arrive jamais à avoir une existence publique : ces « invisibles », des résidents qui ne prennent jamais de place dans cet espace, qui ne sont pas présents dans les équipements socio-culturels locaux ou dans les collectifs d’habitants. Enfin, le dispositif scientifique a participé, lors des cafés-partagés, à la création d’espaces éphémères d’attachement et d’affection collective, et dans ce sens d’espaces de continuité de vie collective et d’habiter, dans des contextes difficiles où les résidents s’enfermaient dans des stratégies de survie individuelle pour affronter les problèmes quotidiens et garder leur logement à la Duchère.

Du côté des effets directs de la recherche sur les acteurs porteurs de la rénovation, il est ici plus difficile de les mesurer. J’ai, par exemple, pu observer que peu de temps après l’exposition, un volet de « recherche ethnologique » a été introduit dans le nouvel appel d’offre public lancé pour des projets socio-culturels d’accompagnement des habitants en contexte de rénovation. C’est peut-être ici une des petites batailles gagnées pour l’anthropologie, plus spécifiquement pour une démarche qui défend une connaissance scientifique par immersion et un travail collaboratif avec les acteurs de l’enquête dans toutes les phases de la recherche, du recueil des matériaux à la production des protocoles d’enquête, des analyses et de l’écriture.

Au final, cet article souhaite insister sur l’intérêt d’une démarche de connaissance par proximité, qui dépasse la position d’extériorité et d’autorité du chercheur pour se focaliser sur : l’élaboration d’un questionnement partagé par l’outil de l’enquête de terrain, et tout au long de celle-ci ; la formation des attachements intervenant à cette occasion, l’analyse des transformations générées par les environnements d’enquête ainsi que la participation à ces transformations. L’attachement, ce processus d’ajustement (en mode familier) avec l’environnement (y compris d’enquête), et l’affection comme une des expressions possibles des attachements, sont des opérateurs pour ces transformations, à partir des correspondances et résonances possibles qui s’établissent dans ces environnements d’enquête. Tim Ingold met en avant la dimension « transformative » du travail de l’anthropologie, s’émancipant d’une simple fonction de « documentation » des phénomènes sociaux (qu’il appelle « ethnographique »). Tout en gardant cette fonction de « documentation », laquelle reste essentielle dans la démarche scientifique, il convient de rester attentif à ce qu’il nous est important de documenter, en l’occurrence à l’objet de cette « documentation » de la rénovation urbaine. Si la science, et en particulier l’anthropologie, a quelque chose à documenter (à « ethnographier »), ce ne sont pas tant des réalités extérieures, saisies par un recueil distancié des « échantillons » de cette réalité, mais plutôt les réalités transformées par ces environnements d’enquête, ainsi que les modes d’élaboration des questionnements partagés et, enfin, l’instauration des attachements, comme des modes de familiarité et d’habiter le monde.

Cette perspective écologique de la connaissance permettrait, en outre, de prolonger les contributions de l’anthropologie publique ou de l’anthropologie collaborative (Borofsky 2007) (Beck et Maida 2015) (Lassiter 2005). Nous faisons référence ici à l’anthropologie publique, mais ce débat peut être étendu à la sociologie publique ou à d’autres sciences sociales. Comme nous le savons déjà, l’anthropologie publique s’est fortement engagée à questionner et mettre en place les formes possibles de publicisation de la recherche ainsi que de réalisations collaboratives entre le chercheur et les sujets de son enquête. Néanmoins, dans les perspectives de l’anthropologie publique, la notion de « public » semble déjà acquise : il y aurait un public auquel l’anthropologue doit transmettre sa connaissance ou avec lequel il doit la produire. Quelques critiques apportées à l’anthropologie publique ont été formulées au sein de ces mêmes des approches anthropologiques, internes à ce courant. Par exemple, des chercheurs anglo-saxons, réunis autour du blog Savage Minds, considèrent que l’anthropologie publique (comprise à partir du sens classique du terme « public ») « tente d’expliquer une recherche spécialisée à une audience plus large » (Golub et Friedmann 2015, p. 188). Les auteurs rajoutent : « les tenants de l’anthropologie publique imaginent que les anthropologues savent ce que le public attend de savoir (…) et une telle position suppose que les anthropologues détiennent quelque chose que le public souhaite, et qu’ils savent ce que le public attend d’être dit concernant cette chose-là. (…) Nous appuyant sur des auteurs comme Michael Warner, nous mettons l’accent sur le fait que les publics sont suscités par les discours ils ne sont pas quelque chose qui pré-existent à ceux-ci » (Golub et Friedmann 2015, p. 188). Dans cet esprit, ces auteurs proposent de parler d’une anthropologie qui se fait en public (Doing Anthropology in Public), s’intéressant aux dispositifs par lesquels l’anthropologie devient publique et se démarquant ainsi de la perspective classique de l’anthropologie publique (Public Anthropology).

Dans la perspective d’une anthropologie écologique, de manière similaire, le « public » émerge avec le processus même de l’enquête de terrain, et une des questions qui se pose est justement celle de la possibilité de faire advenir des « publics » via le dispositif scientifique. La qualité des individus d’être/faire « public », dans le sens de Dewey (2010), reposerait sur leur capacité à se sentir concernés et à participer à l’élaboration des questionnements communs.

Certains auteurs, comme Isaac Joseph, mettent en avant des démarches d’« ethnographie coopérative » permettant d’élargir le cercle de la « communauté d’explorateurs » à certaines catégories d’acteurs de nos enquêtes de terrain[19][19]. D’autres auteurs mentionnent des démarches « collaboratives » entre le chercheur et les sujets de son enquête, y compris dans l’exercice d’écriture et de restitution (Lassiter 2005) (Bensa 2010). L’intérêt est ainsi de saisir à quel niveau et phase de la recherche le travail de formulation des savoirs partagés se situe-t-il précisément. Sous quelles formes se déroule-t-il et quels publics se constituent à cette occasion ? À la Duchère, les animateurs socio-culturels ont pris part à ce travail de manière ponctuelle dans toutes les phases de l’enquête, à l’exception de l’écriture des textes de l’exposition. Quant aux résidents des cafés-débats, ils ont été présents dans ce processus uniquement dans la phase de construction en amont de l’exposition, y compris par des échanges sur les propositions d’analyse du chercheur et par des ré-élaborations. Ce sont finalement les acteurs porteurs de la rénovation qui ont participé à la recherche, avec d’ailleurs le moins de prise possible sur le contenu de cette même recherche, ayant eu uniquement un statut classique d’« informateurs » – alors que, paradoxalement, c’est la seule catégorie d’acteurs qui s’était placée en position de pouvoir dans le processus d’enquête et dans l’action urbaine. Finalement, nous pouvons noter qu’un des défis majeurs pour la recherche sur la rénovation urbaine, dans le cadre d’une approche de connaissance par proximité, reste la construction de rapports plus symétriques avec ces acteurs, d’une démarche où ceux-ci et le chercheur avancent par des réajustements et tâtonnements réciproques à partir d’expérimentations en commun. À la place d’une perspective plutôt utopique, celle qui nous dit de réunir toutes les différentes catégories d’acteurs urbains à la même table de débat autour du projet de rénovation, cette recherche nous invite à une proposition différente, mais restant toujours dans le cadre d’une démarche de connaissance par proximité et en régime de familiarité. L’idée serait, par exemple, que le chercheur mène séparément son travail, d’une part avec les résidents et d’autre part avec les acteurs du projet de rénovation, associant à chacun de ces deux dispositifs des animateurs socio-culturels et autres professionnels du quartier. Ce travail pourrait plus facilement faire advenir l’élaboration des connaissances communes par le réajustement des logiques de chaque acteur. Ultérieurement, des initiatives où des acteurs séparés se croisent peuvent être éventuellement envisagées. Dans ces dispositifs, la fonction de médiateur et de traducteur ne sera pas seulement assurée par le chercheur, comme il est pensé habituellement, mais aussi par les professionnels socio-culturels des structures de proximité, lesquels développent au quotidien des relations étroites avec les résidents de ces quartiers. C’est aussi reconnaître et s’appuyer sur la multiplicité des médiateurs et médiations qui interviennent et rendent possible le processus de connaissance, lequel n’est ainsi ni proprement scientifique ni proprement profane.[20]

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Abstract

This article is based on an anthropological fieldwork carried out in the urban renewal context of the La Duchère district in Lyon. It attempts to analyse the processes of knowledge and other results of this research by placing them into the environments from which they emerged and into the familiarity and attachment relationships established within them. Considering knowledge experiences is an opportunity to look at the nature of scientific work in the context of urban renewal and to examine the questions of restitution, of reflexivity and public anthropology from the perspective of ecological anthropology.

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Notes

[1] Quelques cadres collectifs de recherche ont appuyé mon avancement dans cette direction. Il s’agit, d’une part, du séminaire Attachement. Pragmatisme et Sciences Sociales à Mines ParisTech, au Centre de Sociologie de l’Innovation – séminaire coordonné par Antoine Hennion, et auquel j’ai participé entre 2013 et 2015. D’autre part, le travail de coordination, avec Sarah Rojon, d’un numéro thématique de la revue Parcours anthropologiques (Ethnographies du changement et des attachements, n°10, 2015), et la rencontre avec les propositions des différents auteurs de ce numéro ont constitué un second espace dans ce sens. Enfin, la proposition d’écriture collective pour une traverse de la revue EspacesTemps.net a constitué l’opportunité pour reprendre ce chantier.

[2] Sans entrer ici dans la complexité de la relation entre connaissance scientifique et connaissance profane, nous pouvons simplement rappeler que le terme profane ne veut pas dire non-expert, et il ne renvoie pas à l’opposition entre une connaissance scientifique experte et un savoir profane non-expert. Si les connaissances profanes ne sont pas issues des mêmes procédés et expériences que les connaissances scientifiques, si elles ne sont pas formalisées de la même manière, elles s’appuient tout autant sur une forme d’expertise donnée par l’expérience du quotidien.

[3] À l’exception notable de l’ouvrage de Barbara Morovich (2017).

[4] Voir par exemple, en anthropologie, la revue le Journal des anthropologues, dont plusieurs numéros thématiques et articles ont été consacrés à cette question (voir les numéros : Hors-Série 2011, n°56, n°50-51).

[5] Le contexte était celui d’une demande de « cadrage scientifique » des cafés-débats portant sur les « pratiques et les traditions culturelles » dans le quartier, formulée par la MJC à une collègue ethnologue du CMTRA de Lyon (Centre des Musiques et des Danses Traditionnelles de Rhône-Alpes), et que j’ai finalement remplacée.

[6] Le lecteur pourra trouver plus d’informations dans son texte « Actions mémorielles dans les villes : des miroirs sans reflets ? », présenté dans le cadre du colloque « Mémoires urbaines et présent des villes ».

[7] Le thème des pratiques culturelles abordées lors des cafés (des thèmes comme les pratiques culinaires, les rites de mariage, etc.) ont été initialement choisies par la MJC, ensuite par les participants.

[8] Il s’agissait en 2009 d’une démarche de travail avec les institutions pas si fréquente dans les actions patrimoniales de ce type et dans les périphéries urbaines. Ce type d’action s’est généralisé aujourd’hui, qualifié de pratique patrimoniale « participative ».

[9] Pour ces différentes dimensions de recherche mentionnées, voir mes travaux (Botea 2011) (Botea 2013) (Botea 2014).

[10] L’approche dominante des attachements, à l’exemple des différents travaux, notamment anglo-saxons, sur le place attachment (Altman et Low 1992) (Manzo et Devine-Wright 2013), se focalise très peu sur la dimension processuelle de l’attachement et surtout sur les composantes qui la constituent. C’est une des critiques principales apportées aux travaux sur les attachements – voir, par exemple, Manzo et Devine-Wright (2013).

[11] Je reprends ici le terme de « régimes de familiarité » utilisé par Laurent Thévenot (1994) dans un contexte très différent. L’auteur l’employait dans des recherches portant sur les modes d’apprivoisement, de connaissance et d’apprentissage de l’usage des objets domestiques et techniques de consommation, au moment de leur acquisition par les individus, de leur mise en place et premières utilisations. Sur un autre plan, la question des rapports de familiarité avec les acteurs de terrain est soulignée par de nombreux auteurs : par exemple, Marc Breviglieri (2010) montre la nécessité d’adopter des positionnements et des choix d’enquête qui réduisent le rapport a priori d’étrangéité du chercheur, d’autant plus lorsqu’il est question de dimensions intimes et sensibles de l’expérience des personnes. La recherche à la Duchère montre des situations de terrain où cette relation de familiarité n’arrive pas à s’établir auprès de certains acteurs, et les implications de ce fait.

[12] L’exposition qui se voulait itinérante a été plus facilement diffusable à l’extérieur de Lyon, voire à l’international, que dans les espaces institutionnels lyonnais. Elle a été très bien accueillie et a suscité beaucoup d’intérêt à Saint-Priest, à Chambéry et, en dehors de France, en Roumanie.

[13] Une exception est ici la présence régulière d’un agent de développement de la Mission de Coopération Culturelle de la Ville de Lyon, et la présence, à un seul café-débat, d’une représentante de la Mission Locale, afin de s’informer de notre démarche.

[14] Pour ne citer qu’un seul épisode ici, qui témoigne par ailleurs des environnements de terrain particuliers de la rénovation urbaine, j’évoquerais une réunion d’urgence convoquée par le maire du 9e arrondissement, suite à un « cocktail Molotov » lancé sur le bâtiment de la Mission Locale du Grand Lyon. Cette réunion a rassemblé une quinzaine de représentants des structures de proximité du quartier (animateurs socio-culturels, éducateurs, etc.). Lors du tour de table pour les présentations, le maire m’a demandé de quitter la salle arguant « d’une réunion en interne ». Les collègues de la MJC ont soutenu ma présence, spécifiant que j’étais employée de leur structure, et cet argument a valu plus que le mien, lequel mettait en avant l’apport de ma démarche scientifique à la compréhension et à l’éclairage d’une situation difficile dans le quartier.

[15] Il convient de noter que l’enjeu et la réussite du projet étaient forts pour ces acteurs : la Duchère devait montrer un projet exemplaire de rénovation urbaine à l’échelle régionale et nationale.

[16] Les acteurs porteurs du projet n’ont pas tous réagi par une critique des résultats de la recherche, mais les voix les moins virulentes, suggérant des ouvertures et la volonté de dialogue, ont été moins visibles et pas prononcées publiquement au jour du vernissage.

[17] Néanmoins, il est important de noter que certains résidents tenaient le même discours que les acteurs du projet, et ces paroles ne manquaient pas dans les panneaux de l’exposition.

[18] Voir notamment le travail sur le GTI de Laetitia Overney (2011) et son article, présent dans ce dossier.

[19] La référence à la « communauté d’explorateurs » de Charles Peirce est présente dans les travaux d’Isaac Joseph, qui est préoccupé par des approches d’ethnographie coopérative dans ses recherches sur les transports publics. Pour l’approche coopérative de Joseph, voir notamment Cefaï (2007) ainsi que Breviglieri et Stavo-Debauge (2007).

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