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Comment dépasser l’ETA(t)-nation ?

Image1Lors du Forum Social Européen de Paris, en novembre 2003, une bien étrange carte, de grande taille, ornait de façon insistante les murs de la Grande Halle de la Villette. Signée du paravent politique de l’Eta basque, Batasuna, elle représentait l’Europe sous la forme d’un binôme. « Aujourd’hui », sur un fond gris nuit, un continent tout en noir, simplement marqué des frontières d’État existantes. « Demain, l’Europe des peuples » : toutes les teintes de l’arc-en-ciel, plus d’État, plus même de noms de pays, mais la palette des supposés peuples, taches de couleur inégales mais homogènes censées constituer l’ossature de l’avenir.

Ce document est une version aménagée de la carte ci-jointe, réalisée par l’Alliance Radicale Européenne, qui regroupe les partis régionalistes et indépendantistes (y compris basques) au Parlement européen. La grande différence tient dans l’effacement des frontières des États actuels Cela fait passer d’une manière d’état des lieux, certes plus que discutable, mais pas si différente des cartes linguistiques des dictionnaires ou des atlas, à un projet d’ordre nouveau européen qui fait frémir. En effet, une chose est de développer l’identité régionale – même dans une France supposée jacobine, l’onomastique urbaine devient bilingue tant à Rennes qu’à Montpellier. Autre chose est de faire de cette identité l’unique authenticité légitime.

Une première critique serait commune aux deux versions : le très grand arbitraire des découpages. Ainsi l’originalité des natifs de la Frise, du Frioul, de l’île de Man ou des Grisons est-elle mise en valeur, malgré leurs faibles effectifs. Pourquoi alors négliger les Ruthènes, Gagaouzes, Tatars et autres Sorabes d’Europe centrale ou orientale, au moins aussi nombreux ? Certains pays s’en tirent plutôt « bien » : Siciliens et Calabrais demeurent inexorablement Italiens (demandez à la Ligue du Nord ce qu’elle en pense), et la Germanie englobe non seulement les Bavarois, mais aussi les Autrichiens, les Suisses alémaniques, les Luxembourgeois et les Alsaciens-Mosellans. En revanche, la France, démantibulée, se voit en sus retirer Occitans, Bretons, Flamands, et bien sûr Corses et Basques. Il apparaît que le découpage correspond à celui des langues « originelles ». Mais, outre que cela ne résout pas l’arbitraire de l’origine choisie (il y a peut-être dans le sud de la France autant de gens capables de comprendre le latin que l’occitan – alors, ne conviendrait-il pas de retourner aux frontières linguistiques de l’Antiquité ?), pourquoi donc reprendre telles quelles les frontières entre républiques ex-yougoslaves ou ex-soviétiques, dont on sait qu’elles furent souvent dessinées pour affaiblir les groupes ethno-linguistiques, en les mélangeant, et non pour les exalter ? Les fondements identitaires de la Bosnie-Herzégovine ou de la Macédoine sont plutôt modestes (ce qui ne rend pas pour autant leur existence forcément illégitime), ces dernières années nous l’ont tristement rappelé. Le fondamentalisme culturalo-linguistique n’est en fait pas exempt d’opportunisme politique : si les Valdotains francophones se voient promettre leur petite patrie, alors que les Wallons auraient pour tout devenir l’annexion par Paris, ce n’est certes pas que les premiers soient plus nombreux, aient eu une histoire plus indépendante de celle de la France ou disposent d’une culture plus vigoureuse, mais simplement qu’ils sont représentés au sein de l’Alliance Radicale, à la différence des seconds.

La seconde critique ne s’adresse qu’à la carte éditée par les nationalistes basques. En effet son contenu plus qu’implicite – la refonte complète de l’Europe à partir des appartenances linguistiques supposées – nous fait en quelque sorte passer de la réforme à la révolution. Et celle-ci ne pourrait faire triompher son Idée qu’en passant sur le corps d’un très grand nombre d’Européens concrets. Ainsi la résurrection annoncée du Grossdeutschland, telle qu’on l’a vue, fait fi de la claire volonté de nombreux germanophones de ne pas être Allemands. Qui, parmi les intéressés, veut vraiment la disparition de la Belgique ou de la Suisse, ou encore la séparation d’avec la France ? Au-delà, comment ne pas tenir compte des imbrications inextricables entre groupes ethno-linguistiques, encore très présentes en Europe centrale et orientale ? Comment éviter de transformer la zone en une immense Bosnie ? Le triomphe de l’ethnicité « originelle » ferait fi des très importants mouvements de populations, intra ou transfrontaliers, qui ont fait de la plupart des villes ouest-européennes des lieux plus inextricablement « cosmopolites » que jamais. Enfin on n’ose songer au sort réservé aux migrants d’origine non-européenne ou à ces groupes en défaut de racines territoriales : Tziganes et Juifs. L’avenir radieux des « peuples », ne seraient-ce pas les épurations ethniques et le retour des ghettos ?

Mes allusions aux années quarante ne sont pas un effet de manche. Certains visiteurs du FSE repérèrent en particulier la similitude entre l’Allemagne de la carte et celle que tenta de réaliser le 3e Reich, et la carte se surchargea parfois de croix gammées ou de remarques acerbes. Géographes improvisés, d’autres entreprirent de ressusciter graphiquement les frontières de l’Autriche ou de la Belgique. Plusieurs conceptions de l’Europe étaient donc présentes, et pas seulement le brouillaminis authenticiste à la sauce Blut und Boden. Mais il est inquiétant, ou révélateur, que l’exposition complaisante de celui-ci n’ait apparemment pas choqué les officiels de l’altermondialisme, dont on se doute qu’ils n’auraient pas toléré des affiches à la gloire du Front National.

On tirera de l’affaire deux conclusions. La première, ponctuelle, est la confirmation des thèses d’Antonio Elorza, spécialiste espagnol de l’Eta : quel que soit le verbiage socialisant de celle-ci, son idéologie provient du terreau de l’intégralisme catholique basque, qui se vanta des siècles durant d’avoir protégé la pureté de sa « race » des miasmes juifs puis castillans. L’Eta ne s’en démarqua jamais clairement, et en reprit à son compte les thématiques, les mythes et jusqu’aux termes péjoratifs affublés aux non-Basques. Que bien d’autres mouvements régionalistes ou nationalistes n’en soient pas gênés, de même que les accointances passées plus que douteuses de militants bretons, alsaciens ou flamands, confirment que leur noyau dur idéologique est souvent à chercher du côté de l’extrême-droite.

La seconde conclusion a une plus grande portée. Il n’est pas honteux de vouloir dépasser les frontières intra-européennes, ou de penser le déclin de l’État-nation. Mais le processus pourrait se passer, risque de se passer de manière régressive : par le triomphe des solidarités « élémentaires », le repli sur les communautés « fondamentales ». La porte serait ouverte à des violences et discriminations accrues, et en fin de compte à un morcellement bien plus radical que celui qu’a connu le continent au cours des derniers siècles. Critiquer le présent est souvent nécessaire. Mais il est encore plus important de ne pas se tromper d’avenir.

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Lors du Forum Social Européen de Paris, en novembre 2003, une bien étrange carte, de grande taille, ornait de façon insistante les murs de la Grande Halle de la Villette. Signée du paravent politique de l’Eta basque, Batasuna, elle représentait l’Europe sous la forme d’un binôme. « Aujourd’hui », sur un fond gris nuit, un ...

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Jean-Louis Margolin

Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Provence (Aix-Marseille 1) et chercheur titulaire à l’Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique (Irsea/Cnrs), à Marseille. Membre du comité de rédaction de la revue d’études asiatiques Moussons. Il a notamment publié Singapour 1959-87 : Genèse d’un nouveau pays industriel, L’Harmattan, 1989. Il a collaboré à l’ouvrage collectif du Gemdev Mondialisation : Les mots et les choses, Karthala, 1999, à L’Histoire inhumaine : massacres et génocides des origines à nos jours (Guy Richard dir., Armand Colin, 1992) et au Livre noir du communisme (Stéphane Courtois et al., Robert Laffont, 1997).

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