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Serendipity.

Chasse au lièvre dans les décharges du monde social.

Zygmunt Bauman, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, 2007.

Ce compte-rendu a été publié dans les Cahiers du Laua n°10. La rédaction d’EspacesTemps.net remercie Les Cahiers du Laua pour l’autorisation de publication de cet article.

Image1Il faut se méfier des titres des ouvrages traduits en français et de leur effet parfois déformant, qui peut être en grand décalage par rapport à leur langue d’écriture d’origine. Dans le cas précis, tout laisse en effet penser qu’on a affaire à une version remaniée d’un argument porté par le sociologue polonais depuis quelques années : il n’en est rien. Modus vivendi. Inferno e utopia nel mondo liquido (paru initialement aux éditions Laterza la même année, le titre est un clin d’œil explicite à l’auteur des Villes invisibles, Italo Calvino pour lequel qu’il n’y a pas d’autres enfers sur terre que ceux que les hommes se donnent par leurs choix) est l’occasion de souligner plusieurs grandes qualités de son auteur. Celle, d’abord, de la constance dans l’analyse précise et systématique des réalités contemporaines, à laquelle s’ajoute une grande discrétion de recherche. Bauman n’utilise en effet jamais « l’autoréférence » très courante en sciences sociales (référence constante voire exclusive aux travaux antérieurs qu’il aurait menés), mais reste en permanence ouvert aux travaux de recherche les plus récents qu’il connaît, rassemble, examine avec soin sans les tordre à ses objectifs de démonstration, se laissant déranger par chacun d’entre eux. Et c’est dans cette veille méticuleuse et constante que réside la clé d’explication du renouvellement, à chacune de ses sorties d’ouvrage, de ses approches et angles d’analyse.

En une dizaine de pages à peine, l’introduction constitue une synthèse magistrale brossant cinq traits des sociétés contemporaines : la modernité liquide (en tant que nouvelle phase de la modernité), une dissociation entre pouvoirs et politique, une érosion des garanties communes (sécurités sociales…), un effondrement de la réflexion et de l’action à long terme ainsi que des structures sociales dans lesquelles celles-ci pouvaient s’inscrire et se penser (permettant par exemple, au niveau de l’individu, de s’organiser en termes de « carrière »), enfin, une disparition de toute forme de responsabilité collective : la moindre décision repose désormais principalement dans les mains de l’individu qui n’a d’autre responsable à qui s’en prendre de ses conséquences, que lui-même.

Ces cinq traits contribuent à produire une situation d’incertitude (le terme est important) généralisée qui pose de manière plus vive que jamais nombre d’interrogations existentielles. Partant de ce noyau dur, Bauman se donne pour objectif d’analyser les causes de cette incertitude : généralisation des peurs (justice inexistante, le mot même perdant tout son sens, comme en témoignent par exemple sur un plan international les camps des américains et leurs exactions) et liquidité du capital qui produisent un souci constant et croissant d’une « sécurité personnelle ». Cette sécurité personnelle devient un acteur de premier plan, tant des politiques que des préoccupations de chacun au quotidien (sécurité sociale, de son avenir, tout autant que matérielle). On apprécie spécialement le langage clair et souvent percutant de Bauman qui parle à ce sujet de « panique sécuritaire et de stocks de peurs » exploitées à plein régime par les gouvernants, dont la disparition du politique est pour lui une des clés centrales d’explication : « Il nous manque les outils qui permettrait à la politique de retrouver le niveau où le pouvoir s’est déjà établi et qui nous restituerait le contrôle des forces qui définissent notre condition partagée tout en fixant la gamme des possibilités et des limites de notre choix. Ce contrôle nous a échappé ou nous a été arraché ». Le « démon de la peur ne sera pas exorcisé tant que nous n’aurons pas construit ces outils » (p. 39).

Son analyse se décline en cinq chapitres.

Évoquant tout d’abord la modernité liquide et ses peurs (terrorisme, pédophilie), il reprend des thèmes de Vies perdues en soulignant que si l’État se retire de certains domaines, il en réinvestit massivement d’autres, se relocalise sur le pénal, le sécuritaire et le police, auquel fait suite une analyse de l’évolution du mythe du progrès (l’humanité en marche). Puis, vient un chapitre concernant l’État et la gestion des peurs, où il souligne que l’État ne gère plus des biens ― communs et ceux de l’intégrité individuelle ― mais des peurs. Et ce sont alors les individus qui se trouvent obligés de se substituer à lui en vue de pérenniser les effets attendus de ces biens classiques, d’où une différenciation très importante selon qu’on en dispose ou non des compétences à « gérer les biens » : nombre d’entre eux se retrouvent dépossédés, démunis, d’où l’accentuation de situation d’exclusion.

Dans un quatrième chapitre, intitulé Si proches, si distants, le sociologue attaque le problème de la ville, ici encore sous un angle nouveau. Il y souligne que les villes deviennent les « dépotoirs des problèmes mondialisés », puisque tout s’y cristallise dans une ère de circulation généralisée où personne n’est responsable de rien, impliquant des « politiques urbaines surchargées ». On ne peut s’empêcher de rapprocher cette analyse des moments récents de manifestation qui en prouvent l’efficacité et la rendent convaincante, telles que l’affaire des tentes parisiennes pendant l’été 2006. Oui, pour reprendre la formule sciemment dure utilisée par Bauman, Paris s’y est bien faite ville « dépotoir des déchets humains mondialisés », réceptacle de ces migrants polonais et américains en quête de travail et de reconnaissance sociale. Mais elle a vu également ― toujours comme le souligne en général Bauman ― des institutions locales et régionales se confronter à leur incapacité à assurer assurer la responsabilité de questions de crise dont les dimensions spatiales (celles du Monde) les dépassaient dans une très large mesure, ouvrant la question d’une gouvernance mondiale des migrations transnationales et des marchés du travail ouverts par le capitalisme international.

À ce phénomène de concentration des problèmes mondialisés en fait face un autre, celui de la prise de distance et de l’émergence croissante d’enclaves, périurbaines ou autres, sur lequel l’auteur a quelques pages sombres et dures et que l’on incitera d’autant plus à parcourir. Il achève alors sur l’effrayante Utopie à l’heure de l’incertitude : nous y sommes contraints de devenir des chasseurs au risque de devenir des gibiers. Le progrès n’est plus « aller de l’avant » mais celui d’« efforts désespérés pour ne pas sortir de la course » (p. 133). Nous ne vivons plus « vers une utopie » mais « dans une utopie », « une utopie qui ne donne pas de sens à la vie, qu’il soit authentique ou frauduleux. Elle aide seulement à repousser les interrogations sur le sens de la vie » (p. 133).

On regrettera simplement au bout du compte que Bauman sous-estime le rôle du temps. Parce que la chasse au lièvre reste aussi une course, une accélération emballée qui empêche les individus de s’emparer de ce temps et, ce faisant, de se saisir de leur condition politique.

Zygmunt Bauman, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Le Seuil, Paris, 2007.

Abstract

Il faut se méfier des titres des ouvrages traduits en français et de leur effet parfois déformant, qui peut être en grand décalage par rapport à leur langue d’écriture d’origine. Dans le cas précis, tout laisse en effet penser qu’on a affaire à une version remaniée d’un argument porté par le sociologue polonais depuis quelques ...

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Notes

Authors

Marc Dumont

Marc Dumont est Maître de Conférences en Aménagement Urbain à l’Université de Rennes II Haute Bretagne.

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Serendipity.

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