Authentique.

by Responsable éditoriale | 30.04.2007 00:00

Image1Qu’est ce que voyager « authentique » ? Pour le guide du Routard sur l’Indonésie, il s’agit de rencontrer la population locale, et l’authenticité désigne implicitement le fait de « jouer le jeu » d’une pauvreté relative supposée rapprocher le voyageur ― souvent plus riche que la plupart des autochtones ― de la population locale. Or, les logements à bas prix conseillés par le guide, implicitement désignés comme plus « authentiques », sont peuplés de voyageurs occidentaux, et ils sont parfois même tenus par des occidentaux. Ainsi, en cherchant explicitement à se rapprocher de la population « locale », ces voyageurs se retrouvent de fait entre occidentaux. Certes, ils sont de nationalités différentes, mais tous sont occidentaux et ont des propriétés sociales comparables. Si dépaysement il y a, il est lié au caractère international de ces logements plus qu’à la proximité avec les Indonésiens. Les voyageurs échangent des « tuyaux » sur les endroits à visiter, les logements, etc. S’ils rencontrent des Indonésiens au cours de leurs visites quotidiennes, ils se retrouvent entre occidentaux le soir. Les Indonésiens qu’ils croisent sont ceux qui ont des intérêts plus ou moins immédiatement liés aux activités « touristiques » (sportives, culturelles, etc.).

Paradoxalement, ce sont les voyageurs qui vont dans des hôtels de « moyenne gamme » (comme les hôtels Ibis) qui côtoient le plus d’Indonésiens de différentes catégories sociales. Dans ces hôtels, il y a très peu de « touristes » occidentaux : ni « routards » qui vont dans les logements à bas prix du guide éponyme ou du Lonely Planet (pour ne citer que deux des guides les plus connus), ni « touristes » en groupe qui logent dans des hôtels plus onéreux (ou qui ne font que passer, arrivant tard le soir et partant tôt le matin). Leur clientèle est composée majoritairement de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie indonésienne (mais aussi chinoise et malaisienne) : des fonctionnaires envoyés en mission, des cadres en colloques ou en déplacement d’affaires. De sorte que les quelques touristes « individuels » qui séjournent dans ces hôtels sont en contact permanent avec ces catégories d’Indonésiens, alors que les routards et les touristes en groupe, pour des raisons différentes, ont peu d’occasion de les rencontrer.

De même, ni les routards ni les touristes en groupe ne considèrent les centres commerciaux comme des lieux « authentiques » : ils ressemblent sans doute trop aux centres commerciaux occidentaux. Les touristes en groupe n’ont pas le temps de s’y attarder et les routards ne les considèrent pas comme dignes d’intérêt. Pourtant, les employés de ces centres commerciaux, souvent d’origines populaires, ne sont pas moins « authentiques » que les guides indonésiens qui mènent les voyageurs en haut d’un volcan. De surcroît, dans les grandes villes d’Asie comme ailleurs, certains centres commerciaux ne s’adressent pas à la bourgeoisie locale, mais plutôt aux classes populaires. L’occidental ― classé comme « bourgeois » de par son pouvoir d’achat ― n’y est donc pas considéré comme un acheteur potentiel et peut y flâner à sa guise. La relation avec les vendeurs de ces centres n’est-elle pas alors tout aussi « authentique » que celle du touriste avec son guide ?

Seulement, voilà, le vendeur, l’employé de l’hôtel, le fonctionnaire ou le cadre indonésien ne correspondent pas aux représentations du mode de vie indonésien « authentique », une représentation désociologisée, anonymisée, uniformisée, abstraite et produite en partie par les guides de voyage. La recherche de la « culture locale » authentique s’apparente à la quête d’un passé plus ou moins cristallisé dans des monuments et reconstruits pour les besoins du tourisme. Le cadre indonésien avec son téléphone portable, le vendeur qui déjeune au Mac Donald’s ne sont pas suffisamment « typiques » pour les voyageurs : ces derniers cherchent un musée vivant, ce qu’il reste du « vrai » pays et de ses « relations authentiques ». Heureusement, l’industrie et les politiques touristiques les lui construisent.

Ainsi, le terme « authentique » renvoie-t-il à une quête infinie que posait déjà Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques : « Quand fallait-il voir l’Inde, quelle époque l’étude des sauvages brésiliens pouvait-elle apporter la satisfaction la plus pure, les faire connaître sous la forme la moins altérée ?» (Lévi-Strauss, 1955, pp. 44-45).

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques , Plon, 1955.

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