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Serendipity.

1907 : la leçon d’histoire comparée de Gustave Glotz.

La réussite de l’École des Annales, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, s’est accompagnée d’un discours de rupture fondateur : celui qu’avant les années 1920, sauf quelques lointains précurseurs marginaux dans l’institution, l’histoire se réduisait à cette érudition « positiviste », ces récits de vie des chefs d’État, ces lois et ces batailles, cette histoire historisante refusant toute généralisation. Or c’est là pour partie un mythe scientifique [1]. S’ils n’étaient pas encore dominants dans leur discipline, les historiens aux ambitions plus vastes existaient et n’étaient pas marginalisés pour autant, Gustave Glotz en est un bon exemple.

Une brillante carrière aux débuts de la 3e République.

Gustave Glotz entre à l’École Normale Supérieure en 1882 et obtient en 1885 l’agrégation d’histoire. Sa carrière enseignante se déroule normalement : il est nommé à Angoulême, puis à Nancy, il enseigne ensuite à Paris aux lycées Michelet et Louis-Le-Grand. Enfin en 1907, au décès de Paul Guiraud, il est nommé en remplacement dans la chaire d’histoire grecque à la Sorbonne (définitivement titularisé en 1913).

Glotz se trouve très vite un terrain de recherche peu exploré : le droit criminel, et il soutient sa thèse en 1904 sur La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce (accompagnée d’une thèse secondaire sur L’ordalie dans la Grèce primitive). Il publie ensuite de nombreux articles dans la Revue Historique, la Revue de Synthèse Historique et la Revue des Études Grecques dont il deviendra même le rédacteur en chef en 1907. Après 1907 et sa nomination à la Sorbonne, Glotz publie moins, se concentrant sans doute sur son enseignement. Mais le flot des publications reprend après la guerre. Symboles de la consécration d’un professeur, il s’agit à présent de grandes synthèses dans de prestigieuses collections. Glotz rédige d’abord Le travail dans la Grèce ancienne. Histoire économique de la Grèce ancienne homérique jusqu’à la conquête romaine. Publiée en 1920, cette magistrale étude constitue le tome 5 de l’Histoire universelle du travail dirigée par Georges Renard [2]. Il publie ensuite La civilisation égéenne (1923) et La cité grecque (1928) dans la collection « L’évolution de l’humanité » dirigée par Henri Berr. Enfin, pour terminer au sommet de sa carrière, de 1925 à sa mort, Glotz dirige une Histoire générale aux Presses Universitaires de France, histoire dont il rédige lui-même (avec la collaboration de son élève Robert Cohen) les quatre premiers volumes.

Aucun honneur n’a donc manqué à cet historien qui s’est intéressé à tout sauf à l’histoire politique et militaire. Cela n’a rien d’étonnant lorsqu’on comprend qu’il fréquentait plutôt Durkheim et Berr que Langlois et Seignobos.

Dans le milieu intellectuel de la Nouvelle Histoire [3].

Tenter de retrouver un peu les réseaux intellectuels dans lesquels évoluait Glotz conduit d’abord à insister sur son séjour rue d’Ulm. En effet, il appartient pleinement à cette génération de nouveaux intellectuels qui se révèleront dans l’Affaire Dreyfus et l’engagement radical ou socialiste [4]. C’est un point bien acquis. Concentrons-nous plutôt sur sa trajectoire scientifique. En rentrant à l’Éns en 1882 (trois ans après Durkheim, un an après Henri Berr), Glotz rencontre Fustel de Coulanges qui y enseigne l’histoire depuis 1870 et qui est même devenu directeur de l’École depuis deux ans. Du haut ce poste, Fustel est au centre du renouvellement de l’histoire avant la guerre. Cette influence de Fustel, on peut la situer plus précisément d’abord autour de l’importance accordée à la religion et au droit comme fondement de la famille et de l’organisation sociale de la Cité antique, du souci du fonctionnement de la société et non des discours de ses grands orateurs, de l’intérêt porté à l’histoire économique (en particulier l’histoire de la propriété) et enfin de l’utilisation de la méthode comparative : tout cela se retrouve chez Glotz. Et en cernant les réseaux scientifiques de plus près on s’aperçoit qu’en partant de Fustel et de l’Éns, on aboutit d’une part à Henri Berr, d’autre part à Émile Durkheim [5].

La présence de Glotz dans la Revue de Synthèse Historique et dans la collection de Berr est un indice sérieux. Glotz a certainement bien connu Berr, entré un an avant lui à l’Éns. Un large accord tant intellectuel que stratégique se dégage entre les deux hommes : tous deux aspirent à une histoire scientifique qui utilise la méthode sociologique, mais tous deux se refusent à dissoudre l’histoire dans la sociologie et le métier d’historien dans celui de sociologue [6]. Ceci apparaît nettement dans le long et élogieux compte-rendu que Berr fait du texte de Glotz que nous présentons ici : « Nous avons tenu à citer tout ce développement. Sans doute, l’école sociologique de Durkheim a bien mis en lumière et efficacement pratiqué la méthode comparative. M. Glotz essaye de l’appliquer en échappant à certains parti-pris que nous avons parfois reproché à la sociologie durkheimienne. Il veut être sociologue sans cesser d’être historien. Son enseignement ne peut manquer d’être solide et fécond » [7].

Avec Durkheim le rapport est encore plus signifiant. Les travaux de Glotz sur le droit criminel, la religion et la famille intéressent au plus haut point Durkheim pour qui l’origine religieuse des institutions primitives est un fondement théorique majeur de la sociologie. Peut-être est-ce la lecture de Durkheim [8] qui, préparée par les cours de Fustel [9], a convaincu Glotz de l’importance du droit comme instrument d’étude de l’ensemble de la vie sociale. Durkheim a pu, par ses lectures et par l’intermédiaire d’autres amis du milieu de l’Éns, rencontrer Glotz ; toujours est-il qu’il fait partie de son jury de thèse en 1904 et qu’à cette occasion, il se déclare « heureux de constater que les historiens se rendent de mieux en mieux compte de cette vérité qu’entre l’histoire et la sociologie il n’y a pas de cloison étanche » [10].

« Nous savons broyer le blé, nous entassons de la bonne farine dans nos greniers, faisons du pain ! ».

On peut à présent analyser le texte de Glotz qui constituait, en 1907, la leçon d’ouverture au cours d’histoire grecque de la Sorbonne. Ce document a donc plus de quatre-vingt cinq ans.

Il est intéressant de noter comment, d’emblée, Glotz se situe dans la polémique sur la méthode historique ouverte par Langlois et Seignobos en 1898 [11]. Très vite on comprend que le texte est en partie dirigé contre eux, ainsi que contre l’histoire nationale (voire nationaliste) de Lavisse. Glotz rejette à la fois « l’art pour l’art » et l’histoire à pure visée pédagogique. Sa critique de l’état dominant de l’histoire est sévère : « On ne veut pas qu’elle soit une science ; et qu’est-ce qu’on en fait ? Un je ne sais quoi d’informe et d’innommable » [12], « Ce que nous voulons dire, au fond, c’est que la conception dominante de l’histoire nous semble trop étroite » [13].

Peu à peu, Glotz en vient au fond du débat, à l’ambition de constituer une science de l’histoire. Chacun, dit-il, a implicitement sa propre philosophie de l’histoire qu’il s’interdit d’exprimer pour paraître purement scientifique. Pourquoi se dissimuler le besoin de comprendre globalement l’histoire ? Au contraire, affrontons-le, objectivons-le. Pour Glotz, la philosophie du progrès des Vico et autres Comte n’était que l’étape pré-scientifique de la science de l’histoire (ou sociologie – Glotz assimile presque les deux termes), il faut maintenant chercher les lois, les régularités dans l’histoire. Il est frappant de constater que Glotz essaye déjà de reprendre pour le compte de l’histoire le programme de la sociologie : « rechercher les rapports qui doivent exister entres les diverses formes de l’activité humaine à chaque stade de la civilisation, démêler les lois qui peuvent régler l’évolution des sociétés et les changements perpétuels des institutions, tâcher ainsi de fixer les principes de ce qu’on nommera peut-être un jour la statique et la dynamique sociales… » [14].

Il s’agit donc clairement à la fois d’une opposition à l’histoire de Langlois et Seignobos et d’une réponse au défi durkheimien. Après tant d’autres en ces années du tournant du siècle, Glotz oppose structures et événements : « Non, ce n’est pas l’observation des grands événements, où se déchaînent trop de forces diverses, qui permettra d’ici longtemps les comparaisons fructueuses. C’est seulement dans les sociétés au repos qu’on aura chance, du point où nous en sommes, de discerner quelques-unes des lois qui règlent la voie et l’évolution des sociétés. Les constitutions, les us et coutumes, le droit, voilà ce qui doit fournir à l’historien-sociologue son terrain de prédilection » [15].

Voici donc un texte à méditer pour sa singulière modernité, dirait-on au premier abord, en réalité pour sa conformité aux nouvelles aspirations d’une génération de jeunes historiens : en particulier cette volonté de parvenir à une histoire sociale et comparative, à visée scientifique et philosophique, cette « nouvelle histoire » dont Henri Berr prendra acte au lendemain de la Première guerre mondiale [16]. C’est donc dans le temps long de ce mouvement intellectuel qu’il faut situer ce texte.

nb : Le texte de Gustave Glotz qui suit constituait donc sa Leçon d’ouverture au cours d’histoire grecque de la Sorbonne, il fut publié dans la Revue Internationale de l’Enseignement, 1907, vol. 54, p 481-495. Nous avons dû couper, au tout début, les formules d’usages, ainsi que, par la suite, certains paragraphes qui développaient des idées sans rien apporter de nouveau sur le fond.

Abstract

La réussite de l’École des Annales, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, s’est accompagnée d’un discours de rupture fondateur : celui qu’avant les années 1920, sauf quelques lointains précurseurs marginaux dans l’institution, l’histoire se réduisait à cette érudition « positiviste », ces récits de vie des chefs d’État, ces lois et ces batailles, cette ...

Bibliography

Notes

[1] Laurent Mucchielli, « Aux origines de la Nouvelle histoire en France : l’évolution intellectuelle et la formation du champ des sciences sociales (1880-1930) », Revue de Synthèse, janv.-mars 1995, n°1.

[2] Geoges Renard (1847-1930), intellectuel socialiste très engagé, professeur d’histoire du travail au Conservatoire des arts et métiers puis au Collège de France en 1907, directeur de l’Histoire universelle du travail (1912-1921).

[3] Nous appelons « Nouvelle Histoire » l’aspiration à une histoire sociale et culturelle qui a vu le jour parmi les jeunes historiens à partir des années 1890 et pour laquelle la création de la Revue de Synthèse Historique est un point de repère central. L’expression elle-même est d’ailleurs employée par Berr dès 1919 (cf. n. 1 et 16).

[4] Sur l’état d’esprit de cette génération, cf. les nombreux travaux de R. Smith, C. Charle, C. Prochasson et quelques autres. Sur le milieu des historiens, cf. Madeleine Rébérioux, « Histoire, historiens et dreyfusisme », Revue Historique, 1976, t. 255, p. 407-432.

[5] Sur Fustel et Durkheim cf. F. Héran, « De la Cité antique à la sociologie des institutions » Revue de Synthèse, 1989, n°3-4, p. 363-390.

[6] Sur les rapports entre les historiens et les durkheimiens voir Ph. Besnard « L’impérialisme sociologique face à l’histoire » dans Historiens et sociologues aujourd’hui, Paris, Cnrs, 1986, et L. Mucchielli « François Simiand, l’épistémologie durkheimienne l’ancienne et la nouvelle l’histoire », in Jean-Claude Debeir, Lucien Gillard et Michel Rosier (dir.), François Simiand hier et aujourd’hui, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 1995.

[7] Henri Berr, « Le but et la méthode de l’histoire », Revue de Synthèse Historique, 1907, p. 361.

[8] La théorie durkheimienne des fondements juridiques (et bientôt religieux) du social s’esquissait déjà dans De la division du travail social, Alcan, 1893 ; mais elle se précise surtout après 1895, notamment avec le mémoire qui ouvre le premier numéro de sa nouvelle revue « La prohibition de l’inceste et ses origines », L’Année Sociologique, vol. 1, 1897, p. 1-70. En rapport étroit avec le sujet de Glotz il faut aussi mentionner l’article de Émile Durkheim, « Deux lois de l’évolution pénale », L’Année Sociologique, vol. 4, 1900, p. 65-95.

[9] Cf. F. Héran « L’institution démotivée de Fustel de Coulanges à Durkheim et au-delà » Revue Française de Sociologie, 1987, vol. 27, p. 67-97, et « De la Cité antique à la sociologie des institutions », op.cit.

[10] Le compte-rendu de la soutenance de thèse de Glotz a paru dans la Revue Philosophique en 1904, il est repris en partie dans Émile Durkheim, Textes, vol. 1, p. 241-243. Pour le détail de l’importante et très érudite analyse critique de Durkheim sur Glotz, voir le long compte-rendu qu’il fait dans L’Année Sociologique, vol. 8, 1903-1904, p. 465-472, repris dans Émile Durkheim, Journal Sociologique, Paris, Puf, 1969, p. 519-525.

[11] Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1898.

[12] Gustave Glotz, op.cit., p. 484.

[13] Ibid., p. 488.

[14] Ibid., p. 489.

[15] Ibid., p. 492.

[16] L’expression « Nouvelle Histoire » est employée, semble t-il pour la première fois, par Berr en 1919 lorsqu’il constate que le mouvement historique qu’il anime se dessine aussi très nettement en Italie avec la Nuova Rivista Historica (1917) et aux États-Unis avec la New History : Henri Berr, « Les études historiques et la guerre », Revue de Synthèse Historique, 1919, vol. 1, p. 5-31. Cf. Laurent Mucchielli, op. cit., n. 1.

Authors

Laurent Mucchielli

Chercheur au Cnrs/Centre Koyré d’Histoire des Sciences.

Partnership

Serendipity.

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