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Sérendipité.

Une genèse politique de l’antéprédicatif ? Retour sur voile d’ignorance de John Rawls.

Illustration : Ruben Balderas, « Velo », 17.06.2012, Flickr (licence Creative Commons).

Le cadre du juste et du légitime.

Le voile d’ignorance.

La justice est un bien primordial. Pour Platon, sa vertu est d’abord à chercher en elle-même : « loue donc de la justice cela même qu’elle apporte en elle-même à qui la possède, et dis en quoi l’injustice est nuisible » (République, 367d, d2-4). Garantie supplémentaire de sa nature principielle, l’isomorphie naturelle entre la Cité qui sera « sage, courageuse, tempérante et juste », le citoyen et la sagesse qu’il est susceptible d’acquérir dans son âme, sachant la correspondance entre la Cité et l’âme individuelle : « il y a dans la Cité et dans l’âme de l’individu des parties correspondantes et égales en nombre […] Nous dirons, je pense, que la justice a chez l’individu le même caractère que dans la Cité » (République, 441c – 441d). 

Quel est le fondement de la légitimité de la justice administrée dans la Cité ? Ce problème, pour beaucoup de philosophes modernes, est exemplairement posé par la question, centrale et problématique, de l’origine. S’il fallait une traduction à cette question décisive, on pourrait à coup sûr compter sur les débats soulevés autour d’un point très épineux de la philosophie rawlsienne, le voile d’ignorance.

Nagel (1973) prétend que l’ambition première de Rawls est la formulation d’une théorie du choix social, autrement dit une théorie des arbitrages sociaux et personnels, posée dans des contextes où les individus sont à la fois libres et contraints par des processus qui les dépassent (certains auteurs anglo-saxons parlent d’embedded agency). Le voile d’ignorance, pour Rawls, répond à une nécessité d’imposer l’application d’une forme d’impartialité dans un État libéral avec, face à lui, une société et des individus en devenir. Le caractère démocratique du système rawlsien, portant l’expression d’un libéralisme « conciliateur », a d’ailleurs pu connaître, en France en particulier, un caractère antitotalitaire (Hauchecorne 2019)

L’impartialité est un concept politiquement difficile, une sorte de mélange entre neutralité, suspension dans l’expression de préférences ou de jugements personnels et refus d’agir – uniquement – selon la seule représentation d’un intérêt particulier (le sien ou celui d’un autre). Le point de départ est caractérisé par la tentative d’associer deux éléments, des droits individuels et des droits collectifs, ces derniers étant issus d’une répartition impartiale des biens.

« Among the essential features of this situation is that no one knows his place in society, his class position or social status, nor does any one know his fortune in the distribution of natural assets and abilities, his intelligence, strength, and the like. I shall even assume that the parties do not know their conceptions of the good or their special psychological propensities. The principles of justice are chosen behind a veil of ignorance. This ensures that no one is advantaged or disadvantaged in the choice of principles by the outcome of natural chance or the contingency of social circumstances. » (Rawls 2009, p. 11).

Plusieurs concepts difficiles à déchiffrer (position sociale, actifs naturels…) s’entrechoquent ici. Chez Rawls, il y a, à coup sûr, dans le voile d’ignorance un état purement logique, donc une forme logique purement abstraite, sans attributs particuliers, qui élimine des déterminations significatives, des traits distinctifs propres à une relation individu-société, et pose, autant qu’elle impose, un aveuglement généralisé sur soi et sur autrui. Que voit-on, au premier regard, politiquement, sur soi, c’est toute la question… Les déterminations prédicatives, donc les conditions formelles des jugements, ne peuvent s’effectuer qu’après-coup, une fois complètement structuré cet élément pur.

Cet état suppose également la primauté de certains biens, définis comme des droits inaliénables, non « abstractibles » – ou dissociables – de la nature humaine. De tels biens caractérisent autant des droits qu’un progrès humain, plus spécifiquement le droit de se conserver dans le futur, sans souffrir de menace préjudicielle sur la poursuite de son existence[1][1]. En visant à donner une assise au principe de justice[2][2] et à conférer à la réflexion un pouvoir d’abstraction (p. 544), le voile d’ignorance garantit d’abord la prégnance du principe d’équité des conditions initiales et la jouissance de biens premiers[3][3]. Il ne permet néanmoins pas nécessairement de statuer sur la question de la participation politique[4][4].

Le voile d’ignorance suppose également la neutralisation d’un état de conflit à venir, effacé, d’une certaine façon, par la présence totale d’un élément abstrait. Il s’impose donc comme une position de choix nécessaire, sous condition de rationalité[5][5].

En même temps, le voile d’ignorance ne permet pas d’expliciter suffisamment la formation de choix divergents ; il pose, au contraire, le consensus d’une rationalité non opératoire, c’est-à-dire non encore constituée sur des dispositions et des choix instrumentaux, par exemple.

On ne répond, chez Rawls, manifestement pas complètement à la justice et à sa relation à l’équité sans creuser la nature du voile d’ignorance. Nous proposons de revenir à la discussion primitive sur la justice rawlsienne en questionnant la nature du voile d’ignorance et sa neutralité inhérente. Cette discussion pousse à s’interroger sur la nature de cet espace logique primitif, opérateur et générateur des droits et de l’équité. Nous nous intéresserons donc au statut de l’ignorance chez Rawls et à la conduite d’un calcul politique ordonné selon l’idée d’une suspension de la connaissance précise de ses intérêts, chez un individu entrant dans cette situation conceptuelle non calculatoire, c’est-à-dire dans une position initiale qui ne lui permet pas de connaître, à brève échéance, les conséquences de ses actes.

Pourquoi le voile d’ignorance ?

Le voile d’ignorance a servi également à analyser la production de biens communs, via une théorie des incitations dans le cadre d’une analyse de l’écologie sociale (Singer 1988). La nature du contrat pourrait en effet être élargie à des créatures extra-humaines dont l’aptitude à contracter pourrait finalement être réévaluée. Dans cette hypothèse, la méconnaissance générale est la condition de possibilité de la décision ; de surcroît, ignorer permet de formuler le cadre neutre d’une forme de délibération par tâtonnements, sur des bases élémentaires et sûres.

Le fondement de cette position fondamentale est l’égalité formelle ; plus précisément, une égalité abstraite de situation et de position initiale :

« It seems reasonable to suppose that the parties in the original position are equal. That is, all have the same rights in the procedure for choosing principles ; each can make proposals, submit reasons for their acceptance, and so on. Obviously the purpose of these conditions is to represent equality between human beings as moral persons, as creatures having a conception of their good and capable of a sense of justice » (Rawls 2009, p. 17).

L’égalité tient à deux conditions : (i) la dimension intrinsèquement morale de la personne humaine, difficile, en l’espèce, à caractériser, une fois les droits et obligations mutuelles définitivement structurés dans le système juridique formel ; (ii) la possibilité de choisir des principes de vie en commun – sous-entendu, des procédures, des aspirations et des biens potentiellement différents eux-aussi de ce que l’on connaît par l’expérience collective –, donc d’aller vers des modèles de société différents.

En même temps, ce voile d’ignorance permet d’éviter un utilitarisme immédiat et une lecture peut-être simpliste, qui exagérerait la place du calcul dans la décision juridique (ou même toute logique contractualiste, fondée sur une connaissance présumée innée par tous les individus de la société politique du futur)[6][6].

À ce niveau, on suppose une possibilité donnée à chaque être humain d’opter, sans condition, pour le respect des principes de justice – en partant donc d’une pluralité d’états ou de principes logiques, c’est-à-dire une multiplicité de choix ou d’options possibles pour arriver à une même fin –, tout en ignorant la société, ce qui revient ici à ignorer sa situation de classe, sa place dans la société et son statut social.

Symétriquement, dans cet état, le législateur est également ignorant et impartial. Seule une condition formelle apparaît indépassable, et elle est dans la capacité d’un individu à ne pas se contredire lui-même (Hart 1973). Cette position implique, de fait, une forme de réflexivité entre la société et l’individu – mais ignorée, dans cette représentation primitive, au profit d’un accès direct à un état de neutralité passionnelle et affective, donc sans prise avec une médiatisation d’une figure d’autrui sur soi.

Est-ce que cela suffit à former une théorie du contrat (Hampton 1980) ? Rien n’est moins sûr. Il faut néanmoins remarquer la complexité de cette notion. Pourquoi l’antécédent (l’état pré-contractuel, par exemple) est nécessairement abstrait ? Et comment expliquer la nature d’un accord inconditionnel, à la fois suspensif et prégnant sur des décisions d’association ? Chez Rawls, cet élément absolument antécédent ne constitue pas seulement un espace logique primitif, mais également une constante formelle. Dans la continuation du droit, c’est aussi un élément primordial à défendre et à préserver, puisque son caractère général informe, d’une certaine manière, les droits particuliers[7][7].

Mais s’ensuivent-ils réellement de cet état primitif ? Et comment justifier cette consécution ?

Il est intéressant d’observer le rapprochement de l’état de nature – en référence à Kant – opéré par Rawls. La seule définition de la position antécédente, et même primitive, du voile d’ignorance, se rapproche de l’état de nature.

Rawls vise tout particulièrement le concept d’égalité :

« In justice as fairness the original position of equality corresponds to the state of nature in the traditional theory of the social contract. This original position is not, of course, thought of as an actual historical state of affairs, much less as a primitive condition of culture. It is understood as a purely hypothetical situation characterized so as to lead to a certain conception of justice » (Rawls 2009, p. 11).

La position primitive est un élément an-historique, soustrait à la temporalisation des vécus individuels. Ce topos renvoie à une situation purement hypothétique, qui a un pouvoir conceptuel immense. Comme position abstraite de commencement pur, elle est même, chez Rawls, à l’origine, à proprement parler, du temps politique. En creux, sortir de ce modèle aurait pour conséquence de revenir à un état de conflit immédiat et permanent de tous contre tous ; du même coup, une suppression de cet état initial rendrait impossible toute forme de décision collective durable. Dans ce cas en effet, si le voile d’ignorance n’est a priori pas nécessaire pour expliquer la production de décisions collectives (après tout, on pourrait bien rétorquer que ces décisions finissent par se prendre, que l’on attribue ou non le crédit de la connaissance aux individus), sortir le voile d’ignorance du jeu conceptuel ôterait à la justice son fondement opératoire. L’alternative, s’il y en a une, consisterait à tout réduire à des collectivités d’intérêts personnels, ce qui tendrait à neutraliser la formation d’institutions et de normes sociales, donc d’une véritable chose publique, et d’une suspension, pourtant bien réelle, des seuls rapports interindividuels.

D’une autre manière, sur ce point, l’individu ignore communément son niveau de « performance » sociale. Il est simplement mû par la volonté de former à l’avenir ses droits opératoirement sociaux. Son ignorance s’explique aussi par ce décalage si puissant entre un élément abstrait et l’évolution temporelle de ses droits.

Aussi ne se forme-t-il encore aucune représentation de l’estime où il se tient lui-même, eu égard à la probité de ses attitudes et à la manière dont il se jugerait dans une société où ses semblables le verraient eux aussi agir comme il agit. Finalement, les individus ignoreront autant leurs facultés propres, que leurs conceptions du bien (leur niveau de tolérance à l’injustice, ou même ce qu’ils percevront comme digne ou non d’être moralement poursuivi) ; il en va de même de leurs réactions, émotives ou instinctives, dans des situations particulières.

C’est l’une des clés de la discussion, savoir justement comment s’articule le concept de justice avec celui l’équité. L’univocité du concept de justice (qui est une sorte d’universalité) reste encore largement à démontrer[8][8], même si l’hypothèse d’une découverte d’un désaccord catégoriel interindividuel est probablement absurde, puisque cet élément primaire est posé bien au-delà de l’accord ou du désaccord. C’est l’originalité de la thèse de Rawls : l’autoposition, dans le système du droit, du juste et de l’injuste[9][9]. L’état de brouillage, ou de confusion, du bien et du mal est ainsi directement mis au cœur du raisonnement[10][10].

C’est un peu comme si ici l’individu, dans cet état suspensif, n’était qu’un point de départ, attendant de se ressaisir dans une image plus complète de sa nature à mesure qu’il avance dans sa vie[11][11].

La position originaire est aussi, d’un point de vue kantien, une sorte de principe de précaution auquel on adhère avant tout engagement spécifique pour une quelconque préférence ; il s’impose dans l’économie du récit rawlsien comme un point d’Archimède pour le développement de toute forme de pacte social (Maus 2013).

En même temps, la probabilité de trouver, hors du voile d’ignorance, des arrangements ou des informations diminuant l’incertitude n’est pas réaliste. C’est là où Rawls théorise le concept d’état d’équilibre réfléchissant. L’état d’équilibre réfléchissant est, en lui-même, un état dynamique. Autant le principe d’équilibre est constant et permanent, autant son application et la manière dont il s’impose dans la scène sociale est essentiellement dynamique[12][12].

Des forces, comme des interventions artificielles de l’État, ou des arrangements forcés, peuvent nuire classiquement à l’acquisition de cet équilibre, mais la garantie de l’atteindre, à un moment ou à un autre, est parfaitement naturalisée.

Le voile d’ignorance, par la suspension du connaître, induit une coïncidence entre nos principes et nos jugements. Il nous incline à récuser, dans les faits, la possibilité d’une alternative à la recherche d’équité[13][13]. La situation initiale d’équité valide définitivement les principes de justice eu égard à la formation, dynamique et permanente, de cet équilibre réfléchissant.

Le voile d’ignorance serait, dès lors, une hypothèse suffisante en elle-même, au moins par l’état qu’il permet d’atteindre. La corrélation logique entre les deux éléments semble néanmoins lacunaire. Un voile d’ignorance n’autorise pas de sélection de principes utilitaristes ; l’inconnaissance fondamentale de sa situation et de celle des autres n’est pas suffisante pour ordonner l’application des principes dans un champ de décision particulier. Dans sa portée pratique, le voile d’ignorance forme un un cadre de préférence élémentaire et, bien moins que de rendre communes certaines références, commence plus modestement par exemplifier une forme d’intersubjectivité passive entre tous les hommes.

Prendre au sérieux cette hypothèse soulève immanquablement une question d’application. Si l’on s’imaginait au point de départ du principe de justice, donc en nous situant dans une recherche de l’équité, des hommes ayant tous des caractéristiques différentes révélées en soi par le commerce social des et des autres (un niveau d’intelligence important pour les uns, faible pour les autres, un goût immodéré pour la violence pour les uns, faible les autres…), quelles en seraient alors les conséquences ? Choisirions-nous les plus intelligents et les moins violents pour gouverner ? Comment la diversité des attributs et des qualités intrinsèques pourrait jouer un rôle social pertinent en s’imposant comme pivot central de la société civile ? Et comment envisager la production de différences stratifiée sur cette hétérogénéité de naissance ?

L’ajout, à cet état primaire, de deux hypothèses – la rationalité d’individus co-agissants et l’indifférence qui domine le sentiment qu’ils ont pour autrui – implique la possibilité d’un espace d’indifférence, une sorte de mise entre parenthèse des rapports de comparaison, d’estime de soi et de calcul d’intérêts et d’avantages réciproques projetés sur leurs semblables.

Le rôle de l’ignorant.

Cet ordre primaire est avant tout une suspension méthodologique. La distribution de chances à la naissance fait partie de la non-connaissance de son identité sociale par l’individu. Relativement à sa situation économique et sociale, la transparence de la conscience d’un individu est, pour Rawls, une sorte de mythe politique, qui empêche tout calcul rationnel complet d’un tiers sur les biens, les avantages et les ressources dont il bénéficierait, en conscience, en se projetant dans l’avenir. Ignorer signifie aussi ne pas choisir, mais être déterminé par des inclinations ou des choix logiques minimaux, seuls à même de garantir une coexistence précaire avant la formalisation de calculs plus élaborés.

Cette hypothèse a des conséquences importantes. Que ce soit dans une société ou, a fortiori, dans une organisation, l’individu n’est pas en position de savoir ce qu’il est, ni même qui il est socialement (on présumera que sa connaissance de soi est donnée dans une lecture des avantages sociaux susceptibles de nourrir ses dispositions ou ses qualités personnelles) ; il ignore, du même coup, la valeur véritable des avantages économiques tirés de son état de citoyen (honnête), ou encore ce qu’il peut réellement espérer dans le futur, toutes ces conditions indiquant une objective et exacte perception de ses intérêts.

Son appréciation, au contraire, relève de jugements non nécessairement fautifs, mais incertains et biaisés.

Que ce soit à sa naissance, ou par accumulation de calculs et d’expériences, l’individu ne forme, finalement, aucune idée adéquate de sa situation. À mesure que l’ordre social se complexifie, l’individu, loin de gagner une image très réfléchie de son existence sociale, ou encore de sa position économique et des avantages qu’il en retire, persiste au contraire dans une situation globale d’ignorance. La complexité des rapports sociaux, la contestation croissance de l’universalité des normes sociales, et de l’équité intrinsèque de la justice comme processus d’allocation, suscitent une sorte de déprise de la conscience individuelle sur la connaissance de soi. Le progrès social ne se caractérise pas par une connaissance plus profonde de la situation sociale d’un individu.

Simplement, il retirera de son appartenance à la société des impressions et des sensations qui le ramènent progressivement à des ambitions ou à des buts directeurs prégnant sur la conduite de son existence, mais ses jugements sont volatiles, incertains et bien souvent affectés de biais très divers.

Lorsqu’il le définit, Rawls corrèle le voile d’ignorance à la position initiale, arguant en fait que nous serions, par nature, inclinés à ne pas connaître les choses exactement.

On le lit ici :

« First of all, no one knows his place in society, his class position or social status ; nor does he know his fortune in the distribution of natural assets and abilities, his intelligence and strength, and the like. Nor, again, does anyone know his conception of the good, the particulars of his rational plan of life, or even the special features of his psychology such as his aversion to risk or liability to optimism or pessimism. More than this, I assume that the parties do not know the particular circumstances of their own society. That is, they do not know its economic or political situation, or the level of civilization and culture it has been able to achieve. The persons in the original position have no information as to which generation they belong. » (Rawls 2009, p. 103).

La notion de circonstances particulières n’est pas des plus aisées. Parle-on seulement de contingences historiques ou politiques ? De facteurs culturels ? Pour le cas présent, on admettra des conditions pesant sur l’expérience que chacun fait de sa vie, notamment des faits contingents de cultures, de stratification socio-économiques des classes sociales, ou encore de coutumes et de mœurs. Dans cette représentation, aucune des parties en position de contracter un accord ne peut modifier les principes à sa main. Elles sont au contraire dans une situation de non connaissance, qui leur impose une neutralité initiale, et suivant cela, l’acquisition d’une position minimale de consensus. Se placer derrière un voile d’ignorance revient à une position de départ conçue comme structure de base (Hauchecorne 2019), donc une possibilité de commencer un état sans antériorité biographique ou consciente. La référence faite aux personnes morales est importante (Chauvier 2004). L’idée d’une personne morale, au départ, est tenue par des limites de nature morales, rendant en quelque sorte le dépassement de certaines normes naturalisées impossible.

La position d’ignorance est finalement de nature multiple. Dans cette situation, qui est autant une hypothèse d’abstraction originaire que la supposition d’un commencement possible du droit et de la justice, pour nous-mêmes et pour les autres, nous sommes des inconnus. D’abord, nous ne connaissons pas ce que nous allons devenir dans le futur. Ensuite, confrontés à certains situations, nous ne savons rien de la manière dont nous allons réagir, eu égard à nos dispositions et à la pression de nos émotions (en clair ici, une part significative de nous-même, notre être sensible et notre capacité d’affection, nous échappe) ; enfin, de manière presque isomorphe, notre société, son histoire, mais surtout, d’un point de vue différent, la civilisation dont elle émane, tout cela, à ce stade, est dans les ténèbres.

C’est la condition de l’impartialité, supposant formellement un état originaire de non savoir et de non distinction[14][14]. L’impulsion initiale vers le principe de justice que nous finissons par choisir nous reste énigmatique.

Un individu non conscient sur son identité sociale est en effet une clé de voute importante de la situation d’un récepteur.

Le concept d’injustice est au fondement de la détermination du juste.

« Injustice, then, is simply inequalities that are not to the benefit of all. Of course, this conception is extremely vague and requires interpretation. As a first step, suppose that the basic structure of society distributes certain primary goods, that is, things that every rational man is presumed to want. » (Rawls 2009, p. 54).

L’injustice en soi n’a rien de positif. Elle est le résultat de l’infraction de deux principes, le bénéfice de l’égalité pour tous (donc le voile d’ignorance, plus la maximisation) et la distribution constante des biens primaires. Le premier est un principe de fonctionnement et de perfectionnement social ; le second, une contrainte de rendement constant pesant sur l’activation d’un processus de distribution. Une société refusant de se perfectionner, en ce sens, est donc une société générant de l’injustice ; du fait d’une infraction à ce principe, elle laisse mécaniquement proliférer l’inégalité en son sein. Il y a une affaire de degré, mais aussi, dans la position de l’injustice, de relâchement de la justice par inconstance et laxisme.

Il faut donc faire en sorte que chacun dispose de plus de ressources pour construire son existence au milieu des autres – davantage, en tout cas, que s’il avait l’alternative de vivre sans contrat social. Cette réflexion se complète d’une comparaison des rendements d’efficience échéant aux droits, comparés à la possibilité d’une organisation sociale alternative. 

D’un point de vue méthodologique, les inégalités, ou le non-bénéfice social d’un bien supposément commun, (et, entre les lignes, injustement privatisé), sont le fondement de l’injustice. L’intention première du modèle libéral, défendu par Rawls, est d’abord de défendre la possibilité intrinsèque et la continuation du principe d’égalité. Il ne s’agit pas, bien sûr, de viser une réduction totale des inégalités (ce n’est absolument pas le projet de Rawls), mais plutôt de connaître les seuils de destruction du principe d’équité dans l’effectivité de la justice telle qu’elle se constitue socialement. Cette double exigence est à elle seule suffisante pour récuser la seule égalité formelle des droits comme initialement suffisante pour faire persister l’équité et donc le principe de justice.

En même temps, Rawls récuse l’idée de proto-société, ou d’une antichambre générique du droit, avec le pouvoir inhérent d’assembler des individus dans un ordre pré-opératoire :

« (…) the original position is not to be thought of as a general assembly which includes at one moment everyone who will live at some time ; or, much less, as an assembly of everyone who could live at some time. It is not a gathering of all actual or possible persons. » (Rawls 2009, p. 120).

Aucune homomorphie, donc, entre un ordre primitif et la société constituée dans ses développements historiques ; il s’agit simplement d’une continuation référentielle sans aucun raisonnement précis proposé par Rawls sur la nature de ces deux entités.

Les fonctions du voile d’ignorance et de la position originaire consistent ainsi à révéler un état d’ignorance ; cet état est plus que perfectible ; il est même, selon un néologisme, perfectionnable, si l’on suppose des compléments à venir sur l’état social et économique influent sur la condition des individus. L’expérience est un des vecteurs de l’acquisition de la connaissance ; il n’empêche, socialement, que l’homme est, par nature, donc représenté dans son point de départ, anthropologiquement ignorant. Avec cette position méthodologique, Rawls assume une perception de la rareté, du manque et de l’incertitude, et certainement pas le caractère d’un sujet transcendantal dont l’unité synthétique serait fondée sur une aperception pure[15][15].

La théorie de la justice passe ensuite à un stade très différent, le gouvernement. La gouvernementalité est précisément rendue possible par la position initiale et le consensus d’ignorance[16][16]. Les limites inhérentes au gouvernement sont liées à la majorité constituant la société politique des individus[17][17]. La continuation du statut initial s’arrête pourtant assez vite. Cette position, en un sens, reste assez conservatrice. Le gouvernement détient un pouvoir coercitif émanant d’un accord général et continu. Il a ce pouvoir aussi loin que la garantie constitutionnelle de l’accord visant la poursuite d’un bien public est continûment donnée[18][18].

De là, Rawls part d’un ensemble institutionnel constituant. Pris dans ce sens précis, l’hypothèse d’un ordre primitif s’avère alors bien plus déterminante. C’est dans le cadre de cette réflexion que Rawls pose son hypothèse, le contrat originaire, dont l’objectif est d’établir un accord sur des principes de justice. En examinant les conditions de possibilité de ces principes et de leur effectivité dans le temps et l’espace, il relève que cet accord ne peut se faire que par la présupposition d’une rationalité. Le rationnel est donné d’une projection sur un choix idéal, celui que feraient des personnes libres, placées dans une position originelle d’égalité.

En même temps, Rawls suppose une entité trinitaire complexe – État, société civile et institutions – fonctionnant comme un système politique en devenir. Les règles de cet ensemble sont disposées de manière à générer un processus social, à l’origine d’avantages produits et distribués à une part majoritaire des citoyens directement parties prenantes d’une vie sociale plus ou moins intense. C’est sans doute moins un consensus que le résultat d’un arbitrage naturel. La thématique hobbesienne de la peur ou de la précarité fondamentale de l’existence d’individus isolés n’est pas considérée comme centrale. Rawls stigmatise davantage l’absence d’un système centralisé et coercitif basé sur la systématisation des peines et la volonté de stabiliser des accords précaires. C’est ce que Rawls décrit lorsqu’il analyse le statut des promesses (des liens naturels librement assumés entre des individus)[19][19].

L’idée contractualiste, en référence à quoi est posée l’hypothèse du voile d’ignorance (Hauchecorne 2019), empêche une soustraction de la légitimité du droit et l’accaparement des avantages de la majorité par une minorité d’individus. Le principe d’une majorité, dont le caractère problématique d’optimalité apparaît dans certains choix rationnels, constitue une norme fondamentale d’arbitrage. Le basculement, pour Rawls, se pose lorsque des institutions ou des groupes de pressions interviennent et monopolisent des instruments économiques ou financiers opérant comme des leviers pour faciliter l’accaparement de biens collectifs par certains individus, au détriment de la majorité des individus.

Les rapports d’intérêt obéissent grossièrement à la théorie des jeux ; certains jeux collaboratifs éliminent grossièrement les jeux individualistes ; d’autres n’y parviennent pas (prenons l’exemple des fonctions assurentielles de l’État ou les questions de retraites, suscitant toujours de profonds sentiments d’inégalité et un recours croissant, chez les plus riches, aux marchés des assurances privées). À considérer autrement, le voile d’ignorance, étendu à tous les systèmes sociaux, laisserait accroire une atomicité individuelle et une ignorance des contraintes collectives inévitables qui pèseront sur les individus, au prix d’une conscience plus pure de l’individu sur ses droits originaires (une sorte de prééminence de la dignité individuelle sur la légalité juridique). En le naturalisant quelque peu, Rawls prétend que le modèle libéral est le mieux à même de générer des jeux collaboratifs légitimes et justes. Le voile d’ignorance est bien un argument important pour réduire l’influence du sentiment d’inégalité au cœur du système social croissant en complexité. Il reste que la production de risque endogène généralisé – au premier chef, la mise en péril radicale du climat, des espaces cultivables, animaux et végétaux – n’est plus nécessairement à la mesure de cet impératif. Qui ignore encore originairement la capacité jonasienne d’auto-euthanasie du vivant humain ? Un voile d’ignorance écologique est-il symétriquement donné ? Cela semble peu convainquant…

Une forme d’antéprédicatif ?

Le statut de l’antériorité du voile d’ignorance.

La formulation de l’hypothèse originelle est très proche d’un antéprédicatif du politico-juridique. L’idée d’un antéprédicatif semble logiquement nécessaire au voile d’ignorance et à la génération du principe de justice. Husserl, dans la cinquième de ses Recherches logiques, écrit : « Dans le jugement, un état de choses nous « apparaît », ou, disons plus clairement, nous est donné comme objet intentionnel » (Husserl 1962, p. 461) et, plus loin : « Effectuer le jugement, et, dans ce mode « synthétique » consistant à poser quelque chose « par référence à quelque chose », « prendre conscience » d’un état-de-choses, c’est tout un. Nous accomplissons une thèse, et, par surcroît, une deuxième thèse dépendante, de telle manière que, dans la fondation de ces thèses l’une sur l’autre, l’unité synthétique de l’état-de-choses se constitue intentionnellement » (Husserl 1962, p. 492)[20][20].

L’antéprédicatif désigne la représentation formelle ou l’idée que nous nous faisons d’un objet antérieurement à l’activité purement logique du jugement. L’antéprédicatif est d’abord un élément premier. Il pré-constitue, en un sens, non seulement la conscience objectivante (intentionnelle) mais la forme même du jugement.

Pour Husserl, l’antéprédicatif est constitué sur une spontanéité logique. Au stade de l’antéprédicatif, l’objet est existant, mais encore indéterminé. Il faut donc cette spontanéité logique pour faire de cet indéterminé un sujet de jugement. L’antéprédicatif est une primauté formelle déterminant les conditions à venir de toute détermination possible – donc ici de toute détermination prédicative du droit (autrement dit de toute jugement). En d’autres termes, ce que l’antéprédicatif comprendrait, politiquement, de déjà constitué, ou plus précisément, de déjà présent, ordonnerait ensuite l’ensemble des jugements portés sur des objets déterminés (valeurs, significations, jugements).

La structure du gouvernement juridique.

Dans l’absolu, l’état gouvernemental rawlsien pourrait être machiavélien : il est en position de chercher sa survie en manipulant des préférences subjectives, et doit tenir compte dans ses calculs, de biais divers, avec pour but expédient de générer des avantages – réels ou fictifs –, et éviter ainsi le délitement du sentiment d’équité, sans pour autant dénaturer ses missions régaliennes[21][21]. Pour autant, les sphères de compétences de l’État sur la justice sont très limitées. À rebours, l’injustice est insupportable, non parce que la justice serait en elle-même fondée sur une définition parfaitement universelle et univoque, mais plutôt par des perceptions de l’injuste et de l’inégal par trop dominantes.

À la base donc du raisonnement, il y a l’idée suivante : cacher à chacun sa place par un ordre naturel et évolutionniste de raisons, permet (i) de se débarrasser d’un modèle contractualiste supposant une certaine forme permanente et initiale de consentement ; (ii) d’autonomiser l’obligation morale, récusant autant les effets de seuil que les variantes culturalistes trop singulières.

Pousser son avantage, dans une négociation, en axant sa stratégie sur une perception raisonnée de ses intérêts personnels, ou des intérêts d’une coalition, pose épistémologiquement question.

D’où la déduction de nature volontariste de Rawls par rapport au principe d’équité :

« Together with the veil of ignorance, these conditions define the principles of justice as those which rational persons concerned to advance their interests would consent to as equals when none are known to be advantaged or disadvantaged by social and natural contingencies » (Rawls 2009, p. 17)

L’équité est concrètement donnée par la préférence première pour un gage d’impartialité. Partant de là, perfectionner le dispositif de répartition et d’allocation des biens publics collectifs est nécessairement un attribut important du gouvernement. Mais c’est là seulement sa fonction principale. La finalité, d’ailleurs, d’un gouvernement, est assumée avec constance par Rawls ; un gouvernement, ou un état démocratique, doit effectuer, de manière permanente, une recherche visant à parfaire l’idée d’une éthique minimale – une éthique suffisante, suivant les conditions sociales, et les évolutions culturelles fondamentales, pour être rendue acceptable par tous –, de telle sorte que l’effectivité de l’action publique ne peut être donnée sans une vertu cardinale et rectrice de sa causalité, le concept d’impartialité.

Autant pour l’illustrer que pour la rendre effective, Rawls utilise la fiction du spectateur impartial, un acteur désintéressé, indifférent et sympathique, en même temps. On entend par impartialité ici la primauté revendiquée d’un pluralisme dont la possibilité intrinsèque doit être logiquement compossible avec l’action publique.

Dans son exposition, les biais pesant sur l’allocation sociale des biens aux individus doivent être contrebalancés par une garantie d’impartialité. La fonction de l’impartialité consiste à empêcher les biais inhérents à l’intérêt personnel d’interférer avec la décision collective ; par extension, il s’agit aussi de garantir une prise en compte objective – c’est-à-dire ici non biaisée – des aspirations individuelles : « Impartiality prevents distortions of bias and self-interest ; knowledge and the capacity for identification guarantee that the aspirations of others will be accurately appreciated » (Rawls 2009, p. 166).

Rawls évacue rapidement l’idée de biais cognitifs. Le récepteur du droit, ou de l’avantage, est fatalement bien moins considéré que son émetteur. Pour un sujet, il faudrait en effet s’interroger moins sur la définition du bien en soi, que sur celle du bien déterminé dans l’ordre de ses perceptions, donc donné en rapport avec son appréhension des valeurs du juste et de l’injuste. L’automaticité de la participation à un bien défini comme de nature supérieure – précisément grâce à la fonction d’utilité marginale – est loin de suffire pour justifier son caractère imprenable. En effectuant cette démarche, précisément à cause de biais de jugement, qui leur fait représenter ou accroire que le rendement d’utilité, pour eux, à un niveau individuel, est insuffisant, et ne mérite donc pas d’être investi, Rawls reste dans une ambiguïté fondamentale sur le fonctionnement réel de la décision humaine.

Réduite à sa plus simple expression, la théorie utilitariste affirme en effet que les institutions sociales et économiques sont légitimes si elles ont pour but la maximisation de l’utilité globale moyenne de la société, pour elle-même et pour l’individu (incluant aussi ses perceptions de l’utilité marginale des biens collectifs). L’idée que cette utilité puisse, en l’espèce, s’imposer dans un rapport différentiel, donc selon les individus, pose question uniquement si l’on ne suppose pas possible d’atteindre des biens collectifs dont la nature est de résulter d’une opération maximisatrice.

Il suffirait, pour le justifier, qu’un État s’octroie le droit de baisser littéralement l’utilité sociale de certains membres de la société – par exemple, par le truchement d’un système de bonus / malus, une disposition en cours d’application à grande échelle en Chine – pour maximiser le bien social et augmenter, du même coup, les rendements d’utilité, allant tout droit vers une conception participative de la société fondée par un rendement d’utilité objectivement (et cet « objectivement » est loin d’être sans question) plus fort.

L’aveuglement individuel est une pierre angulaire de la réflexion de Rawls. La problématique peut être prise à rebours et se reposer sous la forme d’une naturalisation initiale des droits ; l’individu humain, en effet, est une variable mécanique animé par une grande ignorance, mais le droit intrinsèque au sujet rationnel subsisterait. En même temps, la lecture négative de la relation individu/société (une défiance caractérisée vis-à-vis d’une justice dominante en surplomb, et la possibilité de lui juxtaposer des droits individuels ou privatifs) est un fondement important de la justice distributive. L’idéal d’une isomorphie sociale parfaite – un individu et une société à travers laquelle ce dernier interagit avec d’autres individus – est contredit méthodologiquement par une approche niant la possibilité d’une conscience, chez un sujet, de sa propre position sociale.

Quelle est donc l’issue ? Est-ce à dire qu’un individu ne prend jamais la mesure de son être social ? Mais n’est-ce pas contre-intuitif ? Qui, sans informations additionnelles, prétendrait spontanément connaître sa position sociale hors de cadres relativement flous – dont la capacité de subsomption pourrait facilement être démentie par une enquête étroite –, tels que des niveaux de classe (un biais tel que celui où beaucoup d’individus se reconnaissent, par exemple, à tort, hors ou dans la classe moyenne) ou des rapports de richesse ? Et qui pourrait du coup croire encore qu’il trouvera son avantage maximum dans les transformations du principe d’égalité ? Il faudrait pour cela supposer la possibilité d’une confiance aveugle et permanente dans un pouvoir social inédit.

Adair préfère analyser une potentielle (et improbable) alternative : des individus sommés de choisir entre une position d’égalité abstraite et des devoirs de base à assumer (sans pour cela se soucier des autres). Au bout du compte, la conséquence du système de Rawls est que les individus seront alors conduits à choisir deux principes, qui sont l’égalité des droits et les devoirs de base, sans coalescence automatique (et indémontrable) des deux (Adair 1991, p. 82).

Répétons ici les principes élémentaires de Rawls : la non confiscation et l’impartialité. Ces principes servent à justifier l’utilisation des ressources générées par soi-même et par autrui pour produire des bien collectifs – partant du principe qu’un individu ne peut engendrer seul ce type de biens – et ensuite à profiter collectivement de l’ensemble des avantages générés par la coopération (ce qu’on pourrait appeler des biens communs). Ces biens communs ont une utilité pour chaque individu, pareille utilité ne s’appliquant efficacement qu’en considérant l’individu-tiers non comme un moyen, mais simultanément comme moyen (de participer à la production de biens communs) et fin (puisqu’aucune finalité sociale ne peut dépasser celle de produire des biens profitant au plus grand nombre).

Accepter le principe de sacrifier le bien spécifique des uns pour continuer à rendre possible la maximisation d’un processus de redistribution d’un bien commun intrinsèquement structuré sur le principe de justice serait alors une véritable rupture. Elle pourrait s’illustrer par la soustraction des rapports d’équité normalement et communément considérés comme constituant l’efficience du principe de justice, d’une justice spatiale et démocratique. Telle pourrait être la balance des forces en présence et l’essence du politique, au sens de redistribution (à limiter néanmoins s’il s’agit moins de biens commun que de coproduction, à l’échelle interindividuelle, de biens publics).

Si le point de départ, à l’image d’un état de nature dans la théorie hobbesienne du contrat, informe continûment le processus de décision, que faire alors de cet état initial rawlsien ? Quel lien, en fait, peut-on réellement déduire du voile d’ignorance ? Est-ce l’effet d’un perfectionnement ? Alors si tel est le cas, pourquoi ne pas se donner la possibilité de revenir à « l’inconnaissabilité » initiale ? Rawls, sorti de l’automaticité des accords tacites, ne répond pas totalement à ces questions.

Le principe de séparation et le voile d’ignorance : ce que l’antéprédicatif explique.

Chacun donc est un individu et membre d’une communauté, et de la société tout entière (ces deux appartenances doivent être simultanées, en tout cas c’est ce qui est politiquement espéré dans une composante importante du modèle libéral). Dans un système libéral, l’échelle des intérêts est particulière : viser le seul intérêt de chacun abstrait de sa communauté est trop limité et, de surcroît, réalisable uniquement à travers un bien collectif abstrait et sans substance concrète, donc sans incarnation. En cela, sacrifier le bien-être des uns à celui des autres (donc une forme de jeu à somme nulle) ne permet pas de respecter le fondement de la distinction des personnes et, en un sens, isole l’individu du reste de la communauté, détentrice, dans sa légalité, de la justification d’une différence sociale.

Le voile d’ignorance a cette utilité théorique de (i) poser un point radical d’initiation et (ii) en refusant la distinction bien comprise et cognitivement admise du bien et de la justice, et ainsi laisser au jeu social la possibilité de modifier en profondeur les règles et parfaire le principe de justice par la justice effective. Il ne prête pas attention à l’idée que chaque être humain est également digne de respect et qu’aucun ne doit jamais être utilisé comme un simple moyen par les autres, mais qu’il doit toujours aussi et en même temps être considéré comme une fin.

C’est une des objections possibles à cette hypothèse : un individu peut cesser de croire en la rationalité redistributrice de la société, même si le rendement moyen est augmenté, et que des sacrifices individuels sont objectivement consentis, au profit d’un rendement optimisé sur le soin individualisé pour le plus grand nombre. Il peut voir aussi la finalité du système social ailleurs qu’en la satisfaction des biens d’individus comme lui.

Par ailleurs, juste et injuste ne sont pas forcément perçu comme des finalités à atteindre dans une période d’initiation abstraite (le voile d’ignorance) ; ils peuvent au contraire se donner dans le système tout entier. Cette hypothèse est exemplifiée par la position de Luhmann (2008, p. 57-62), pour qui la validité des décisions du système juridique se passe de la question du fondement.

Le système engendre lui-même ses propres contraintes, ses propres observations et, finalement, ses propres jugements, ce qui, d’une certaine manière, permet de se passer d’un moment initial. Dans ce sens, un écosystème est premier dès lors qu’il y a une intelligence, qui le coproduit. Fonder le juste et l’injuste comme bipartition fondamentale est renvoyé aux contraintes posées par l’autoproduction (autopoiesis) du système social. La justice serait donc moins une affaire de principe, qu’une circulation, d’une opération juridique à une autre, jusqu’à former un sous-système à part entière, le système du droit ; et de là la conclusion s’impose : la validité n’est donc pas une norme, mais une forme immanente à la production du système considéré. Et ainsi ne faudrait-il pas en déduire que la justice ne compte pas en soi, mais plutôt dans les communications et les préoccupations du système juridique ? Elle ne se comprendrait donc que comme une « formule de contingence ».

La continuation du sentiment d’équité dans le mouvement des gilets jaunes.

C’est sans doute à ce stade où l’usage de l’antéprédicatif de type husserlien est intéressant. À moins d’une certaine circularité systémique (telle qu’exemplifiée plus haut avec le modèle luhmannien) sur le droit et l’équité, on ne gagnera jamais de position conceptuelle claire si l’on ne comprend ce que deviennent ces concepts dans l’esprit et le cœur des individus ; et de là pêcherait-on en se privant d’une compréhension de la manière dont ces concepts s’incarnent dans la vie concrète des individus.

L’épisode récent des gilets jaunes, en France, est particulièrement éloquent. Cette grande contestation sociale a exemplifié un double mouvement : le désaveu du le service étatique de l’équité et l’attente exacerbée de sa restauration. Sur un autre plan, ce mouvement persistant dans le temps démontrait une défiance croissance vis-à-vis de l’impartialité publique, traduite par une volonté d’accroître les mesures de contrôle fiscal sur des populations issues de clusters périurbains, dont beaucoup se percevaient comme de nouveaux réprouvés sociaux. Le juste et l’injuste, conçus au niveau de l’État comme une logique de légitimité de la loi et de continuation, par tous les moyens républicains disponibles, de l’ordre public, semblaient être frappés d’un mystérieux découplage vis-à-vis du sentiment éprouvé par de nombreuses personnes mobilisées dans le mouvement des gilets jaunes.

Si l’on s’en tient ici à une lecture rawlsienne, c’est donc le viol de l’équité et du sentiment de justice sociale qui est à l’origine du sentiment d’injustice, et non le témoignage d’une injustice constitutive, liée à la conscience de sa position sociale originaire, mais acquise, avec le temps, par l’expérience personnelle et individuelle des iniquités et partant de là, d’une quelconque rupture contractualiste.

Le facteur de représentativité sociale joue tout son rôle. Sentiment de déclassement, relégation sociale et territoriale, « oubli » des services publics ou encore ralentissement discrétionnaire des procédures de justice… les mises en cause régulières des déficiences des États centraux, et le plébiscite – parfois très relatif –, des pouvoirs de proximité (mairies, communautés de communes, assemblées citoyennes…) sont les revendications très souvent entendues dans la bouche des participants au mouvement des gilets jaunes en France. La forme de la représentativité sociale dominante est caractérisée par un acte de conscience citoyenne ; en l’espèce, cette citoyenneté serait homomorphe à l’évolution économique des sociétés de marché, et donc à l’accélération inédite des inégalités sociales, submergeant la portée du contrat social initial et rompant ainsi le sentiment de bénéficier d’une représentativité politique adéquate et pérenne. La justice serait dès lors articulée sur un rapport économiquement différenciant, stratifié sur une citoyenneté à plusieurs vitesses.

D’un point de vue plus systématique, la question se pose de savoir comment généraliser ce principe de défiance à une logique plus large de rupture du pacte social. Les mouvements sociaux et le sentiment de défiance montant à l’égard des États ou des corps intermédiaires seraient suscités, dans la typologie rawlsienne, non par une accumulation individuelle de ressentiments à l’encontre des institutions et des capacités préférentielles d’investissement et de valorisation de l’État exprimées au profit de certaines régions (Paris et sa région dans ce cas), mais dans la progressive – et intense – perte de confiance dans l’équité des principes de justice en vigueur. Pour Rawls, rappelons que le principe d’isomorphie – la possibilité pour chaque personne de jouir, per singula, à égalité les unes par rapport aux autres, des prérogatives d’un système total de libertés compatibles avec un même système de liberté pour tous – est le point névralgique du sentiment d’équité. Il se résout essentiellement en termes de production d’avantages et de maximisation.

Ce point de contact justice / société est donc l’élément de rupture central. La défiance ne serait pas originaire, mais résultat, au contraire, d’une accumulation de frustrations produites par l’expérience quotidienne de la justice, tant dans ses pratiques que dans son fonctionnement. L’expérience du système juridique, porté par un État (et son gouvernement), dont la fonction est de garantir la pérennité du principe de justice, reste un point décisif. Conséquence d’une défiance généralisée vis-à-vis des institutions, ce que Rawls appelle « principe du juste » est parfois mis à mal par la perte d’adhérence vis-à-vis du crédit initial de l’action publique et de son sous-jacent, le système juridique constitué démocratiquement ; moyennant quoi la garantie apportée par la neutralité formelle initiale d’un système de pouvoir devient suspecte.

Le rapprochement avec l’antéprédicatif semble opérant. Husserl parle en effet de l’antéprédicatif comme d’un élément pré-logique, antérieur à tout acte de jugement. Cette antériorité pure garantit une forme d’autonomie du jugement, puisque les formes de l’énonciation prédicative – les jugements – ne lui sont pas homogènes (en clair, le principe d’équité en lui-même n’est pas affecté par les transformations que lui fait subir son application dans la société à travers les pratiques de justice). Mais il y a plus. Husserl ajoute un élément décisif à cette première définition, la constitution de la conscience objectivante d’autrui. La saisie d’autrui est co-constituante à un stade logique et donc à ma saisie de moi-même comme pensant (le primat corrélatif de la raison) – l’expérience d’autrui selon Husserl est un autre Je – ; elle entre donc directement dans le cœur du raisonnement et « répare » peut-être l’élément manquant chez Rawls. Autrui est la perception d’une autre vie intérieure, analogue à la mienne[22][22].

Le sens d’autrui est constitué par une visée, une intention sans intuition (Husserl 1985, p. 19). Il faut cette neutralité, mais aussi cette présence d’une visée neutre vers autrui, pour que le scandale de la rupture d’équité se constitue en mouvement social. Si tel n’était en effet pas le cas, la dégradation du sentiment de soi resterait, en un sens, stationnaire, et l’alternative serait soit l’apathie permanente, soit la révolte permanente et on se demanderait même, dans ce cas, où trouver les conditions du pacte social.

La force de l’abstraction initiale.

L’hypothèse normative de Rawls (un fonctionnement normal, pour des agents contractuels, arrivant à une sorte d’équilibre) suppose une limitation initiale des intérêts particuliers. Cette limitation passe par une position de suspension de la conscience par rapport à ses intérêts.

L’idée défendue dans ce papier est celle d’un voile d’ignorance assimilable à un antéprédicatif.

En se ralliant à ce point de départ aveugle et sans conscience, les hommes satisfont une tension primitive, conçue à la fois comme volonté de trouver un accord dans un arbitrage de raisons, et suspension, pour un temps, de leurs appétits et de leurs intérêts contradictoires.

Tous les individus, via la continuation du prisme d’impartialité, sont rationnels. Ce principe est en effet continu. Il n’intervient pas à un moment discret dans son an-historicité. Pas même d’ailleurs n’admet-on de changement dans la rationalité ; on le comprend, au contraire, comme posé à l’origine de la rationalité des sujets. Le refus d’une égalité formelle et uninominale de droit au profit d’une distribution alternative bénéficiant à tous les partenaires induit de fait la formation d’une conscience de l’intérêt personnel par le jeu social.

Cette translation entre les deux est un élément décisif, la bascule transformant l’ignorant en calculateur. L’affirmation du principe de différence rend en effet les sujets doués de qualités, distincts de la masse fondue dans un égalitarisme abstrait, plus utiles socialement. Pour Rawls, créer des incitations pour que les plus doués développent leurs qualités intrinsèques et mettent leurs réussites au service de la société tout entière suppose donc de récuser l’égalitarisme abstrait, et de préférer une distribution asymétrique d’avantages visant une production de richesse commune in fine beaucoup plus importante.

En refusant l’idée qu’une disposition ou une qualité personnelle ne soit pas uniquement la propriété de qui en est le détenteur, Rawls revient, dans son principe même d’égalité, au voile d’ignorance, avec cette suggestion (qui revient sans arrêt) de la nécessité de comprendre initialement la rationalité humaine, univoquement et de la même manière : « One reason is that the veil of ignorance insures that everyone should reason in the same way and so the condition is satisfied as a matter of course » (Rawls 2009, p. 494).

Exigence égalitaire et logique de maximisation sociale sont donc compossibles, admettant, du coup, (1) une logique permanente de perfectionnement social et (2) l’idée d’une légitimité fondée uniquement sur la possibilité d’une alternative négative – i. e. la conviction, pour les plus faiblement lotis, que le système et ses institutions tend à améliorer leur situation. Assortie à cette conviction, Rawls procède, comme souvent, à une reductio ad asburdum : dans n’importe quel système alternatif de répartition, la situation des individus (et le rendement marginal de la justice) serait de toute façon questionnable, et l’idéal d’égalité absolue par l’équité est illusoire. Il ne s’agit pas de se contenter du système social tel qu’il est, mais au moins de récuser la possibilité d’une alternative absolue.

Endnotes:
  1. [1]: #_ftn1
  2. [2]: #_ftn2
  3. [3]: #_ftn3
  4. [4]: #_ftn4
  5. [5]: #_ftn5
  6. [6]: #_ftn6
  7. [7]: #_ftn7
  8. [8]: #_ftn8
  9. [9]: #_ftn9
  10. [10]: #_ftn10
  11. [11]: #_ftn11
  12. [12]: #_ftn12
  13. [13]: #_ftn13
  14. [14]: #_ftn14
  15. [15]: #_ftn15
  16. [16]: #_ftn16
  17. [17]: #_ftn17
  18. [18]: #_ftn18
  19. [19]: #_ftn19
  20. [20]: #_ftn20
  21. [21]: #_ftn21
  22. [22]: #_ftn22

Résumé

Ce papier propose de revenir sur l’idée de voile d’ignorance développée dans la Théorie de la justice de John Rawls. Rawls est particulièrement intéressé à la notion de déni d’intérêt, ou d’inconscience sociale, largement à la base du voile d’ignorance. Nous discutons l’idée d’une non-connaissance, d’une ignorance de soi de l’individu et, conséquemment, la portée du voile d’ignorance dans la continuation du système de justice chez Rawls. Loin d’être simplement posée dans un encastrement formel, ou de ressortir d’un calcul, ou d’une logique stratégique, valorisant des intérêts personnels bien compris, la relation individu- organisation relève, au contraire, d’une forme d’ignorance, dont nous montrons qu’elle est structurée sur une forme d’antéprédicatif pur.

Bibliographie

Notes

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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