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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Un esprit non révélé.

Bernard Lahire, « L’esprit sociologique », 2007.

Image1Dans un contexte où les critères de légitimité des sciences sociales ont pu sembler remis en question dans le monde académique, ainsi lors de la consécration de la thèse d’Elisabeth Teissier, Bernard Lahire a souhaité exposer sa conception de la sociologie dans un recueil d’articles de réflexion sur la production de la connaissance sociologique, notamment sur le thème des processus de socialisation. Il affiche une volonté « d’expliciter et de transmettre une série d’habitudes ou d’attitudes intellectuelles propres au métier de sociologue ». Sans toutefois définir explicitement ce qu’est la sociologie, il dit clairement ce qu’elle n’est pas, notamment à travers les nombreuses lacunes du manuscrit d’Elisabeth Teissier. Il entreprend également de répondre aux reproches qui lui ont été fait de ne pas avoir rompu avec la sociologie de Pierre Bourdieu

Propos d’un sociologue sur la sociologie.

Dans une première partie (Décrire, interpréter, objectiver), Bernard Lahire insiste sur l’utilité de la description et de la retranscription de matériaux empiriques. Ces derniers nécessitent un travail d’interprétation, nécessaire à la théorisation sociologique. Il définit les conditions indispensables à la validation d’une « bonne » interprétation sociologique. Ainsi, il montre au passage les erreurs de « surinterprétation » dont ont fait preuve de grands auteurs. Celles de Jean Baudrillard, dans La société de consommation, lorsqu’il ne s’appuie pas sur des matériaux empiriques confirmés. Mais aussi celles de Pierre Bourdieu qui mobilise souvent trop de « bons exemples » pour « faire preuve ». Bernard Lahire défend ensuite, dans le prolongement des réflexions de Jean-Claude Passeron, la nécessité du recours à l’analogie pour une explicitation sociologique des faits. Il conclut cette partie en insistant sur les méfaits de l’objectivation sociologique notamment lorsqu’elle est utilisée pour disqualifier.

Dans une deuxième partie (Ce qui se fait et ce qui se dit, ce qui s’écrit), il explique comment le sociologue doit rendre compte de l’écart qui existe entre « les faits » et les « dires sur le faire ». Dans la mesure où, pour Bernard Lahire, les acteurs ne savent pas dire ce qu’ils font, il est nécessaire d’opérer un travail d’intervention sociologique. Les deux autres chapitres de cette partie interrogent (longuement) l’intérêt du récit autobiographique et de la littérature dans l’analyse sociologique.

La dernière partie (Dispositions, dispositifs) critique les théories de naturalisation de l’esprit (pour qui les structures mentales seraient « innées ») en préconisant une approche sociologique de la connaissance qui montrerait « qu’il n’existe pas de structures cognitives universelles, mais des structures cognitives spécifiques, socialement constituées et historiquement susceptibles de variation ». L’étude du sport comme expérience de socialisation montre la formation de certaines dispositions et l’actualisation de certaines autres.

Enfin, la conclusion de l’ouvrage revient sur les abus de notions sociologiques dans la thèse d’Elisabeth Teissier ainsi que sur la faiblesse du rouage des mécanismes académiques qui ont permis sa soutenance. Le dernier texte est une démonstration prônant l’apprentissage de la sociologie dès l’école primaire, au même titre que l’histoire et la géographie.

Débat sur la scientificité spécifique de la sociologie.

Au-delà de ces études de cas, Bernard Lahire se place dans la lignée des ouvrages cherchant à définir ce qu’est la sociologie et à poser sa légitimité dans le monde scientifique et académique.

Dans Le métier de sociologue (1968), Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron avaient pour ambition de mettre à jour les principes qui font de la sociologie une science. L’ouvrage voulait aider à la définition du « système d’habitudes intellectuelles » propre au métier de sociologue. Plus tard, Jean-Claude Passeron, dans Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel (1991), semble prendre des distances avec le premier ouvrage collectif auquel il a participé. Ses conceptions s’éloignent de celle de Bourdieu pour qui la sociologie a toutes les propriétés qui définissent une science. Pour Passeron, la sociologie serait condamnée à n’être qu’une « science historique ». Le type de scientificité dont il est question est celui des sciences empiriques de l’interprétation, conception fortement mobilisée par Lahire dans son ouvrage. L’auteur abonde dans le sens des thèses du premier ouvrage, en défendant une place privilégiée pour la sociologie dans l’univers des sciences. Mais il mobilise essentiellement les idées développées par Passeron pour expliquer les règles et les méthodes à appliquer en sociologie. Il insiste particulièrement sur l’intérêt de l’usage de l’analogie « au centre du raisonnement sociologique ».

Ainsi, Bernard Lahire essaie de se « situer » dans ces réflexions épistémologiques des sciences sociales, en évoquant le travail de Michel Foucault comme une façon d’expliciter la spécificité de l’esprit sociologique (chapitre 5. « L’esprit sociologique de Michel Foucault »). Outre qu’il constitue un contrepoids théorique à Pierre Bourdieu, le cas de Michel Foucault permet de montrer comment devrait agir le sociologue. Ce philosophe, marginal dans sa discipline, a toujours cherché « à rompre avec les évidences du sens commun […] à rendre étranger un monde dont les significations premières s’imposent comme allant de soi ». Par ailleurs, tout comme lui, le sociologue doit se situer dans le concret : « il pensait avec du matériau empirique à partir notamment d’archives ». Enfin, la métaphore des « plis subjectifs du social » [1] explicite bien à quel point l’individu est le produit de rapports sociaux et historiques. C’est en ce sens que son esprit scientifique répond aux exigences du travail sociologique.

Insaisissable esprit sociologique.

Au-delà de ce que Bernard Lahire définit comme l’esprit sociologique, en s’appuyant sur la triple référence à Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Michel Foucault, une notion plus riche mais plus floue de ce que recouvre cet « esprit sociologique » transparaît dans la succession hétéroclite des chapitres. Elle ne repose pas seulement sur des corpus théoriques largement cités, commentés, marginalement critiqués, et ainsi promus au statut de modèles de fait. Leur affichage transparent tient autant de la légitimation et de l’affiliation que d’une honnêteté intellectuelle que nous souhaitons souligner. L’esprit sociologique de Bernard Lahire ne se limite pas au débat épistémologique sur la scientificité spécifique de la sociologie : il correspond au cadre des postures défendues par Lahire pour chaque étape du processus de recherche en sociologie, pour le chercheur sociologue comme pour le citoyen sociologue. Il réalise alors un grand écart entre la circonscription d’une posture épistémologique mais aussi théorique, et des recommandations d’ordre empirique et pratique.

Ces multiples dimensions apparaissent donc du positionnement disciplinaire au questionnement théorique jusqu’à sa mise en œuvre pratique. Le recours au terme « d’esprit » renvoie justement à une caractérisation floue et diffuse dans l’ensemble des aspects du travail sociologique. En fait, il cache un recours à plusieurs modalités analytiques :

– des références sous-jacentes ou explicites. Leur cohérence, leur faible critique et leur faible variété constituent les fondements d’un manuel d’école sociologique, alors même que Bernard Lahire s’oppose à l’écriture d’un manuel disciplinaire. Pourtant, sa défense de la pluralité sainement conflictuelle des courants de pensée fonderait le cadre d’une discussion riche à l’échelle de l’ensemble de la sociologie.

– des contre-références. « L’anti-manuel » revendiqué apparaît bien, et correspond à un effort de défense de la sociologie, ou d’une certaine sociologie, par rapport à une altérité incarnée dans des pratiques critiquées, dans des courants fondés sur d’autres postulats épistémologiques (réflexivité totale de l’acteur, prépondérance de l’inné, etc.), ou dans des disciplines proches. La sociologie (ou celle de Bernard Lahire) défend notamment ici son autonomie en tant que science (ou en tant qu’école).

– des théorisations explicites. L’introduction réalise le principal effort de synthèse, toutefois pas assez dialectique au sens où il s’agit surtout d’une condensation du discours produit par la structure de l’ouvrage, et non d’une montée en généralité explicitant les caractéristiques essentielles de l’esprit sociologique. Le « décrire, interpréter, objectiver » ressort clairement. Un dialogue avec différentes disciplines permet aussi de situer la sociologie entre des pôles (entre la description en histoire et la modélisation en économie) ou à proximité d’autres champs (loin de la psychologie cognitive naturalisante et près de la littérature qui propose des modèles d’interprétation du social). Nous noterons en passant qu’une telle montée en généralité est rapidement tentée dans le dernier chapitre (à savoir, en paraphrasant : mode de pensée relationnel contre essentialisme, méthode comparative, relativisme anthropologique) mais aucune précision ou justification ne transforme cette rapide énumération en théorisation.

– la description d’une pratique personnelle défendue et finalement prescrite dans le cadre d’un discours à portée générale. Bernard Lahire mobilise sa propre expérience de chercheur pour fonder sa vision du travail sociologique, oubliant les nombreux apports des sociologues contemporains.

Il faut préciser que Lahire assume l’essentiel des limites à cet exercice de caractérisation d’un esprit sociologique à partir d’une compilation d’interventions. Celles-ci révèlent la cohérence de la pratique d’un sociologue mais leur simple juxtaposition n’en forme pas pour autant un discours structurant une doctrine de la sociologie.

Pour matérialiser l’esprit sociologique.

Ce travail reste à faire et devrait par ailleurs combler certaines lacunes. Tout d’abord, certaines démonstrations paraissent peu convaincantes, telle la critique de la démarche de ceux qui tentent de naturaliser le social. Les postulats de recherche mettant en avant le social ou l’inné semblent y avoir du mal à se confronter, et les tentatives de discrédit de l’une par l’autre en deviennent vaines. De même, la déconstruction de l’imposture d’Elisabeth Teissier atteint péniblement son objectif. En effet, s’il est possible de révéler qu’Elisabeth Teissier discute une thèse sous-jacente (l’astrologie est une science et une science persécutée) qui ne devrait pas être posée par une sociologue, qu’elle la défend de surcroît par des méthodes plus que critiquables, il apparaît difficile de mettre en évidence une absence, l’absence de la thèse affichée dans le titre de son mémoire.

Ensuite, des chapitres entiers semblent renvoyer à d’autres auteurs en appliquant leurs conclusions sans apporter de connaissances supplémentaires. C’est le cas du plaidoyer pour l’utilisation de l’analogie en sociologie. Bernard Lahire ne semble que faire écho à Jean-Claude Passeron qui affirme qu’elle a un intérêt mais seulement au moment où elle révèle ses limites. De même pour la défense de l’utilité de la littérature en sociologie. L’abondante application que Bernard Lahire donne à cette utilité théorisée par Jean-Claude Passeron traduit les marges de manœuvres éditoriales que peut se permettre un directeur renommé de collection. Pourtant elle n’apporte rien à la question générale de la théorisation de l’esprit sociologique. Encore une fois, c’est l’honnêteté intellectuelle de Bernard Lahire dans ses citations qui nous autorise ces critiques dès lors faciles. Néanmoins, si d’autres auteurs y échappent par manque de transparence, celle de Bernard Lahire ne saurait le dédouaner de la question que le lecteur est en droit de lui poser, à savoir : qu’apporte son propos vis-à-vis de la problématique qu’il avance, à savoir la caractérisation d’un esprit sociologique ?

Enfin, certains aspects du travail sociologique sont seulement évoqués, sans questionnement, sans être abordés de front.

Ainsi, l’orientation thématique de la recherche en sociologie n’est pas prise en compte. Bernard Lahire affiche simplement les thèmes qui lui semblent prioritaires : l’éducation, l’apprentissage et la construction des habitus. Il suggère que tout peut devenir objet sociologique, les seules contraintes étant méthodologiques. Il serait pourtant intéressant d’interroger le choix des problématiques par rapport aux paradigmes existants, et pas seulement par rapport à celui qui guide la pratique de l’auteur. De plus, l’effet du fonctionnement et des dysfonctionnements du champ sociologique pourrait être davantage déconstruit au-delà de la stratégie de spécialisation thématique évoquée en introduction. En troisième lieu, le rôle des demandes d’acteurs situés en dehors du champ sociologique peut poser question. La réactivité de Bernard Lahire vis-à-vis de l’actualité médiatique dans le cas de l’affaire Teissier, qui a suscité l’avant-dernier chapitre, rappelle que le champ n’est pas complètement autonome, pas même pour Lahire, chercheur institué qui dispose a priori des moyens matériels de son autonomie intellectuelle et thématique. D’autant plus que la sociologie peut directement répondre à des interrogations sociétales d’ordre politique, comme le rappelle cette fois le dernier chapitre qui prône l’inculcation de l’esprit sociologique dès le plus jeune âge.

Les deux questions du fonctionnement du champ sociologique et de l’influence des puissances hors champ soulèvent pour finir la question des conditions matérielles de fonctionnement, notamment de financement. Cette dimension paraît d’autant plus cruciale que l’ensemble de l’architecture institutionnelle de la recherche publique française subit des réformes qui visent précisément à modifier ses conditions matérielles de fonctionnement afin d’en modifier les thématiques abordées notamment dans les sciences humaines et sociales.

La défense de l’enseignement des sciences du social par Bernard Lahire tombe également à propos en prenant à contre-pied les attaques gouvernementales contre les filières économiques et sociales. De plus, elle fait deviner au lecteur ce qui pourrait constituer l’essence de l’esprit sociologique au-delà de ses formes instituées dans la recherche académique. Cependant, encore une fois, la mise en exergue de cette essence laisse insastifait. L’ouvrage de Lahire n’en demeure pas moins souvent riche et didactique, porteur d’une éthique et indice d’un « esprit », mais la question soulevée par son titre reste à traiter. L’esprit est évoqué, invoqué, mais jamais révélé.

Bernard Lahire, « L’esprit sociologique », Paris, Éditions La Découverte, [2005] 2007, 435 p., 14 €.

Résumé

Dans un contexte où les critères de légitimité des sciences sociales ont pu sembler remis en question dans le monde académique, ainsi lors de la consécration de la thèse d’Elisabeth Teissier, Bernard Lahire a souhaité exposer sa conception de la sociologie dans un recueil d’articles de réflexion sur la production de la connaissance sociologique, notamment ...

Bibliographie

Notes

[1] Lahire retient deux aspects. Le premier : « l’individu est le produit de multiples opérations de plissements (ou d’intériorisation) et se caractérise par la pluralité des logiques sociales qu’il a intériorisées. Ces logiques se plient toujours de façon relativement singulière en chaque individu, et l’on retrouve donc en chacun de nous l’espace social à l’état froissé ». Le second : « le “dedans” (le mental, le psychique, le subjectif ou le cognitif) n’est qu’un “dehors” (formes de vie sociales, institutions, groupes sociaux) à l’état plié. Une telle analogie permet de donner à comprendre qu’il n’existe pour les individus aucune sortie possible du tissu social : les fibres qui se croisent et forment chaque individu relativement singulier ne sont autres que les composants du tissu social ».

Auteurs

Hélène Delahaye

Hélène Delahaye est doctorante en sociologie à l’Université Paris Est ― Marne la Vallée ; Laboratoire Ville Mobilité Transports (Lvmt). Elle prépare une thèse sous la direction de Frédéric de Coninck, en collaboration avec la Mission Recherche de La Poste, sous forme de Convention Industrielle de Formation par la Recherche (Cifre). Elle travaille sur l’évolution des services proposés en bureau de poste en analysant le rapport entre les différentes représentations du client au sein de La Poste et la réalité de la diversité de leurs modes de vie caractérisée par la diversité des pratiques spatio-temporelles quotidiennes.

Yves Jouffe

Yves Jouffe est Docteur en sociologie, Université Paris Est, Laboratoire Ville Mobilité Transports (Lvmt). Il vient d’achever une recherche doctorale sur la mobilité quotidienne des travailleurs précaires, essentiellement des intérimaires peu qualifiés de la restauration collective en grande banlieue parisienne. Il s’intéresse aux systèmes de rationalité sous-jacents à leurs tactiques de mobilité, dans la mesure où celles-ci s’inscrivent dans des stratégies de long terme et où elles sont contraintes par des difficultés concrètes dans le cours du déplacement. Il va éprouver, à Santiago du Chili pendant deux ans, ses résultats sur l’importance des conditions de logement vis-à-vis de l’engagement dans différents types de projets et de mobilité.

Partenariat

Sérendipité.

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