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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La stratocratie, ou la tentative de guerre totale dans la pensée politique de Castoriadis.

Castoriadis, Cornelius. 2016. Guerre et théories de la guerre. Écrits politiques. 1945-1997, VI. Paris : Éditions du Sandre.

Cornelius Castoriadis est connu pour être un penseur de l’autonomie et de la démocratie, comme en témoigne l’abondance de travaux portant sur ces notions (David 2001) (Caumières, 2007) (Profumi 2010). Cornelius Castoriadis décrit les fondamentaux de la démocratie radicale, projet formulé historiquement dans toute son ampleur dans la société athénienne du Ve siècle av. J.-C. Son œuvre ne se borne pas uniquement à décliner dans l’histoire différentes versions de la notion d’autonomie, elle recèle également une autre dimension, qui est la pensée de la signification ontologique de la guerre.

L’ouvrage rassemblant plusieurs publications de Cornelius Castoriadis sur la guerre permet en réalité d’aborder les caractéristiques des imaginaires politiques belliqueux, c’est-à-dire des imaginaires qui privilégient l’investissement dans des systèmes de défense performants (techniques, logistique humaine, programmes d’entraînement). Selon Castoriadis, il existe des cultures politiques qui favorisent une tendance impérialiste (Castoriadis 1979). Ces cultures politiques regroupent des sociétés en proie à la bureaucratisation, fabriquant une séparation totale entre les individus qui donnent des ordres et ceux qui les exécutent. Il faut rappeler que l’engagement politique de Castoriadis est lié à la prise de conscience de l’absurdité de la participation à la guerre, comprise comme entreprise de surenchère des sociétés bureaucratiques ; ces dernières partagent la même ambition consistant à imposer et à répliquer un système d’exploitation sociale par une oligarchie. Il a émigré en France, en 1945, pour fuir la situation de guerre civile en Grèce qui a vu s’affronter des régimes bureaucratiques totaux et des régimes bureaucratiques fragmentés. Rappelons que la bureaucratie caractérise une forme de socialisation dans laquelle les personnes qui dirigent et prennent des décisions sont séparées de celles qui les mettent en œuvre. Castoriadis classait les régimes de l’Est parmi les bureaucraties totales, tendues vers l’extrême séparation des tâches, et les régimes de l’Ouest parmi les bureaucraties conservant quelques édifices de libertés publiques. Castoriadis percevait dans la guerre froide une concurrence entre deux formes de socialisation visant le même résultat, à savoir l’extension du capitalisme bureaucratique (Castoriadis 1990b, p. 51). Cette forme ontologique de socialisation repose sur une contradiction organisationnelle, puisqu’il faut une communication minimale entre ceux qui émettent ces décisions et ceux qui les exécutent, cette séparation ne pouvant être radicale sous peine d’aboutir à des décisions irrationnelles et totalement détachées de la réalité du travail. Castoriadis a posé ce diagnostic fondamental dès le début de son parcours militant au sein du groupe Socialisme ou Barbarie, qui s’est constitué comme une scission de la Quatrième Internationale en 1948 avant de s’affranchir définitivement des canons trotskystes.

Notre hypothèse, fondée sur la lecture de cet ouvrage, est que Castoriadis est surtout un penseur de la guerre (Premat 2010), un militant devenu expert de l’Union soviétique et ayant analysé la dégénérescence d’une société reposant sur une mystification profonde du socialisme. Si l’URSS est un cas d’école pour qui veut comprendre les stades de décomposition des significations imaginaires d’une société de plus en plus cynique, elle révèle également la pauvreté et les contradictions des régimes de l’Ouest qui ne conservent que quelques garde-fous et des libertés publiques résiduelles. Les premières réflexions sur le phénomène de la guerre froide au sein du groupe Socialisme ou Barbarie ont permis d’analyser (Desjardins 1988, p. 29) les évolutions des régimes bureaucratiques ; cependant, l’élaboration du concept de stratocratie a généré un vif débat, notamment sur les données utilisées pour rendre compte de l’importance du complexe militaro-industriel soviétique au début des années 1980. En l’occurrence, la stratocratie ramenait, selon Castoriadis, la guerre à un processus ultime de mise à mort d’un imaginaire social et politique. L’édition récente de cet ouvrage ajoute certains textes élucidant la réflexion polémologique de Castoriadis sur la relation entre la guerre et la décomposition des significations imaginaires.

Le difficile renouveau de la soviétologie.

Le groupe Socialisme ou Barbarie était à l’origine une scission, à l’intérieur de la Quatrième Internationale et du Parti Communiste Internationaliste, pour contester, de manière plus radicale, l’interprétation des évolutions de l’URSS et la signification fondamentale de la guerre froide. Selon Socialisme ou Barbarie, l’URSS n’était pas simplement victime d’une dérive de la bureaucratie stalinienne, elle en était la création même. L’URSS a instauré la domination d’une nouvelle couche bureaucratique sur le reste de la société et, pour le groupe Socialisme ou Barbarie, prétendre que la révolution russe pouvait être sauvée par un simple changement de cap politique était une grave erreur de diagnostic. Les thèses de ce groupe, qui a fondé une revue du même nom, ne furent pas audibles au sortir de la guerre. En France, l’échiquier politique était dominé par le PCF, avec près de 30% des voix lors des diverses élections politiques organisées, le stalinisme y connaissait ses heures de gloire avec la construction du mythe du partisan qui s’est battu pour libérer le monde du fléau nazi (Premat 2004, p. 109). Les réponses politiques apportées au stalinisme étaient totalement insuffisantes, selon les membres du groupe Socialisme ou Barbarie, qui voyaient une faiblesse et une complicité dans la réflexion du trotskysme envisageant l’URSS comme un État ouvrier dégénéré. La Seconde Guerre Mondiale a été précédée d’un pacte de non-agression, en 1939, entre deux puissances aux projets politiques et sociaux opposés, mais qui en réalité se sont édifiées sur une idéologie belliqueuse. Sans entrer dans la discussion des thèses d’Hannah Arendt sur le système totalitaire (Arendt 1973), Castoriadis et les membres du groupe Socialisme ou Barbarie ont proposé une analyse des circonstances de la guerre froide (Castoriadis 2016, p. 75), à savoir la rivalité d’organisations sociales bureaucratisées à des stades différents. Cette pensée de la guerre froide a fait de Socialisme ou Barbarie un groupe et une revue à part au sein du paysage intellectuel de la gauche politique radicale en France. Castoriadis a poursuivi cette analyse, en mettant en évidence l’une des plus grandes mystifications de l’époque, à savoir le prétendu socialisme du régime soviétique. Il a ainsi consacré de nombreux travaux à cette question, en étudiant de manière continue, au sein de la revue Socialisme ou Barbarie, les évolutions du régime soviétique. Robert Desjardins, dans son analyse des études soviétologiques en France, a classé Castoriadis dans la tradition marxiste aux côtés de Naville et de Bettelheim, en oubliant la rupture radicale opérée avec le marxisme dans les années soixante (Desjardins 1988, p. 27). C’est en tant que militant révolutionnaire que Castoriadis s’est intéressé aux études soviétologiques, pour pouvoir étayer ses thèses sur l’émancipation du prolétariat.

Ainsi, tous les numéros de la revue Socialisme ou Barbarie, entre 1949 et 1965, ont traité de l’évolution de ce régime et de la guerre froide (Premat 2016, p. 504). Le numéro 22, publié au cours du trimestre juillet-septembre, contenait une publication sur « Le réveil des intellectuels et étudiants en URSS », le numéro 34 (mars-mai 1964) comportait un article sur « l’éducation sexuelle en URSS » et un autre encore titré « Accélération et contradictions du dégel en URSS », enfin le dernier numéro (40), entre juin et août 1965, avait un article intitulé « Bureaucratie dominante et esclavage politique » (Premat 2016, p. 505). Pour ce groupe politique de l’extrême-gauche radicale, la tâche était immense, car il s’agissait de savoir si on pouvait réutiliser les mots « socialisme » et « démocratie » pour réaliser l’émancipation du prolétariat (Lefort 1971, p. 98). La situation internationale était également commentée de très près par les membres de Socialisme ou Barbarie, car l’intime conviction était que la guerre froide était la conséquence d’une concurrence entre bureaucraties. Le prolétariat n’avait aucun intérêt à s’impliquer pour sauver un quelconque régime bureaucratique contre un autre. Alors que Castoriadis posait la question de l’émancipation du prolétariat au sein du groupe Socialisme ou Barbarie, il n’a commencé à s’intéresser de manière plus spécifique au champ de l’autonomie que dans les années soixante. Selon lui, il existait ainsi des imaginaires politiques et sociaux pouvant favoriser l’émergence d’individus autonomes et, au contraire, des imaginaires proposant d’emblée une socialisation autour de principes hétéronomes. Selon Castoriadis, les régimes bureaucratiques sont per se belliqueux, c’est-à-dire qu’ils utilisent la guerre comme moyen de justification de leur existence. Le capitalisme repose sur

« l’accélération de la concentration verticale et horizontale imposée par le besoin d’un contrôle et d’une réglementation de plus en plus complets de sources de matières premières et des marchés, aussi bien intérieurs qu’extérieurs ; l’extension de l’appareil militaire, l’échéance de la guerre totale et la transformation graduelle de l’économie de guerre permanente » (Castoriadis 1990a, p. 153).

La guerre est nettement corrélée, chez Castoriadis, à cette course au leadership dans le monde.

L’époque de la fin des années 1970 est marquée par les nombreux débats sur le totalitarisme et l’épuisement des idéologies classiques. La soviétologie prenait un tour nouveau, sous l’impulsion d’une critique radicale du totalitarisme répandue dans les milieux conservateurs et de la gauche critique. Érik Neveu a montré comment un discours soviétologique spontané avait émergé avec la reconstruction d’une position continuiste entre le tsarisme et le stalinisme, alors que le système totalitaire était une création sociale inédite (Neveu 1992, p. 65). Les travaux de Castoriadis sont à approfondir dans cette perspective, le commentaire ne peut être hâtif et se réduire à une forme de « kremlinologie » (Castoriadis 2016, p. 87), c’est-à-dire une analyse limitée aux effets de révolution de palais de la bureaucratie soviétique. En outre, un débat avait eu lieu entre Castoriadis et l’historien Alain Besançon sur la nature du régime soviétique à la fin des années 1970 (Besançon 1980). Selon le premier, l’URSS avait connu un tournant radical en investissant la totalité de son effort dans l’armée, alors que le second décelait plutôt l’affirmation de plus en plus forte de la domination idéologique du Parti communiste. Pour Besançon, le Parti communiste tentait de reconquérir un imaginaire politique fortement endommagé, tandis que pour Castoriadis, l’armée était devenue le corps social dans lequel les individus briguaient des carrières militaires au service de la force pour la force (Castoriadis 2016, p. 93). L’armée n’était pas ici conçue comme une organisation centrée sur des soldats et des officiers, elle était fondamentalement

« un appareil technico-bureaucratico-industriel immense, où le côté technico-industriel est de plus en plus accentué. Y être un « bon officier », ce n’est pas veiller à l’état impeccable des paquetages de la compagnie, ni mener les soldats au combat revolver au poing. C’est participer, en fonction d’une spécialisation et d’une qualification techniques, à la gestion d’un immense multi-trust, qui englobe d’innombrables activités, lesquelles doivent constamment être coordonnées » (Castoriadis 2016, p. 95).

Dans sa critique, Cornelius Castoriadis a dénoncé implicitement la cécité d’Alain Besançon en décrivant la modernisation bureaucratique de l’appareil militaire russe. Le régime russe n’a plus d’idées, le langage a été subverti et il ne subsiste que la pure instrumentalité au service de la force.

« En vérité, parler d’ »idéocratie » à propos du régime russe, c’est, sans s’en rendre compte, participer de la même entreprise de corruption radicale du langage sur laquelle vit le communisme, c’est s’en faire, sans le vouloir et savoir, complice » (Castoriadis 2016, p. 296).

Le rejet du terme d’idéocratie s’inscrivait au sein d’une controverse, parmi les soviétologues, pour savoir si une nouvelle grille de lecture devait être appliquée à l’évolution du régime soviétique à la fin des années 1970. Pour Besançon, l’idéocratie signifiait que le Parti communiste tentait de maintenir sa domination idéologique et sociale en demeurant au centre de la société soviétique (Backes et Kailitz 2016). Castoriadis accusait Besançon d’être prisonnier du double langage de l’URSS, qui conservait vis-à-vis de l’extérieur une mystification classique (la nécessité du socialisme) alors que ces références n’avaient plus aucune consistance à l’intérieur de la société soviétique (Castoriadis 2016, p. 300). Dans la mesure où les mots ne renvoyaient qu’à une conception privée du langage, l’évolution soviétique impliquait que l’on s’intéressât au cynisme qui en découlait.

« La rhétorique russe (et plus généralement communiste) garde, certes, de grandes parties du vocabulaire marxiste. Mais ce n’est pas cela qui en fait ou pourrait en faire une « idéologie ». Pour qu’un vocabulaire porte une idéologie, il faut tout simplement que les vocables gardent un certain rapport (non totalement arbitraire) avec les idées. Rien de tel avec le vocabulaire russe/communiste » (Castoriadis 2016, p. 293).

La société russe connaissait, au début des années 1980, un rapport de désinstitution au langage, c’est-à-dire que les mots ne renvoyaient pas à un usage conventionnel, mais à des signifiants arbitraires. Pour illustrer cette optique de désinstitution, nous pouvons parler de l’écrivain Bernard Quiriny, qui en a fourni récemment un exemple avec sa nouvelle « Quiproquopolis (Comment parlent les Yapous) », où la langue imaginaire yapou est analysée par un narrateur ethnologue.

« Écrivons-le en toutes lettres : le quiproquo et le malentendu sont, avec la guerre tribale et l’anthropophagie, les quatre piliers de la société yapou. Les ethnologues auront beau dire qu’il n’est pas possible qu’une société s’édifie ainsi sur la base du quiproquo – de même qu’il est impossible qu’un groupe humain se perpétue si les rapports hétérosexuels y sont interdits (il s’éteindrait naturellement au bout d’une génération) – , je n’en maintiens pas moins mon affirmation : la société yapou est fondée sur le malentendu et les Yapous s’efforcent en toutes circonstances d’en provoquer autant que possible » (Quiriny 2008, p. 77-78).

Cette illustration littéraire essaie d’imaginer un fonctionnement social reposant sur une équivocité permanente, due à l’usage constant de quiproquos et de propos contradictoires. La société soviétique des années 1980 a abandonné la recherche de sens, les mots n’avaient plus aucune référentialité signifiante, d’où la violence dans sa forme la plus pure, puisqu’elle correspondait au règne de l’arbitraire. Castoriadis s’intéressait à la guerre comme reflet de la décomposition d’un imaginaire politique et social. La seule chose qui comptait en URSS dans les années 1980 était de s’investir dans le stade ultime de la bureaucratisation que constituait la sphère militaire. Pour celui qui voulait faire carrière, il s’agissait d’épouser les intérêts de cette caste et d’utiliser un langage bureaucratique, même lorsque ce dernier changeait constamment de sens. Le lecteur familier des thèses de Castoriadis sait très bien que les analyses de Castoriadis fonctionnent avec un effet de miroir inversé. À l’Ouest aussi, si l’effort ne porte pas toujours sur les appareils militaires classiques, les lobbies et les grands groupes financiers sont des formes bureaucratiques manipulant les signifiants, ne serait-ce que par le marketing et la publicité (Castoriadis 1996, p. 99).

L’intuition sociologique de la stratocratie.

Selon Castoriadis, il est indispensable d’étudier l’évolution du régime social russe en se livrant à un exercice sociologique pour comprendre les motivations des individus de cette société. Les conditions social-historiques sont à élucider pour comprendre le recours à des actes belliqueux.

« Les guerres ne se font pas entre hommes (pas plus qu’elles ne sont la confrontation de « deux volontés »). Les guerres se font entre sociétés globales. Elles dépassent le simple fait militaire même lorsqu’il s’agit de sociétés vivant sous le même type de régime social-historique ; infiniment plus, quand elles mettent aux prises des sociétés et des régimes différents » (Castoriadis 2016, p. 144).

Castoriadis avait utilisé le terme de stratocratie pour indiquer un déplacement de la bureaucratie vers la sphère de l’armée qui prenait en charge le sens global de la société russe. Cela signifiait qu’un nouveau type anthropologique correspondait à ce type d’évolution. Pour réussir et faire carrière dans la société russe de la fin des années 1970, il fallait obligatoirement pouvoir se tourner vers la bureaucratie militaire et se faire coopter dans ce type de hiérarchie. L’armée concentrait les efforts de promotion sociale, le Parti communiste ayant perdu cette prérogative. La vocation des individus russe était, à cette époque, de tout faire pour pouvoir intégrer cette bureaucratie (Castoriadis 2016, p. 310). Cette société était, selon Castoriadis, en réalité au bord de la rupture, puisqu’il ne pouvait y avoir de normes collectives ni de valeurs communes permettant de tenir ensemble les individus (Castoriadis 2016, p. 328). Alors qu’à l’époque stalinienne, il existait une méfiance à l’égard de l’armée (Castoriadis 2016, p. 335), cette dernière fut la seule à réussir sa modernisation. Castoriadis a apporté des analyses éclairantes sur les résistances, au sein de la société soviétique, à la constitution de cette nouvelle caste. Par exemple, Malenkov, l’allié historique de Staline, fut le dernier à vouloir s’opposer au développement de l’industrie lourde pour encourager la consommation et l’émergence des secteurs civils (Castoriadis 2016, p. 337). En l’occurrence, cette oscillation entre le passage à la société de consommation et le développement de l’industrie lourde fut discutée lors des Congrès successifs du Parti communiste (Castoriadis 2016, p. 341). Du point de vue de la bureaucratie soviétique, les commissaires politiques avaient de plus en plus de mal à commander des militaires formés, le décalage étant tel que les militaires s’étaient emparés des pôles de décision face à la médiocrité des bureaucrates classiques, l’idéologie du Parti n’arrivant plus à asseoir la légitimité des cadres. Cette évolution interne était essentielle, au moment où la course aux armements requérait une innovation technologique permanente et une spécialisation des tâches. Castoriadis propose une nouvelle démarche historiographique, consistant à ne pas simplement regarder les faits ni à essayer de repérer des catégories traditionnelles (nombre de maréchaux, rapports de force entre les cadres du Parti et les cadres de l’armée), alors que la bureaucratisation de la société russe était entièrement tournée vers l’extension de la sphère militaire (Castoriadis 2016, p. 345).

« Ce qui ne peut pas être vu, alors, c’est que nous avons devant nous un nouveau type de société, en train de se faire, une création social-historique […] Si l’on regarde ce qui compte dans la grande réalité historique et non pas les organigrammes, ce qui émerge en Russie, c’est une stratocratie – qui n’a rien à voir avec le « bonapartisme », le règne des prétoriens, les dictatures militaires latino-américaines, etc. » (Castoriadis 2016, p. 348).

L’essai s’achève sur la nouveauté que représente la stratocratie, qui se distingue d’un régime militaire. Elle représente à la fois un stade avancé de l’évolution de la bureaucratisation russe et une nouvelle forme social-historique. La publication de la deuxième partie de l’essai, qui était annoncée par Castoriadis, apporte un éclairage nouveau sur le sens de cette forme social-historique. La stratocratie devient une forme social-historique extrême des régimes bureaucratiques, où seul le règne de la force compte, dans la mesure où les autres significations imaginaires ne sont plus partagées par les individus. Comment peut-on avoir encore un régime social sans qu’il y ait de valeurs ni de normes communes ?

La guerre comme projet global ?

L’investissement dans la guerre correspondrait à une mutation dans l’imaginaire social. Les « Matériaux pour Devant la guerre, 2 » nous éclairent sur cette conception.

« Donc, dans son organisation du monde, toute institution de la société doit tenir compte, et doter de signification, aussi ce fait : que d’autres sociétés existent, portant et portées par d’autres organisations du monde, d’autres normes, d’autres valeurs. Elle doit aussi, évidemment, régler dans la pratique la question de sa coexistence avec ces autres sociétés » (Castoriadis 2016, p. 370).

Castoriadis y dévoile une véritable philosophie de la guerre, posant de manière ontologique la confrontation de projets de société. Pour lui, une société organise un monde, elle rassemble des perceptions, elle élabore des normes qui fonctionnent comme des repères innés et dotés de sens pour l’ensemble des sujets de cette société. Pour les sujets, la remise en question fondamentale d’une société est une entreprise difficile, car elle supposerait que d’autres normes soient posées comme conditions du vivre-ensemble.

« Une chose paraît à la fois évidente a priori et massivement confirmée par le matériel historique : il est pratiquement exclu qu’une société donnée place les autres au même plan de valeur qu’elle-même » (Castoriadis 2016, p. 370).

Il s’agit presque d’une démonstration par l’absurde d’un fait constitutif des sociétés. Les sujets acceptent les significations imaginaires données et ne peuvent les remettre en question directement ; l’inversion des valeurs génère un état d’instabilité. Pouvons-nous adorer un dieu qui serait le diable, ce qui est défini comme le bien pourrait-il être le mal ? Si on brise la clôture des significations imaginaires, par quelles valeurs allons-nous remplacer celles auxquelles nous adhérions un minimum, de manière inconsciente ? En d’autres termes, pour l’auteur, une société pose des principes qu’il s’agit régulièrement de réinstituer et de représenter via des symboles ou des rituels mémoriels. L’ontologie est d’emblée social-historique, puisque cette société a naturellement tendance à penser que ses principes sont les meilleurs.

« Pour que l’institution d’une société particulière puisse tenir et se tenir face aux autres sociétés qu’elle rencontre, pour qu’elle puisse maintenir l’assertion non seulement de son identité, mais de son unicité – autrement dit, défendre sa clôture – elle est irrésistiblement portée à affecter les autres d’un signe négatif, moindre valeur, absence totale de valeur, anti-valeur » (Castoriadis 2016, p. 371).

Cette phrase est essentielle, car elle pose la question de la concurrence des projets social-historiques. Au nom de quoi pourrait-on dire que les valeurs d’une société sont supérieures à celles d’une autre ? L’identité sociale n’est pas posée en soi, elle est affirmée comme mode de socialisation préféré à d’autres, elle est différenciation assumée. Cela rejoint des positions classiques de Castoriadis, sur la xénophobie et le racisme (Castoriadis 1990c, p. 25-38) (Castoriadis 1999, p. 239-260) qui ont des raisons psychiques (la monade psychique repliée sur elle-même refuse fondamentalement l’altérité) et sociales (les êtres partageant la même socialisation se sentent investis des meilleures valeurs sociales). Dans ce contexte, la guerre peut être investie comme une manière d’étendre un projet social à d’autres territoires et populations, elle peut être également due à une concurrence entre des projets sociaux ayant pour objectif une croissance illimitée de leurs moyens de production. Grâce au développement des thèses sur l’institution imaginaire de la société (Castoriadis 1975), Castoriadis pense l’investissement guerrier comme révélateur d’une déliquescence des significations imaginaires. La dernière question de son œuvre concernait la mort des significations imaginaires et finalement la mort d’un projet de civilisation.

À partir du moment où le diagnostic d’une différence formelle entre les régimes de l’Est et de l’Ouest avait été posé, la concurrence entre les régimes soviétique et américain ne pouvait plus apparaître comme le combat entre des régimes libres et des régimes dictatoriaux. La guerre froide est en réalité un projet de mondialisation bureaucratique à l’œuvre, se traduisant par une conception concurrentielle de l’économie, avec la garantie d’une domination sociale effective d’un petit nombre. Cette conception rejoint largement les positions de Noam Chomsky, lorsqu’il montre systématiquement la manière dont les États-Unis assurent par l’effort guerrier une forme d’expansionnisme économique (Chomsky 2017, p. 272). « L’institution hétéronome de la société est consubstantielle à la clôture des significations qu’elle incarne » (Castoriadis 2016, p. 369), ce qui signifie que les sociétés hétéronomes, par manque de lucidité, sont repliées sur cette clôture, aveuglées sur leur propre fonctionnement.

Le concept de stratocratie devient extrêmement précieux pour comprendre en profondeur le système totalitaire (Castoriadis 2016, p. 386). La stratocratie permet à Castoriadis de décrire la guerre comme un projet global de société, engageant l’ensemble de celle-ci. Certes, les événements ne lui ont pas entièrement donné raison sur l’évolution du régime soviétique (Castoriadis 2016, p. 523), mais le concept est opératoire pour décrire la tendance de certaines sociétés bureaucratisées à se replier sur cette dimension belliqueuse. Les décisions de la bureaucratie russe sur l’investissement dans l’appareil militaro-industriel remontent aux années 1960, ce qui prouve que cette évolution n’était pas contingente ni circonstanciée, mais qu’elle répondait bien à un projet formulé et intériorisé par les cadres soviétiques (Castoriadis 2016, p. 440).

Cet ouvrage n’a pas qu’une utilité éditoriale pour l’érudit qui souhaiterait avoir un accès à la pensée politique de la guerre de Cornelius Castoriadis. Il permet de corriger une réception désastreuse de l’essai Devant la Guerre, publié au début des années 1980. Cet essai avait suscité une polémique assez dure, les analyses stratégiques de Castoriadis étant considérées comme inacceptables en raison de la partialité des sources (Raynaud 1983). Si ce travail empirique avait été raté, les intuitions sociologiques demeuraient pertinentes. Le fait d’ajouter des éléments complémentaires pour le second ouvrage annoncé sur ce thème est infiniment précieux, car cela permet d’affiner la relation entre la guerre comme projet de croissance illimitée et la bureaucratisation des sphères sociales. Castoriadis avait pensé, à tort, que le poids des dépenses militaires en URSS signifiait que la puissance militaire soviétique était in fine supérieure à la puissance américaine, même si la relecture attentive de son essai montre une précaution méthodologique plus forte que ce que les critiques lui reprochaient (Coutau-Bégarie 1981, p. 963). L’URSS s’est lancée dans une course à l’armement et tout son effort social s’est concentré sur la valorisation de la guerre comme projet social, avec l’armée devenant un corps social bureaucratique assumant l’ensemble du projet politique soviétique. Au-delà de l’analyse de la guerre, ce qui avait retenu l’attention de Castoriadis était l’idée selon laquelle une société décline en dés-nstituant ses propres significations. Dans le cas soviétique, le cynisme brutal de la phase stratocratique est à relier au fait que le langage lui-même ne signifie plus rien. La perversion des signifiants fait que ce régime ne s’engage plus que dans le culte de la force pour la force, incapable de redéfinir un projet global avec de nouvelles significations. Certes, aucun régime social n’accepterait son propre déclin, mais pour l’observateur extérieur, ce dernier apparaît lorsqu’il y a désarticulation des significations imaginaires. Plus une société se décompose, plus elle a tendance à miser sur une attitude belliqueuse. L’ouvrage rassemblant plusieurs écrits politiques de Castoriadis sur la guerre permet de montrer que cette dernière était devenue un projet global à la fin de la guerre froide ; la pensée du totalitarisme politique retrouve ainsi une certaine vigueur, à la lumière des raisonnements apportés par les réflexions préliminaires de Castoriadis qui servent de prototype au second tome de Devant la Guerre. Il serait certainement intéressant de critiquer ces thèses à partir de l’examen des archives de l’URSS, que ce soit par l’intermédiaire du Centre Russe de Conservation et d’Étude des Documents d’Histoire Contemporaine, les Archives d’État de la Fédération de Russie ou via les archives du Parti de la région de Smolensk (Werth 1999, p. 82).

Résumé

La publication des écrits politiques de Castoriadis sur la guerre donne un éclairage rétrospectif sur les polémiques du début des années 1980, portant sur l’évolution du régime soviétique. Castoriadis y avait été critiqué sur les données stratégiques utilisées pour proposer le concept de stratocratie. Néanmoins, ces écrits renouvellent la pensée du totalitarisme politique, en montrant que la guerre était devenue à cette époque un projet global de société. La course aux armements ne répondait pas à une évolution de circonstance, elle était due à un projet de société totalement tourné vers l’effort de guerre depuis des années.

Bibliographie

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