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Sérendipité.

Slam.

Image1Le slam est un genre artistique populaire, caractérisé par la performance scénique d’une personne qui vient clamer ses textes, éventuellement sur un fond musical. Le mot est issu de l’argot américain : venant de l’expression « to slam a door » (claquer une porte), il pourrait signifier l’impact quasi physique qu’ont les mots sur le public. Le slam serait « né en 1984[1] lorsque Mark Smith[2], ouvrier[3] en bâtiment et poète[4], mit en place un jeu de poésie dans un club de jazz[5] à Chicago[6] », affirme l’auteur inconnu qui a rédigé l’article « slam » dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Aujourd’hui, le genre est pratiqué un peu partout dans le monde. Et en France, il semble très vivace, si l’on en juge l’ampleur et le nombre des scènes, manifestations, festivals, qui lui sont dédiés. Pourtant, on trouve encore peu d’études ethnologiques ou ethnomusicologiques qui lui soient consacrées…

En guise d’introduction à l’étude de cet objet, je livre ici quelques réflexions brutes tirées de mes observations lors d’un soirée slam organisée il y a six mois dans un café du 11e arrondissement.

La salle est sombre, éclairée par des bougies qui ornent chaque table où le public vient s’asseoir. Ce public est essentiellement constitué de « Blacks » ou « Reunois », de quelques « Reubeus » et de rares « Céfrans », suis-je tenté de dire en employant le langage d’usage dans ce lieu. Au fond, une scène, très éclairée. La soirée est animée par une chanteuse, les cheveux en chignon, en robe « chinoise », accompagnée d’un trio de musiciens, plutôt professionnels (basse, batterie, mauvais piano électrique mais bon pianiste). La chanteuse est là également pour « meubler » entre chaque spectacle : elle plaisante avec le public, elle chauffe la salle, elle supporte les gens qui montent sur la scène. Le principe de la soirée est à la fois intéressant et sympathique : tout le monde peut monter sur scène. Mais en réalité, on assiste à une subtile combinaison où se mêlent des professionnels (pas ou pas encore très connus du grand public) qui font un showcase ― petit concert de deux ou trois morceaux pour présenter un disque qui vient de sortir ― et des amateurs, qui se lancent pour la première fois.

À la fois musicien (de jazz) et néophyte en la matière (c’est ma première soirée « slam »), je suis saisi par les contrastes entre intervenants, et impressionné par la qualité de certains textes ou le niveau de certains musiciens ou chanteur/se/s… Mais qu’est-ce qu’une prestation de « qualité », ici ? Pour l’observateur qui débarque, certains petits faits prêtent en effet à sourire, tant ils ont à voir avec un art mettons « populaire » (voire « naïf ») et très éloigné des représentations que l’on peut se faite de l’Art avec un grand A : ainsi ce jeune qui vient slammer pour la première fois, et qui garde son sac à dos sur scène… Tel autre qui lui aussi n’est jamais monté sur une scène, et dont les textes sont désarmants de simplicité : « Je regarde le ciel / Et il fait beau / Je regarde ma femme / On dirait une princesse » !

Mais à côté de ces tentatives guère plus convaincantes pour moi que pour le reste du public, semble-t-il, on voit que certains ont déjà de la bouteille ― et ils impressionnent. Le texte du slammeur consiste généralement en un poème autobiographique, sur le ton de la plainte ou de la complainte : chez un intéressant poète qui expliquait qu’il avait, par ses origines, « le cul entre trois chaises » (Afrique, Antilles, France), j’ai entendu des références au blues, aux esclaves noirs, à Aimé Césaire, à la ségrégation sociale vécue au quotidien, à la vie dans les banlieues parisiennes. Sur fond de musique funk ou hip-hop, et en tout cas sur un rythme de type groove (c’est-à-dire soit binaire à quatre temps, soit de type shuffle, mélangeant binaire et ternaire, avec dans les deux cas accentuation de l’after-beat ―soit les 2e et 4e temps), le slammeur harangue le public comme le ferait un preacher noir américain (et comme l’ont fait avant lui beaucoup de performers, du blackface au musicien de free jazz, en passant par le bluesman) : il accentue et répète certains mots, suscite des réponses, des commentaires de la part du public, qui lui répond, qui siffle et commente voire ponctue la fin d’une strophe.

Au-delà de la façon de déclamer en égrenant les syllabes de façon très rythmique (on dit ici « chanter »), une ethnomusicologie complète de ce type de pratique musicale devrait prendre en compte la gestuelle et l’habillement. Les slammeurs professionnels semblent ici se distinguer des amateurs par un look plus travaillé, et qui correspond au style streetwear importé des Usa, via les clips vidéo et les musiques hip-hop, rap, R’n’B (à prendre dans une acception différente du rythmn’n’blues classique des années 1950 à 1970, mais qui en est en quelque sorte la continuation) : baskets et casquette (qui masque le regard), pantalon large trop grand de type baggy ou pantalon de survêtement, tee-shirt de taille xxl, bagues éventuelles. Il y a aussi une attitude générale, à la fois décontractée et provocante, qui caractérise le bon rappeur/slammeur, attitude qui témoigne d’un style de vie, dont le concert n’est qu’une composante. Voici par exemple la prestation impressionnante d’un artiste déjà très avancé dans la pratique de son art : alors que la chanteuse lance le départ d’une tournerie musicale et demande à la salle qui veut venir « caler ses paroles sur la musique », une voix forte se fait entendre du fond de la salle : « Ah ouais, c’est bon, ça, c’est bon… Ouais, garde ça, c’est bon… » Le rappeur a débarqué d’on ne sait où, et avant même qu’il soit sur scène, il est déjà dans la performance. Pourquoi est-il tout de suite si bon, pourquoi capte-t-il instantanément l’attention de tous, alors que celui qui trouvait sa femme belle « comme une princesse » semblait surtout bénéficier de la largeur d’esprit du public ? J’avancerai, à titre d’hypothèse, qu’il y a chez celui-ci un ton, un engagement dans la voix, une conviction qui emportent l’adhésion : puisqu’on est dans la harangue, l’essentiel est que le slammeur doit y croire. Le showman en question avait des textes parfois raffinés, parfois plus naïfs (« Je me souviens des bons et mauvais délires » revient comme un refrain) : il raconte lui aussi sa vie, depuis « la première fois où j’ai vu la neige » jusqu’à sa séparation d’avec la femme qu’il a aimée… Il y a dans tout cela de tels accents de sincérité que le public est conquis, tout le monde se met à crier pour ponctuer la fin des couplets, avant que ne revienne le refrain. Sa gestuelle, sur scène, rappelle celle des rappeurs américains : notamment par sa façon de marquer le rythme avec ses bras, qu’il lance en avant l’un après l’autre, la main à moitié ouverte, l’index tendu vers le bas. Tout, chez ce personnage, est dans l’attitude : le rap est aussi un théâtre, dont la performance sur scène constitue certes un point nodal, mais dont l’attitude est affichée en permanence… On s’en rend compte à la fin du morceau, qui se conclut de façon surprenante mais brillamment théâtrale : après avoir surchauffé la salle, le rappeur indique par un « Merci Paris » un peu prétentieux, scandé haut et fort que son morceau est fini, et il quitte immédiatement la scène sous les acclamations. Mais alors qu’il pose un pied hors de la scène, son téléphone portable se met à sonner : et là, il répond prestement, et répond même très fort, pour que tout le monde en profite : « Allo ? Ouais, yo, man ! De quoi ? Ouais, je sors d’un concert, là, attends… » Et il s’éloigne ainsi, toujours en représentation, toujours dans la parole, se faufile dans le public vers la sortie, sous les acclamations cette fois hilares ! Il montre par là, me semble-t-il, (même si c’est plus ou moins conscient) que son slam correspond avant tout bel et bien à une attitude, qui dépasse le strict cadre de la scène.

La soirée continue à un rythme endiablé : après la reprise d’un vieux standard de jazz en duo, « Body and soul » (qui ne semble pas du goût des trois « cailleras » à ma droite), un chanteur très soul reprend un vieux standard de rythm’n’blues et sa façon de chanter, tout comme sa gestuelle (encore l’usage des mains) rappellent une lignée qui va de Otis Redding à Marvin Gaye et Lionel Ritchie… Puis une chanteuse vient présenter son dernier disque : réincarnation d’une Aretha Franklin, elle est flanquée de deux choristes qui ponctuent ses paroles (françaises) par des interjections, des commentaires ou des répétitions : on pense là aux Supremes, aux choristes d’Aretha ou de Ray Charles. Ses paroles sont encore très autobiographiques : quand cessera-t-elle de passer « de bras en bras », quand pourra-t-elle oublier la violence de sa banlieue, la défonce ? Là aussi, la conviction est au rendez-vous. Débarque alors sur scène une jeune femme enceinte, pour un solo étrange au saxophone soprano : elle joue faux et n’est pas accordée, mais curieusement elle arrive quand même à être un peu dans l’esprit du morceau (ça ne semble gêner personne, mais je frémis tout de même et me sens soulagé à la fin de son solo)… Vers 23h30, je quitte ce lieu, encore impressionné par certaines prestations, et avec l’impression d’avoir vécu un moment unique de performance « sur le vif », où les frontières habituelles, entre le savant et le populaire, le professionnel et l’amateur, le public et la scène, le chant et la parole, la musique et la chanson… sont franchement brouillées. Voilà donc un magnifique objet d’étude pour l’ethnomusicologie.

Image : « Slam’aleikoum », photo prise par Saskia Cousin, Café culturel de Saint-Denis, juin 2007.

Endnotes:
  1. 1984: http://fr.wikipedia.org/wiki/1984
  2. Mark Smith: http://fr.wikipedia.org/w/index.php
  3. ouvrier: http://fr.wikipedia.org/wiki/Ouvrier
  4. poète: http://fr.wikipedia.org/wiki/Po%C3%A8te
  5. club de jazz: http://fr.wikipedia.org/w/index.php
  6. Chicago: http://fr.wikipedia.org/wiki/Chicago

Résumé

Le slam est un genre artistique populaire, caractérisé par la performance scénique d’une personne qui vient clamer ses textes, éventuellement sur un fond musical. Le mot est issu de l’argot américain : venant de l’expression « to slam a door » (claquer une porte), il pourrait signifier l’impact quasi physique qu’ont les mots sur le ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Régis Meyran.

Régis Meyran est docteur en anthropologie sociale de l’Ehess, chercheur associé au Lahic (Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture), rédacteur fréquent (notamment les comptes rendus) à « L’Homme » et à « Gradhiva », journaliste à « Sciences Humaines », membre du comité de rédaction de « Matériaux pour l’histoire de notre temps ».

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