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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Religieux et politique au Maroc.

Rhani, Zakaria. 2014. Le pouvoir de guérir. Mythe, mystique et politique au Maroc. Leiden/Boston : Brill.

Image 1[1]Quelle place occupent encore les rituels de guérison dans la construction du pouvoir au Maroc ? De quelle manière les pratiques liées aux rituels de guérison interviennent-elles dans la formation de l’autorité mystique, politique et thérapeutique dans ce pays ? Comment se croisent le religieux — le rapport au surnaturel et à l’invisible notamment — et le politique — le rapport au temporel et à la royauté en l’occurrence — dans les interfaces sociales dédiées aux pratiques thérapeutiques ?

C’est à ces questions que répond l’ouvrage de Zakaria Rhani, Le pouvoir de guérir. Mythe, mystique et politique au Maroc. À partir d’une démarche fine et d’analyses approfondies des mythes en lien avec l’émergence de la sainteté/wilaya[1][2] dans des espaces spécifiques, le livre analyse les processus anthropo-historiques de l’enchevêtrement institutionnel, social et symbolique du pouvoir politico-religieux au Maroc à partir de la rencontre entre le roi et le saint. Plutôt que de partir d’une définition préconçue de ce que sont le mythe, le rituel et la sainteté, l’auteur s’intéresse à ce que la référence religieuse induit en termes de pratiques quotidiennes et de représentations du monde. À l’instar de l’anthropologue Abdellah Hammoudi — moins dans son Maîtres et disciples (2001) que dans son premier ouvrage La victime et ses masques (1988) —, Rhani paraît s’inscrire dans une démarche anthropologique qui se démarque tant d’une ethnologie qui sépare de manière rigide ce qui est sacré et ce qui est profane que d’une anthropologie purement culturaliste qui finit par assimiler la religion à de simples croyances et symboles.

Dès la préface, à partir d’une démarche reflexive, l’auteur montre la difficulté de l’étude de ce sujet marqué par des enjeux politiques et sociaux. L’étude de ces pratiques et des discours relatifs au religieux est porteur de sens et d’enjeux. En effet, travailler sur un sujet socialement et normativement stigmatisé comme la possession par les esprits djinns et les rituels de guérison qui les accompagnent est ardu : questionnement des proches quant à l’intérêt d’étudier ces « charlatans » ou suspicion d’espionnage, le chercheur se trouve confronté tant à l’incompréhension qu’à la méfiance de ses proches et collègues. Pour Rhani, cette difficulté provient également de son passage de biologiste dans un hôpital montréalais — ce qui représentait une fierté pour sa famille — à anthropologue dans son pays natal. L’auteur est en outre soupçonné d’être partie prenante d’un projet d’espionnage, manipulé par un État occidental, en l’occurrence le Canada qui finance cette recherche ; il est ainsi sollicité par ses proches de ne pas divulguer de secrets qui pourraient éventuellement nuire à son pays.

Selon Rhani, trois possibilités s’offraient à lui quant au choix de sujet : 1) travailler sur les différents rituels de guérison qui se pratiquent dans différentes régions ; 2) travailler sur un rituel précis et l’approfondir anthropologiquement ; 3) commencer avec l’étude approfondie d’un culte spécifique, tout en le comparant, par la suite, avec d’autres, dans le but d’entreprendre une analyse des structurations symboliques et sociopolitiques du culte en question. Rahni opte pour l’étude des pratiques culturelles à dimension sociopolitique bien localisées, qui donnent un sens global aux processus politico-religieux au Maroc. Ce qui, d’un point de vue méthodologique, exige de rallier le spécifique et le général, le local et le translocal, l’ethnographie et la comparaison. Le terrain choisi est le sanctuaire du saint Ben Yeffu, dans la région des Doukkala ; à travers l’exemple de ce sanctuaire, l’auteur entend analyser la relation entre le pouvoir de guérir, le mythe qui le fonde et l’histoire des processus politico-religieux au Maroc.

Mais, avant d’aborder l’ethnographie et les analyses qui en découlent, revenons à la question de la réflexivité, car elle est centrale pour saisir la posture de l’auteur vis-à-vis de son objet d’étude. Tant la préface que l’introduction sont construites sous la forme de réflexions portant sur la relation à soi et à l’autre ainsi que sur l’approche que doit réserver l’anthropologie à l’étude d’un culte dans son rapport à la question du pouvoir. L’anthropologue ne peut, en effet, échapper à des interrogations de cet ordre, en ce qu’elles impliquent des questionnements épistémologiques, méthodologiques, voire ontologiques. Être un anthropologue marocain au Maroc, explique Rhani, est compliqué quand il s’agit d’étudier des questions relatives aux mythes fondateurs de la sainteté et aux pratiques thérapeutiques, politiques et socioéconomiques qui y sont associées : les rapports entre l’anthropologue et son objet d’étude ainsi qu’avec ses interlocuteurs exigent en effet un travail de distanciation tant méthodologique qu’épistémologique ; si dans le cas de l’anthropologie at large/d’ailleurs, l’anthropologue cherche à s’approcher le plus possible du groupe étudié, dans le cas de l’anthropologie at home/proche, l’anthropologue doit construire, dans les pratiques et les approches, la distance nécessaire pour conserver une certaine neutralité analytique et interprétative.

La réflexion sur la posture de l’anthropologue « chez soi » a été antérieurement développée par l’auteur dans un article intitulé « Le saint et l’ethnologue : sur les voies de l’ethno-ascèse » (2009). Il y fait un détour sur sa formation initiale de biologiste et le regard que porte la société sur le décalage entre ses deux métiers : l’un estimé (être biologiste), l’autre incompris, voire moqué (être anthropologue). Cela dit, le débat sur le rapport de l’anthropologue « chez soi » et de l’anthropologue « d’ailleurs » pose aussi la question de l’articulation des rapports hégémoniques entre marges et centre. L’anthropologue occidental, qu’il soit européen ou américain, n’est plus le seul à parler des cultures des « autres », à les qualifier et à les classer. Les représentants des cultures étudiées, comme le rappellent Saillant et al. (2011), réclament aussi leur place au panthéon des savoirs. Cette nouvelle génération prend ses distances par rapport à l’anthropologie euro-américano-centrée.

La position de Rhani, elle, ne s’inscrit pas tout à fait dans cette perspective. Il préfère plutôt concevoir la différence entre les deux anthropologies d’un point de vue essentiellement méthodologique et politique. Certes, les règles de pratique peuvent être similaires dans les deux cas, mais les formes d’engagement intellectuel et politique peuvent, en revanche, constituer des lignes de démarcation. Si, en outre, l’anthropologue « chez soi » peut être confronté à un certain nombre de problèmes liés au sujet et à l’objet de recherche, qui rendent difficile le processus de distanciation, l’anthropologue « d’ailleurs » manque souvent de compétences linguistiques et culturelles, par exemple, ce qui rend plus complexe son travail de rapprochement. Ainsi, nous nous trouvons face à deux formes de savoir. La première se produit dans une hégémonie historique, une anthropologie qui s’autocite, incapable d’accéder aux sensibilités et aux aspirations du savoir « local » (voir Simenel 2010)[2][3]. La seconde cherche d’abord à fonder sa légitimité sur la contre-théorie, c’est-à-dire la critique notamment des paradigmes de l’anthropologie culturelle américaine (voir Rachik 2012).

La posture de Rhani s’inscrit dans le prolongement de cette dernière voie. Une posture qu’il avait déjà élaborée, en 2011, dans un texte critique : « Ne touche pas à mon Orient ! Auto-exotisme et anti-anthropologie ». Il y analyse le décalage entre le savoir socio-anthropologique basé sur l’effort ethnographique — peu importe celui qui le déploie : colonial ou postcolonial — et la critique de ce savoir, qui est fondée, elle, sur une supposée légitimité nationale ou sur le seul fait d’appartenir à un espace ou une catégorie historiquement dominé(e). Un tel argument a été repris par l’auteur dans un texte récent intitulé « Une sociologie ethnique existe-t-elle ? » (2014b). Il s’y interroge, comme le titre l’indique, sur la légitimité d’une production socio-anthropologique fondée non pas sur l’épaisseur du travail de recherche et sa profondeur analytique et critique, mais sur la sensibilité politique et idéologique d’appartenir à un groupe social déterminé.

C’est avec cette même posture critique que Rhani aborde, dans son livre Le pouvoir de guérir, des dialogues avec les auteurs coloniaux, postcoloniaux et nationaux. Le débat théorique qu’il entreprend dès le premier chapitre entend justement montrer à la fois les ouvertures théoriques et épistémologiques qu’ont rendues possibles les recherches coloniales (Bel en l’occurrence) sur la question de la sainteté, et leurs limites analytiques. Des limites qui, selon lui, ont été davantage décelées par des historiens (Cornell entre autres) que par des anthropologues qui, eux, ont échafaudé leurs modèles théoriques sur ces mêmes limites (voir Geertz). Cette mise au point permet à l’auteur de poser et discuter la question importante des rapports entre l’anthropologie et l’histoire et entre l’oral et l’écrit, une discussion qui continue tout au long du livre, jusqu’à sa conclusion. La position de l’anthropologue « chez-soi » et de l’anthropologue d’ailleurs revient en force, à travers une distance avec la démarche interprétative. Or, si la distanciation avec la démarche interprétative, par exemple, est essentiellement une distance d’approche — lui servant à se positionner comme interprète de la culture marocaine —, Rhani considère la distance comme distanciation sociale, celle qui lui permet d’assurer une distance axiologique. Il ne s’agit pas de créer une opposition entre l’anthropologue d’ici et l’anthropologue d’ailleurs, mais plutôt d’opposer deux démarches, l’une qui travaille dans et sur une distance culturelle, laquelle devient alors un outil de connaissance, l’autre qui se situe dans une posture d’engagement empirique perçu comme moyen d’intéragir avec le terrain. Autrement dit, il entend saisir la finesse de cette culture qu’il partage avec les autres, non pas en les interprétant d’emblée à partir de sa propre perspective, mais à partir de ses interactions pratiques et discursives avec les acteurs eux-mêmes. Cet exercice autour de l’héritage anthropologique au Maroc est une mise en place d’une nouvelle relation que l’anthropologue entame avec lui ; autrement dit, on assiste à partir de ce débat théorique à une construction de sa propre altérité.

L’ouvrage tente ainsi de sortir d’une approche culturaliste à partir de la question politique de la légitimité sharifienne au Maroc, celle qui fait de la filiation directe avec le prophète de l’islam à travers sa fille Fatima et son cousin Ali la légitimité de l’autorité religieuse. Il revient sur les fondements du pouvoir politique au Maroc depuis les Idrissides au 13e siècle jusqu’aux Alawites qui gouvernent encore le pays aujourd’hui. Il ne s’agit pas ici d’une histoire dans le sens exhaustif, mais au sens archéologique et heuristique qui entend illustrer tant l’imbrication du mystique et du politique que la fragilité des perspectives théoriques qui se sont intéressées à la question. À ce sujet, l’auteur constate que les approches anthropologiques au Maroc ont réduit les pratiques liées à la sainteté et à la guérison soit à des survivances antéislamiques, soit à des ruses thérapeutiques. Cependant, la ruse pour l’auteur n’est en fait que l’autre face de la survivance. C’est à partir d’un espace localisé que le pouvoir thérapeutique associé au pouvoir et au savoir au sens large et la relation entre politique et thérapeutique sont analysés.

L’enchaînement de cette analyse se renforce avec le deuxième chapitre, « Espace et lignages saints. Une dynamique conflictuelle », qui nous ramène à l’intérieur de l’organisation sociale et économique des espaces de guérison à Ben Yeffu et des luttes de pouvoir que cette organisation implique. L’analyse des rapports conflictuels permanents entre les descendants du saint ainsi qu’entre ces descendants et une voyante-thérapeute illustre à la fois les formes de construction des hiérarchies et de leadership, et les stratégies de subversion des normes politiques et religieuses. Des jeux de pouvoir auxquels l’anthropologue lui-même n’a pas échappé : « J’ai moi-même, écrit-il, assisté à plusieurs incidents qui ont nécessité l’intervention des gendarmes et du caïd de la région. Et j’ai été même cité comme témoin dans une affaire qui a violemment opposé deux shurfa sur l’occupation d’une cellule » (p. 41).

Le mythe joue un rôle fondateur dans la création d’une légitimité du pouvoir thérapeutique et politique. L’histoire et le mythe sont les effets de mémoire d’une dynamique de groupe. C’est dans le chapitre trois que Rhani défend les significations à la fois méthodologique et épistémologique qu’il donne au concept de « mythe », souvent négligé ou sous-estimé par les chercheurs ayant travaillé sur la sainteté et la guérison. L’auteur entend revaloriser le mythe en tant qu’analyseur historique et anthropologique. L’analyse anthropologique du mythe fondateur du culte de Ben Yeffu sert de matière pour faire l’histoire. Autrement dit, le mythe est utilisé comme outil analytique pour secouer la fixité de l’écrit et jeter la lumière sur les non-dits, les sous-dits et les sur-dits de l’histoire, dans le but de comprendre les dits du présent. L’usage du mythe ici est proche de l’usage structuraliste, qui est une histoire que les gens se racontent ou qu’ils entendent raconter sans pouvoir l’attribuer à nul auteur. Le mythe, en tant que discours historique ouvert (car étant malléable), apparaît comme porteur de transformations de l’ordre sociologique et politique, voire territorial. En effet, dans les récits mythiques, l’espace prend une dimension importante. Les lieux de l’asociabilité (khla/le vide) y sont investis de nouvelles significations sociopolitiques. Le pouvoir et le savoir des saints leur permettent de domestiquer cet espace vide et ensauvagé, d’y insuffler vie et de fonder ainsi un ordre social, la cité. La sainteté permet, ce faisant, une double identification : socio-écologique et territoriale d’une part, historico-politique et généalogique d’autre part. En somme, l’examen anthropologique du mythe fondateur élucide l’histoire de l’imbrication du politico-religieux au Maroc. La rencontre mythique entre le saint (Ben Yeffu) et le sultan noir[3][4] (sultan l-khel) révèle la profondeur historique et imaginaire d’une telle imbrication et ses répercussions sur les pratiques thérapeutiques. La sainteté/wilaya, même attestée par des figures mystiques des plus prestigieuses — avant de se confronter au sultan noir, le saint Ben Yeffu rencontre les sept saints de Marrakech qui lui délivrent un décret de wilaya, en reconnaissance de son pouvoir et de son autorité sur le monde des djinns et démons —, a besoin d’une autre reconnaissance, politique cette fois. Au terme de sa confrontation avec le sultan noir, le saint sort vainqueur grâce à ce même pouvoir sur l’invisible. Vaincu, le sultan reconnaît la sainteté de Ben Yeffu et lui délivre un décret de sharaf, le reconnaissant comme descendant du Prophète et, partant, comme potentiel sultan. « Tu es sultan et je suis sultan », lui dit-il avant de le quitter. Il s’agit, en fait, d’un processus de double reconnaissance, une sorte de transaction de don et de contre-don, dans le sens de Mauss, mais l’auteur ne nous dit pas si celle-ci implique également une autre transaction du genre : « tu es saint et je suis saint » ; cela aurait permis de mieux saisir l’investissement du domaine religieux par la monarchie.

L’analyse de cette imbrication entre le politique et la thérapeutique continue dans le chapitre suivant : « Quand le saint rencontre le sultan. Justice sociale ou noblesse personnelle ? ». L’auteur teste son modèle sur d’autres récits mythiques (observés par lui-même ou décrits par d’autres chercheurs) dans lesquels des saints fondateurs d’une autorité maraboutique ou confrérique se sont confrontés au sultan noir. En effet, Moulay Brahim, Sidi Massud ben Hsein, Sid Rahhal, Al-Yusi, Sidi Haddi Ben Issa (Shikh Kamel de Meknès) et Sidi Abdessalam ben Saleh expérimentent la même rencontre avec le sultan noir dans laquelle la tension entre charisme héréditaire et charisme personnel, entre justice des saints et injustice du sultan, ainsi que la double légitimation des pouvoirs des deux protagonistes sont articulées. Ainsi, si le saint est légitimé dans son statut par le décret du sharaf délivré par le souverain, celui-ci se voit reconnaître son autorité de roi-sharif par le saint, celui-là même qui pourrait potentiellement la lui contester. Ce jeu de légitimation amène l’auteur à s’interroger à juste titre sur les éventuelles possibilités qui en découlent : en signant le décret du sharaf, le sultan ne reconnaît-il pas implicitement le saint comme un véritable concurrent, un prétendant potentiel au pouvoir ? En suivant l’analyse que fait Rhani du mythe, la rencontre du saint avec le sultan noir apparaît centrale pour comprendre l’histoire des processus politico-religieux au Maroc, surtout à partir du règne du sultan alaouite Moulay Ismail (17e siècle). Mais, à cet égard, l’auteur, tout en citant Jamous (2002), ne donne pas suffisamment de crédit au mythe du sultan noir chez les Iqar’iyen du Rif oriental, et comment ces derniers représentent leur histoire à travers la rencontre avec le sultan noir, et notamment l’usage de la ruse racontée par Jamous mobilisée par les Iqar’iyen et celle utilisée par le sultan noir pour vaincre les Iqar’iyen. Les rituels et les pratiques sociales des Iqar’iyen du Rif, précisément celles liées au mariage, où le marié est nommé « moulay sultan » (le Seigneur sultan), place le sultan lors du mariage comme un père symbolique du groupe.

Le processus de possession[4][5] au chapitre cinq se penche sur le processus de guérison pratiqué dans différents sanctuaires. Ce chapitre cherche à établir le lien qui existe entre la force de la guérison et le processus de possession et son implication socio-politique. Fidèle à sa démarche, l’auteur montre les limites des analyses des rituels dans les travaux anthropologiques, qui ont donné une interprétation parfois émotionnelle et partiale des rites. Entre maîtres Buya Omar, Sidi Mas’ud ben Hasein, Ben Yeffu et leurs descendants, les formes de classement et de déclassement des saints en lien avec leurs suprématies et la puissance de leur baraka prennent un sens pratique. Le fait que les trois saints partagent la même spécialité thérapeutique ramène les descendants à mobiliser encore une fois le mythe pour légitimer non seulement la pratique thérapeutique, transmise sous forme de baraka par le maître, mais aussi, et surtout, son efficacité. La baraka se traduit ainsi comme la source et le signe d’un pouvoir de guérir. Si bien que la comparaison hiérarchique que font les praticiens entre leurs ancêtres fondateurs et sanctuaires respectifs permet non seulement de souligner ce qui est commun, mais aussi de tracer les principes et les frontières qui leur sont spécifiques, et la baraka finit par prendre sa force du mythe. Le mythe est ainsi fondateur de toutes sortes de pouvoirs et de savoirs thérapeutique, social, religieux, territorial et politique.

Les pratiques de guérison sont décrites en détail, notamment à travers les produits utilisés (henné, kalkha, fasukh), et les termes qui relèvent du champ thérapeutique sont analysés à partir de leur portée épistémologique et sémantique (hukm/jugement, mahkama/tribunal, ftuh/ouverture, bukh/souffle entre deux lèvres serrées en dégageant la salive, sbub/écriture thérapeutique, tab’a/malédiction pourchassante, etc.). Les djinns sont aussi classés par rapport à leur appartenance ethnique, religieuse ou « raciale ». L’observation et la description des interactions entre guérisseurs et patients permettent à Rhani d’élucider les dimensions politiques et identitaires des rites de guérison. À l’instar du sultan noir du mythe, la possession par le djinn noir du rite — cruel et injuste comme le premier — permet une identification et la reconnaissance du patient comme « patient légitime » ; ce qui, selon Rhani, aide à réduire certaines tensions d’origine sociale, qui pourraient éventuellement aggraver l’état du patient.

Au chapitre six, l’analyse de la rencontre du saint et du sultan nous livre une autre dimension paradoxale de sharaf. Si, dans un premier paradoxe, le sharaf s’acquiert socialement — autrement dit, même si on n’est pas né shérif, on peut le devenir — ; dans un deuxième, seuls les hommes peuvent transmettre le sharaf, malgré le fait que Fatima, fille du Prophète, soit le personnage central dans sa transmission originelle. Bouchra, une thérapeute à Ben Yeffu, s’inscrit comme une exception sociale, car non seulement elle n’est pas descendante du saint, mais elle échappe aussi à l’autorité masculine, essayant d’inverser, ou plutôt de ré-établir, l’ordre de la transmission. À l’instar du mythe, sa rencontre onirique avec un roi, Mohamed VI, et un saint, Ben Yeffu, constitue le fondement de son pouvoir et autorité pour faire face aux descendants « effectifs » du saint Ben Yeffu. Bouchra est guérisseuse, elle récupère les symboles du mythe tout en en inversant la structure et l’ordre. À travers des visions, elle fonde tout d’abord une filiation sharifienne légitimante, puis des pouvoirs spirituels et curatifs. On se trouve devant une inversion de l’ordre et du désordre dans le sens de Balandier car, tout en discréditant l’affiliation sharifienne des descendants mâles de Ben Yeffu, Bouchra met en valeur sa propre affiliation au saint par le biais d’un lignage djinnique. L’exemple de Bouchra illustre la dynamique marge-centre sous des aspects de liminalité créatrice, libératrice et fécondatrice, s’agissant d’une dynamique qui, à partir d’une position de marginalité (femme, non-sharifienne, voyante-thérapeute), bouscule des normes centrales bien établies (l’idéologie sharifienne en l’occurrence). Il s’agit, en fait, d’un anti-mythe et d’un contre-rituel qui questionnent la centralité même des principes politico-religieux au Maroc : la baraka, le sharaf, la généalogie, la sainteté et la royauté.

Dans le dernier chapitre de cet ouvrage, une analyse politique du Maroc contemporain prolonge la dynamique historique. Rhani marque un passage audacieux du microlocal au national, en analysant le cheminement d’un « saint contemporain » : Abdessalam Yassin, fondateur du mouvement islamique Adl wal Ihissan (justice et bienfaisance). À l’instar du mythe, ce cheminement est marqué par les mêmes épisodes décisifs, dont la confrontation avec des saints et un souverain, le roi Hassan II. Tout se passe comme si le récit de et sur le shaykh/maître Yassin actualise les mêmes mécanismes mythiques et historiques de confrontation et de légitimation. En effet, en mobilisant un dispositif légitimateur où se croisent le texte et la généalogie, la loi et le miracle, le mythe et le rituel, le shaykh/maître inscrit sa confrontation avec le roi Hassan II dans la même démarche que les autres saints, mythiques ou historiques, et fonde ainsi une communauté de fidèles et de disciples qui le reconnaît en tant que saint et maître porteur de pouvoirs politico-religieux. Il s’agit là d’une analyse anti-segmentaire et anti-dichotomique. L’auteur n’oppose pas le maître et le roi pour les séparer ; au contraire, cette opposition sert à créer une dynamique politique dans laquelle les acteurs mobilisent la légitimité de leur pouvoir politico-religieux.

Outre ces intérêts multiples, à la fois théoriques, méthodologiques et ethnographiques, le livre apporte un éclairage sur le politico-religieux au Maroc et ses articulations entre la marge et la norme, le microlocal et le national, le rural et l’urbain, dépassant ainsi certaines oppositions qui ont marqué les études sur le Maroc, le Maghreb et l’anthropologie d’une manière générale : notamment entre mythe/histoire, oral/écrit, magie/sainteté, rural/urbain, hétérodoxie/orthodoxie et islam mystique/islam politique. La dynamique qui lie ces dualités est, selon Rhani, centrale pour appréhender la plasticité des relations du pouvoir et des processus politico-religieux, leurs actualisations discursives et pratiques, et la complexité de leurs fondements historiques et mythiques.

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Endnotes:
  1. [Image]: https://www.espacestemps.net/articles/religieux-et-politique-au-maroc/image-1-5/
  2. [1]: #_ftn1
  3. [2]: #_ftn2
  4. [3]: #_ftn3
  5. [4]: #_ftn4
  6. : #_ftnref

Résumé

Alors que la littérature anthropologique portant sur le Maghreb en général et le Maroc en particulier propose une analyse politique fondée sur des dichotomies comme le local et le central, l’ouvrage de Zakaria Rhani offre une relecture du politico-religieux au Maroc à partir du pouvoir de guérison. Il s’agit d’une analyse du mythe comme fondement d’un pouvoir politique qui relie le local au central. Le monde surnaturel se trouve investi par des dynamiques mobilisant tant la généalogie que l’initiation thérapeutique. L’analyse anthropologique que l’auteur mobilise dans cet ouvrage donne sens à la dynamique de la marge, dynamique à la fois sociale, religieuse et politique.

Bibliographie

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Hammoudi, Abdellah. 1988. La victime et ses masques. Essai sur le sacrifice et la mascarade au Maghreb. Paris : Seuil.

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Jamous, Raymond. [1981] 2002. Honneur et barraka. Paris : Maison des Sciences de l’Homme.

Rachik, Hassan. 2012. Le proche et le lointain. Un siècle d’anthropologie au Maroc. Marseille : Parenthèses.

Rhani, Zakaria. 2014a. Le pouvoir de guérir. Mythe, mystique et politique au Maroc. Leiden/Boston : Brill.

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Saillant Francine, Mondher Kilani et Florence Graezer Bideau. 2011. « Revivre le débat la pertinance de l’anthropologie » in Saillant, Francine, Mondher Kilani et Florence Graezer Bideau (dirs.). Manifeste de Lausanne. Pour une anthropologie non hégémonique, p. 11-35. Montréal : Liber.

Notes

[1] Les termes de « saint » et de « sainteté » découlent de la tradition chrétienne ; dans la tradition islamique, apparaît en premier lieu le terme de « wali », pluriel « awliyâ », qui signifie ami de Dieu. C’est le seul mot que l’on trouve explicitement dans le Coran pour nommer les croyants les plus proches de Dieu awlyâ Allah. La culture maghrébine dispose d’autres termes pour désigner un saint : « mr’abt » (celui qui est lié à Dieu) et « cherif » (descendant du prophète), mais aussi « siyyed » (maître), « faqir » (pauvre dans le sens mystique), ou encore « salih » (vertueux).

[2] Voir la lecture critique qu’a faite Rhani de ce livre (2013).

[3] Il s’agit d’un sultan qui parcourait le Maroc pour rencontrer des chorfa prestigieux et profiter de leur baraka. Le trait noir fait référence dans les chroniques et les mythes à plusieurs rois comme : Ya’qûb al-Mansûr/dynastie Almohad, Abû-l-Hassan al-Marînî/dynastie Marinid, et Moulay Ismaïl/dynastie Alaouite actuelle.

[4] La « possession » est une situation dans laquelle une personne est considérée comme étant habitée par un être surnaturel ; le pouvoir de possession désigne ici le pouvoir des descendants du saint à guérir les possédés.

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