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Sérendipité.

Référent.

Image1Un ministre français a récemment été contraint à la démission. Il avait prétendu, niant une évidence confirmée peu après par l’enquête des journalistes, qu’il n’avait « pas de fric ».

« La communication langagière ayant souvent pour objet la réalité extra-linguistique,… » Ainsi commence l’article « Référence » du Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage d’Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer (1995, p. 301). Il y a donc le référent, ce dont on parle, et le référé, ce qu’on en dit. Le mot « souvent » introduit pourtant, immédiatement, une nuance qui résume des siècles de débat sur le rapport entre le langage et les autres réalités sociales. Depuis Guillaume d’Ockham, de nombreuses contestations ont ébranlé le couple référent/référé. Certaines ont porté sur l’autonomie du référé. Entre idéalistes et sensualistes, l’hypothèse d’une raison (mais aussi d’une âme) extérieure et préalable à l’expérience (donc au référent) a été débattue, jusqu’à ce que Kant explicite les paradoxes de la « raison pure ». Cela ouvrait la porte à une exploration sans tabou du langage comme production psychique. Avec le behavioriste John B. Watson, c’est la nature métaphysique de configurations rendant possible les discours qui s’est trouvée mise en cause. Et si lorsque nous ne parlons pas encore aux autres, nous ne faisions rien d’autre que nous parler à nous-mêmes ? La controverse a rebondi dans les années 1970 avec le débat Piaget-Chomsky, le second affirmant, sur la base de similitudes universelles entre les structures linguistiques que la compétence langagière est innée. Les neurosciences se sont engouffrées dans la brèche et se sont employées à redonner la main à la biologie.

Le caractère lui-même en partie langagier du référent mental du langage a conduit, à partir de Ludwig Wittgenstein, de la philosophie analytique et du « linguistic turn », à accorder plus d’importance aux logiques propres des langues et à l’autoréférence. Il y a là une idée ancienne que la grammaire traditionnelle avait déjà entrevue avec la figure de l’anaphore : les pronoms et les démonstratifs, par exemple, réfèrent à une réalité interne au discours. Ferdinand de Saussure avait d’ailleurs distingué le signifié du référent, en montrant que ce à quoi le signifiant renvoyait, c’était en fait à une autre composante du langage, ce qu’il appelle les « concepts ». Or, nous rappelait Louis Althusser, « le concept de chien n’aboie pas ». On a bien étudié depuis lors les déictiques, qui, selon Émile Benveniste, constituent des irruptions du discours à l’intérieur de la langue ; il s’agit d’expressions qui laissent le référent dans l’indétermination tout en en confirmant l’existence. Tout dépend du contexte, et le contexte, justement, c’est, au sens premier, un référent inclus dans l’univers des discours. On comprend fort bien, dans cette perspective que, de Charles S. Pierce à Paul Ricœur, en passant par Hans Georg Gadamer, le « cercle herméneutique », c’est-à-dire les multiples manières par lesquelles les référés se donnent d’autres référés pour référent, aie montré toute sa richesse en ouvrant à l’analyse empirique d’une part considérable de la vie sociale.

Le postmodernisme, quant à lui, pousse jusqu’au bout la supposition de l’indépendance du référé en annonçant la mort du référent. Cette affirmation audacieuse s’appuie sur le constat que tout est devenu discours et que la référence au référent est une illusion « moderne ». En fait, on peut accepter le « constat » (ce qui d’ailleurs légitime paradoxalement la posture post-moderne comme détectrice d’un référent encore inaperçu), tout en contestant que l’omniprésence du discours signifie la fin du référent. On peut fort bien considérer que le rapport langagier est partout mais qu’il n’est qu’une dimension, à la fois universelle et partielle, des productions humaines. Un énoncé est référé mais peut être aussi référentiel – il n’y a plus de doute là-dessus depuis John Austin. Inversement, une réalité apparemment non langagière : un bâtiment, un corps humain, une institution, sont aussi des porteurs et des vecteurs de sens tout à fait comparables à ceux des mots et des phrases. La « représentation » des réalités engendre des réalités spécifiques qui sont à leur tour objet de « représentation ». Ainsi l’émergence d’un monde où l’idéel (référé) prolifère augmente aussi, ipso facto, le poids du « matériel », du référent. L’idée d’un constructivisme réaliste ne relève donc pas de l’oxymore mais de la mise en cohérence de deux éléments qui se nourrissent mutuellement. En somme, le couple référent/référé se sort plutôt bien d’une histoire tumultueuse. Comme la plupart des construits scientifiques, il est passé de la prétention à décrire des choses à l’analyse d’un type de rapport entre les choses.

Un ministre français a récemment été contraint à la démission. Il avait prétendu, niant une évidence confirmée peu après par l’enquête des journalistes, qu’il n’avait « pas de fric ». Il pensait sans doute que sa place dans la société le protégeait d’une intrusion intempestive du monde du « réel » dans celui des « représentations ». Un homme politique vit en effet dans un monde où le discours est encore plus présent qu’ailleurs. Il doit sans cesse montrer par l’exemple que sa méthode pour fabriquer du lien politique entre ses concitoyens est la bonne. Il produit par le langage des objets de langage et la légitimation qu’il espère viendra aussi d’actes de langage (élections, sondages) ou langagiers (manifestations, rencontres). On peut comprendre qu’il finisse par supposer que l’autoréférence du monde politique et, par synecdoque, des professionnels de la politique soit également autosuffisante. Ce n’est pas (ou pas nécessairement) qu’il se croie protégé par une impunité aristocratique. Pour que celle-ci s’applique, il faudrait qu’un acte moralement condamnable ait été commis par suite d’une excursion funeste de son auteur dans les contrées du référent, par exemple celles où le mot « mensonge » peut faire sens. Or l’homme politique évite précisément de s’aventurer dans le labyrinthe tortueux des univers référentiels où ce genre de choses se produisent. Contrairement à une image courante, ce ne sont pas l’arrogance ou la fatuité mais la sérénité et la sincérité qui se dégagent de son expression publique. Professionnel, il se concentre sur son métier d’excellence et n’en sort, en principe, jamais.

Cependant, de même que lorsqu’on parle, même sans discontinuer, on parle toujours de quelque chose, de même est-il inévitablement question, sur la scène politique, d’autre chose que de la seule scène politique. Cette petite mutinerie des cavaliers du référent a ainsi culbuté le ministre. Elle sera perçue comme une bonne nouvelle par ceux qui croient à une possible alliance entre le dire et le faire. Plus modestement, elle nous indique qu’il est parfois possible d’établir des passerelles pour relier entre elles quelques îles de l’archipel de l’action humaine.

Photo : © Jacques Lévy.

Merci à Emmanuelle Tricoire pour ses suggestions.

Résumé

Un ministre français a récemment été contraint à la démission. Il avait prétendu, niant une évidence confirmée peu après par l’enquête des journalistes, qu’il n’avait « pas de fric ».« La communication langagière ayant souvent pour objet la réalité extra-linguistique,… » Ainsi commence l’article « Référence » du Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage ...

Bibliographie

Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995.

Notes

Auteurs

Jacques Lévy

Professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du laboratoire Chôros. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il a notamment publié Géographies du politique (dir.), 1991 ; Le monde : espaces et systèmes, 1992, avec Marie-Françoise Durand et Denis Retaillé; L’espace légitime, 1994 ; Egogéographies, 1995 ; Le monde pour Cité, 1996 ; Europe : une géographie, 1997 ; Le tournant géographique, 1999 ; Logiques de l’espace, esprit des lieux (dir.), 2000, avec Michel Lussault ; From Geopolitics to Global Politics (ed.), 2001 ; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir.), 2003, avec Michel Lussault. Il est le coordinateur des rédactions d’EspacesTemps.

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Sérendipité.

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