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Sérendipité.

Quantification, marché et fluidification urbaine : le cas du passe Navigo.

Illustration : Drew Geraets, « Subway », 12.02.2007, Flickr (licence Creative Commons).

L’essor des « mégadonnées » (big data) est aujourd’hui presque unanimement salué comme un progrès, un passage obligé dans la mise en place des futures « villes intelligentes », décrites tout à la fois comme efficaces, démocratiques et écologiquement soutenables. À la marge, certains discours critiques voient au contraire dans les technologies d’identification électronique la menace d’une « incarcération de chacun dans la machine universelle » (Pièces et main d’oeuvre 2008). La plupart du temps, ces critiques sont toutefois considérées comme relevant de « postures théoriques désincarnées qui passent à côté de la complexité des processus de fabrique, de circulation et d’imposition des métrologies de l’espace » (Noucher, Hirt et Arnauld de Sartre 2018). S’intéresser aux conditions concrètes de constitution de ces fameuses « données », c’est-à-dire au fonctionnement des capteurs, ainsi qu’aux processus sociaux qui ont conduit à leur mise au point et à leur diffusion, permet de clarifier un peu cette controverse. Cet article propose de le faire à travers l’examen de la technologie « télébillettique » (une billetterie informatisée et sans contact), utilisée dans les transports publics urbains afin d’y compter automatiquement le nombre de voyageurs payants. Il s’appuie sur une recherche menée dans le cadre d’une thèse consacrée à cette innovation (Mattern 2011b), dans le contexte de la mise en œuvre du passe Navigo par la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP).

La première partie de cet article présente succinctement l’objet, le questionnement et la démarche que j’ai suivis, qui s’inscrivent dans le cadre d’une sociologie critique de l’innovation technologique. J’essaye ensuite de montrer que dans ses spécificités les plus ambitieuses, le passe Navigo peut être vu comme la tentative de mettre en œuvre une vision radicalement libérale de l’espace et de la société, une « technologie néo-libérale » appliquée à l’espace urbain. On verra toutefois en troisième partie que cette explication n’est pas totalement satisfaisante, car la télébillettique s’inscrit aussi dans une cosmologie plus vaste que le seul néo-libéralisme : c’est surtout pour encadrer la fluidification et l’artificialisation croissantes de la circulation humaine dans les grandes villes que cet équipement s’est imposé – comme une concrétisation de l’imaginaire cybernétique appliqué à l’univers des transports publics urbains de masse.

Pour une sociologie critique de l’innovation technologique.

La validation des titres de transport fut longtemps effectuée par des êtres humains équipés d’outils rudimentaires, ou même beaucoup plus simplement, dans le cas des autobus, par un signe d’acquiescement du conducteur à l’égard du voyageur lui montrant son titre. Elle est désormais systématiquement prise en charge par toute une machinerie informatique, qui vérifie l’authenticité et la validité du titre, déclenche éventuellement un dispositif d’ouverture (porte, portillon), inscrit un certain nombre d’informations sur le titre et transmet en outre les données à des ordinateurs implantés en grand nombre, depuis les bornes de validation jusqu’aux postes de commande de la RATP et aux fichiers de l’autorité organisatrice[1][1]. Ce système remplace, depuis le début des années 2000, les cartes d’abonnement traditionnelles (qui ont disparu en février 2009) avec leurs coupons magnétiques. À l’été 2019, le ticket individuel est censé disparaître, tandis que le titre de transport pourra être chargé sur un téléphone mobile.

On parle de « télébillettique » pour désigner le couplage entre une transmission d’informations par ondes radio (donc « sans-contact ») et une carte à puce à microprocesseur qui permet de stocker, de classer et d’écrire un grand nombre d’informations à chaque transaction. Cela justifie d’intégrer la télébillettique dans l’univers, en pleine expansion, des puces RFID (Radio Frequency Identification Device). Précisons qu’au sein de cette constellation, le système ici étudié se singularise par l’utilisation d’une puce à microprocesseur sur la carte de transport, puce que l’on peut assimiler à un ordinateur miniature, et qui permet donc de traiter un très grand nombre d’informations (alors que certaines « puces » RFID ne contiennent qu’un identifiant numérique).

La télébillettique peut sembler anecdotique, mais elle illustre parfaitement l’ambivalence de l’être humain contemporain face au déploiement des techniques d’identification électroniques, suscitant à la fois enthousiasme fasciné (Rifkin 2016) et inquiétude diffuse (Alberganti 2007). Se focaliser sur un objet archétypique de ce déploiement peut ainsi aider à comprendre un phénomène bien plus vaste : la mise en place d’un monde entièrement informatisé, programme largement utopique mais qui semble devoir se décliner de nos jours dans des versions de plus en plus ambitieuses. En d’autres termes, il s’agit d’analyser, à travers l’examen d’un cas concret, permettant de confirmer et réfuter des hypothèses, la surprenante propension de nos sociétés à confier des pans de plus en plus nombreux de leur existence quotidienne à des ordinateurs.

Les systèmes techniques ne donnent pas seulement des réponses à des problèmes concrets, ils cristallisent aussi des imaginaires et matérialisent des trajectoires que déterminent à la fois des intérêts, des conceptions du monde et les effets réels produits par leur mise en pratique. En retour, ils conditionnent de façon souvent inconsciente l’expérience humaine et les rapports sociaux. Comme le disait déjà Günther Anders, le « système des instruments » n’est pas seulement un « moyen » qui serait « à notre disposition pour que nous puissions librement choisir nos fins. [C’est] notre monde. Et un monde, ce n’est pas la même chose qu’un moyen » (Anders 2002). On peut le constater dans le cas de la télébillettique. Ce dispositif, loin d’être un simple perfectionnement laissant entièrement ouvert le champ des applications, a des effets déterminants sur les conditions et le sens du travail. Certes, il ne s’agit pas d’un déterminisme strict, et on se gardera de suivre à la lettre le propos de Karl Marx lorsqu’il affirmait que « le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain [et] le moulin à vapeur la société avec le capitalisme industriel » (Marx 1996). Lorsqu’on passe en revue l’ensemble des métiers concernés par le déploiement de la télébillettique, on est marqué par la diversité des situations. Certains métiers semblent voués à la disparition pure et simple (la vente), d’autres sont profondément transformés (la maintenance du matériel de validation), d’autres affectés à des degrés moindres (conducteurs de bus, contrôleurs). Dans certains cas, les salariés ont été associés relativement tôt aux transformations et ont obtenu des compensations statutaires, financières, voire un relatif enrichissement des tâches, et dans d’autres non. L’histoire reste donc en partie ouverte.

Mais il y a bien un effet propre de la technologie « télébillettique » : d’une manière générale, le nouvel objet façonne toujours un univers de travail dans lequel les salariés sont rendus plus vulnérables à des politiques managériales individualisantes et mobilisatrices (Linhart 1994). L’outil participe de cette ambiance de « panoptique électronique » (Maugeri 2003), dans laquelle les salariés sont soumis non seulement au contrôle de l’encadrement, mais aussi à la concurrence de leurs collègues, un univers qui légitime les mécanismes financiers et les logiques marchandes. Surtout, dans tous les cas, la télébillettique prolonge et radicalise un processus de dépersonnalisation du travail qui remonte à la fin du 19e siècle, sapant les fondements des savoir-faire humains et entraînant plus largement ce que Georges Duhamel (Duhamel 1933) ou Georges Friedmann (Friedmann 1950) avaient à leur époque identifié comme une « perte de sympathie » au travail. Cela se traduit, par exemple, dans l’expérience des machinistes-receveurs et des contrôleurs, confrontés à des outils excluant par principe les interprétations et les « petits arrangements » (Mattern 2011a).

Toute critique de l’organisation du travail et des systèmes techniques contemporains repose nécessairement sur l’idée qu’il serait possible d’organiser différemment les activités humaines. S’il y a bien un déterminisme technique, une sociologie critique se doit donc d’aborder, à un moment ou à un autre, le problème du progrès technique lui-même. À ce stade, un sérieux effort de « dénaturalisation » doit être engagé, tant il est vrai que rares sont les sociologues à remettre explicitement en cause l’impératif technologique. Le parti-pris dominant des commentateurs réside, en effet, plutôt dans l’affirmation qu’il existe une autonomie irréductible du « social » vis-à-vis du  « technique », deux domaines tenus abusivement pour distincts. Cette idée va d’ailleurs souvent de pair avec une conception implicitement évolutionniste de la technique, comme si le progrès technique lui-même n’était pas socialement déterminé et qu’il découlait simplement de l’avancée inexorable de la connaissance humaine. La modernisation technique étant ainsi tenue pour inéluctable, il ne saurait être question que d’analyser les modalités de son adaptation aux contextes locaux, et d’explorer indéfiniment les « marges de manœuvre » des acteurs. Il s’agit là de la position dominante en ce qui concerne les « mégadonnées » : leur développement est généralement tenu pour inéluctable, comme une nouvelle étape dans la civilisation qui s’inscrirait dans la longue histoire de l’hominisation et du progrès humain par la technique (Leroi-Gourhan 1964a) (Leroi-Gourhan 1964b). Comme s’il n’existait pas, à la source ce processus, des acteurs, des intérêts, des projets, des visions du monde spécifiques.

Or, s’il est vrai qu’« on ne mesure pas la puissance d’une idéologie aux seules réponses qu’elle est capable de donner, mais aussi aux questions qu’elle parvient à étouffer » (Anders 2002, p. 312), il faut au contraire soumettre à la critique le processus d’innovation lui-même, depuis la phase d’invention jusqu’à la phase de diffusion des nouveaux dispositifs. Pour cela, on peut s’appuyer sur la tradition de critique des sciences et des techniques (Tibon-Cornillot 1992) (Gras 2003) (Jarrige 2011), qui postule qu’il n’y a pas une seule trajectoire technique d’hominisation, mais une infinité de possibles. Même si l’être humain se caractérise bien toujours par sa technicité (Kapp 2007), la manière dont il se projette dans ses techniques dépend de la culture et de la structure de la société dans laquelle il vit. Le dynamisme technique s’inscrit dans les formes de perception et de représentations du monde d’une culture spécifique, qu’il prolonge et confirme dans ses tendances. L’importance de la question technique tient précisément au fait que les outils et les systèmes techniques concrétisent toujours une certaine cosmologie, et contribuent fortement à verrouiller le réel, fermant progressivement la voie aux autres possibles.

En ce qui concerne le passe Navigo, il s’agissait d’une part de saisir les effets de sa mise en place sur le travail des agents concernés (machinistes, contrôleurs, agents de vente, techniciens de maintenance), par le biais d’entretiens et d’observations. Mais il fallait, d’autre part, comprendre pourquoi il est devenu indispensable de comptabiliser de manière exhaustive le nombre de voyageurs payants, pourquoi on a décidé d’automatiser ce comptage et de le coupler avec des dispositifs de contrôle d’accès systématique, ou encore d’imaginer adjoindre au dispositif un certain nombre de services et de sollicitations commerciales inédites. Pour cela, il m’a paru pertinent de retracer la genèse et le cheminement du projet « télébillettique » à la RATP, de ses origines à nos jours. Le but était de cerner précisément le rôle des acteurs impliqués, les problèmes qu’ils se sont posés, les valeurs qu’ils ont défendues, mais aussi d’aborder les questions proprement techniques (ou matérielles) dans ce qu’elles ont de social, d’ouvrir les « boîtes noires » de l’ingénierie et de mettre en lumière la nature du social encapsulé dans la machine. Un premier travail de documentation, à la médiathèque de la RATP, puis sur les documents d’archives de la RATP disponibles à la Bibliothèque Nationale de France, ainsi que dans les grandes revues d’ingénierie en matière de transport[2][2], m’a permis de me familiariser avec le projet, de repérer les dates importantes et les acteurs majeurs. À partir de là, j’ai pu prendre contact avec les principaux acteurs ayant participé au projet – depuis les premières expérimentations, au milieu des années 1980, jusqu’à la mise en œuvre de l’innovation sur le terrain, au début des années 2000. J’ai aussi tenté d’élargir mon investigation aux acteurs extérieurs à la RATP, mais qui ont pu jouer un rôle à un moment ou un autre du projet, en particulier au sein du Syndicat des Transports Parisiens (devenu STIF en 1999). J’ai également utilisé un certain nombre de documents (notes et courriers personnels, rapports, brochures internes, documents vidéo) que certains acteurs du projet « télébillettique » ont bien voulu mettre à ma disposition. Que nous apprend cette socio-histoire du passe Navigo ?

Une technologie néo-libérale ?

On peut être tenté de voir dans la télébillettique un module commercial et tarifaire au service d’une conception néo-libérale du transport public. Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour soutenir une telle affirmation.

Un support à sollicitations commerciales.

En premier lieu, cette technologie autorise la mise en place de sollicitations commerciales nouvelles, à destination des voyageurs. Dès les premières expérimentations faites, au cours des années 1980, pour appliquer la carte à puce à l’univers des transports publics (notamment à Blois, La Plagne, Nice), on s’aperçoit que la technique ouvre des perspectives inédites : par exemple, il devient possible d’adjoindre au titre de transport un écran, afin de diffuser aux voyageurs non seulement des informations relatives au réseau, mais aussi des annonces commerciales personnalisées pour chacun d’eux. On envisage alors sérieusement d’indexer la publicité en fonction des habitudes de trajet des voyageurs. Le titre est également censé pouvoir servir de porte-monnaie électronique pour des petits achats, dans le cadre du réseau de transport. Certes, au final le passe Navigo n’offre pas ces fonctionnalités. Mais l’avenir reste, sur ce plan, ouvert, car les options techniques choisies dans les années 1990 ont tenu compte de cette ambition et l’ont inscrite dans la matérialité. En particulier, l’idée d’un porte-monnaie électronique greffé sur le titre de transport et les opportunités ouvertes en matière commerciale ont joué un rôle notable dans la décision, prise par le PDG de l’époque[3][3], de lancer le projet « télébillettique », ainsi que dans le choix d’une puce à microprocesseur plutôt qu’à logique câblée, moins chère à produire mais moins puissante.

Sur ce plan, la télébillettique est bien l’un des vecteurs par lesquels s’affirme une nouvelle « culture d’entreprise », dont on peut situer l’origine au début des années 1970, lorsque la direction[4][4] décida de renforcer la place du développement commercial (Margairaz 1989, p. 147). Il faut toutefois signaler que les tentatives d’exploitation commerciale des interstices du transport urbain sont très anciennes. Dès la fin du 19e siècle, la Compagnie Générale des Omnibus diffusait de la publicité au dos des cartes de correspondance de ses véhicules, pratique généralisée dans les années 1920 à la faveur de la mise en circulation des premiers carnets de tickets (Broissia 2006, p. 92-93). Ce que permet la billetterie informatisée, c’est une généralisation et une intensification de ces pratiques. On peut déjà y voir une illustration du néo-libéralisme tel que le définissent Dardot et Laval (Dardot et Laval 2008), caractérisé par l’ambition de soumettre à la concurrence marchande et aux calculs d’utilité le plus de sphères d’activité possible, et jusqu’à l’existence quotidienne des individus eux-mêmes.

Validation systématique généralisée.

Mais c’est surtout en tant qu’outil de validation que la télébillettique se rapporte au credo néo-libéral. En généralisant la validation systématique des voyageurs, elle permet, en effet, de conforter la figure de l’usager-payeur comme institution centrale des transports publics urbains. Rappelons que pour les libéraux, le transport public doit être considéré comme une affaire commerciale, les prix des trajets devant être basés sur leurs coûts. Dans l’idéal, ce sont les clients qui doivent payer directement chaque trajet et attester par leur choix l’utilité du service rendu. Comme dans la métaphore de la « main invisible » d’Adam Smith, l’organisation générale du réseau est alors censée être auto-régulée par les mécanismes de l’offre et de la demande : c’est la population qui décide « elle-même sans aucun intermédiaire, c’est-à-dire à l’aide du régime pur et simple de la concurrence » (Lamé-Fleury 1874, p. 353).

Pourtant, dans les faits, les transports publics urbains s’écartent nettement du modèle théorique du marché, au point que celui-ci paraîtrait totalement anachronique aujourd’hui.  D’ailleurs, les rares expériences de libéralisation radicale des transports publics, dans le Chili de Pinochet (1973-1983) et le Royaume-Uni de Margaret Thatcher (1979-1990) ont donné des résultats pour le moins mitigés (Offner 1989) (Henry 1998) : la désorganisation des réseaux et les hausses de tarifs ont semblé confirmer l’idée qu’une libéralisation totale n’est pas possible dans nos sociétés. Deux raisons principales peuvent être invoquées à cela : en premier lieu, la vie urbaine contemporaine exige un tel niveau de mobilité que le degré d’intégration des systèmes techniques nécessaires est incompatible avec le principe de la liberté d’entreprendre. Ensuite, cela fait longtemps que le transport public de voyageurs n’est plus, en tant que tel, une affaire rentable. Le « prix d’équilibre » que l’on peut calculer abstraitement est beaucoup plus élevé que ce que dictent les rapports de force sociaux ou même les nécessités de fonctionnement de la vie urbaine.

Dans la réalité, le système de transport public urbain a donc évolué vers une organisation de plus en plus socialisée. Dès le milieu du 19e siècle, le préfet de police de Paris affirmait qu’« il y a dans une grande ville telle que Paris, un immense besoin de transports à bas prix ». Notant qu’il existe entre tous les quartiers « une étroite solidarité de relations de toute nature », il estimait que le marché concurrentiel « ne donnerait pas satisfaction à cet intérêt, parce qu’il desservirait certains quartiers et pas d’autres ». Pour lui, la meilleure solution était donc de « constituer une seule compagnie qui, avec de moindres frais généraux, produira[it] le transport au plus bas prix, qui, par unité de direction, établira[it] la solidarité dans un service appelé à rayonner en tous sens, qui sera[it] en mesure d’exécuter dans une certaine proportion les transports onéreux [réclamés par] l’intérêt public » (Margairaz 1989, p. 11). Du reste, l’État n’a jamais été complètement absent de l’organisation des transports publics, ne serait-ce qu’à travers l’attribution des concessions et la fixation des tarifs. Au cours du 20e siècle, la puissance publique est intervenue de manière grandissante afin d’organiser le réseau puis, de plus en plus, d’en financer le fonctionnement.

L’histoire de cette « socialisation » a déjà été faite (Larroque, Margairaz, et Zembri 2002), et on se contentera ici de rappeler les grandes étapes qui scandent la prise de distance croissante des transports publics vis-à-vis du modèle de l’usager-payeur. En particulier, la création de la RATP comme établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), par la loi du 21 mars 1948, sans aller jusqu’à satisfaire les ambitions communistes, rompt avec l’organisation commerciale traditionnelle. En 1959, l’institution du Syndicat des Transports Parisiens et de l’« indemnité compensatrice » légitiment les tarifs sociaux en permettant de les financer par les pouvoirs publics (à hauteur de 70% par l’État et 30% par les départements). En 1971, la création du « versement transport » (taxe directement perçue sur les entreprises de plus de dix salariés) rapproche même les transports publics du système de financement de la sécurité sociale, puisqu’il s’agit d’une ponction directement opérée sur la valeur économique générée par les entreprises de la région, qui s’ajoute donc au financement proprement étatique et à la participation directe des voyageurs. Enfin, en 1974, la carte orange (titre forfaitaire, zonal, intermodal – valable sur différents modes de transports – et inter-opérateurs – valables sur des réseaux gérés par différentes entreprises) instaure des conditions d’accès au réseau très éloignées du principe de l’usager-payeur. Cette évolution trouvera encore une confirmation supplémentaire en 1983, date à laquelle les employeurs d’Île-de-France deviennent assujettis au remboursement de 50% du déplacement domicile-travail de leurs salariés. Ainsi, alors qu’au début des années 1970, les usagers assuraient encore la majeure partie des recettes, le rapport s’est inversé au cours des trente années suivantes : entreprises, État et collectivités locales assurent environ les deux tiers du financement. Au final, la situation réelle d’un individu prenant un bus s’est considérablement éloignée du modèle de l’échange marchand, et les flux monétaires concrets n’ont donc plus rien à voir avec ceux qui présidaient à la vie des premières lignes de bus, dans les années 1830, lorsque le transport public urbain était effectivement assimilable à une activité marchande (et rentable). À la limite, en prolongeant les évolutions en cours on aurait pu imaginer un système où le paiement direct ne jouerait plus aucun rôle dans le financement et la gestion des transports publics urbains, et où la contribution des différents agents économiques au financement de ce service serait entièrement soumise à des considérations politiques.

Pourquoi, dans ces conditions, parler de néo-libéralisme, et quel rôle jouent les techniques de péage dans cette affaire ? En fait, même si on s’en écarte considérablement dans la réalité, la figure du marché n’en est pas moins toujours restée un optimum théorique, un horizon à l’aune duquel étaient prises les décisions. Comme l’a bien expliqué Karl Polanyi, c’est par pur pragmatisme que les élites politiques et gestionnaires en sont venues à prendre des mesures antilibérales, considérant qu’elles étaient devenues « inévitables dans les conditions de la société industrielle moderne »  (Polanyi 1983, p. 201[5][5]). Mais elles n’ont jamais rompu avec leur attachement profond aux catégories économiques classiques, en particulier à l’idée que la concurrence marchande doit rester l’aiguillon de l’appareil productif. C’est d’ailleurs là toute la problématique du « néo-libéralisme », tel qu’il est fondé lors du colloque « Walter Lippmann » de 1938 (Denord 2007) (Dardot et Laval 2008) : comment concilier le principe de la concurrence marchande avec les nécessités pratiques du développement industriel ? À côté du recours réaffirmé au mécanisme des prix comme moyen d’obtenir une satisfaction maximale de la population, l’« agenda du libéralisme » adopté par les participants soulignait alors le rôle de l’État pour instaurer les conditions juridiques de l’activité marchande, et acceptait même la possibilité pour l’État de prélever une partie du revenu national à des fins collectives.

En matière de transports publics urbains, les élites gestionnaires françaises de l’après-guerre s’inscrivent totalement dans cette perspective néo-libérale. Il faut dire qu’elles sont généralement formées à l’école des ingénieurs économistes François Divisia et Maurice Allais, qui partagent l’idée qu’il existe bien une dimension purement économique des phénomènes, dont l’explication ultime doit être cherchée dans le calcul d’intérêt des individus rationnels, les lois de la concurrence et l’idéal de l’équilibre général (Guerrien 2000, p. 342). À partir des années 1950, de telles convictions peuvent se prévaloir du théorème d’existence de l’équilibre général concurrentiel établi par Arrow et Debreu (Guerrien 2000, p. 355), censé apporter la preuve que les mécanismes de prix peuvent être un moyen de coordination optimale (au sens de Pareto) des décisions prises séparément par une multitude d’individus (Guerrien 2000, p. 32). C’est bien en référence à cet idéal que l’on pense les services publics : même lorsqu’on admet qu’ils nécessitent d’être partiellement socialisés (en matière de financement, d’organisation, de tarification), c’est toujours en référence au fonctionnement idéal du « libre marché », associé théoriquement à l’optimisation du bien-être des populations.

La tarification dans les transports publics urbains constitue un terrain d’application de cette idéologie pour des ingénieurs économistes comme Jacques Lesourne, auteur d’un manuel de référence de l’économie d’entreprise (Lesourne 1972), ou encore Marcel Boiteux, qui théorise la notion d’« optimum de second rang », autrement dit d’« optimum économique sous contraintes (institutionnelles et redistributives notamment) » (Boiteux 1956). Partisan d’une tarification au coût marginal de production, ce dernier affirme que « les tarifs sont faits pour dire les coûts comme les horloges sont faites pour dire l’heure » (Colombier et Hourcade 1989, p. 651). L’« esprit d’ingénieur » dont Lesourne et Boiteux sont de bons représentants n’est donc pas seulement un « mode de construction des connaissances marqué par le souci de la mesure, de la formalisation et du calcul, [et] tourné vers l’action » (Vatin 2008, p. 132). Il charrie aussi une conception économique spécifique qui, bien qu’elle se décline sur un spectre assez large, qui va du quasi-laissez-faire à une intervention plus volontariste de l’État, s’inscrit toujours dans l’horizon du marché théorique, de la concurrence et de l’équilibre général, c’est-à-dire les dogmes fondateurs de l’économie politique libérale.

Ainsi, au moment où est créée l’« indemnité compensatrice », à la fin des années 1950, les gestionnaires maintiennent la référence obligée à un marché concurrentiel : une corrélation théorique entre les tarifs proposés par l’entreprise et la couverture des coûts est maintenue, et l’on parle toujours des tarifs sociaux comme de « distorsions » vis-à-vis du « prix d’équilibre »[6][6]. De même, quelques années plus tard, les auteurs du Rapport Nora sur les « entreprises publiques » (1967) affirment que l’efficience pour une entreprise publique consiste non seulement à « réaliser au mieux n’importe quelle tâche qui lui serait assignée de l’extérieur », mais aussi à « permettre aux pouvoirs publics de déterminer des objectifs répondant aux exigences du marché, et de ne s’en écarter qu’en parfaite connaissance des charges que cela entraîne pour la collectivité » (Nora 1967, p. 35). La figure de l’usager-payeur, socle théorique de la « vérité des prix », reste donc incontournable, quand bien même les nécessités du développement urbain ou le rapport de force social obligent à s’en écarter quelque peu.

C’est bien dans cette perspective que l’on pense la modernisation des systèmes de péage et que le progrès technique est orienté. Dès les années 1960, les nouveaux instruments de péage sont un vecteur privilégié d’institution de la figure de l’usager-payeur, alors même que le contexte poussait contradictoirement à sa mise au rebut : à la socialisation institutionnelle du réseau, instaurée par l’indemnité compensatrice et le versement transport, s’ajoutait en effet une socialisation matérielle croissante, découlant de la création du RER (avec l’interconnexion RATP-SNCF). Une entreprise pouvait désormais vendre à des voyageurs des titres de transport sans lui fournir de prestation effective en retour, tandis que, inversement, elle était obligée d’offrir un service à des voyageurs sans qu’ils se soient acquittés du prix du titre auprès d’elle. Précisément, une première informatisation du contrôle d’accès, dans les années 1960-1970 (Riff, Ménigault et Brenet 1987), fut le moyen de maintenir la fiction de l’usager-payeur comme cellule de base de l’organisation et du financement du réseau. La collecte systématique des données de validation permettait à l’autorité organisatrice (le STP) de redistribuer le versement transport aux opérateurs, conformément à sa destination officielle (d’inspiration néo-libérale), à savoir la compensation de recettes résultant de l’application de réductions tarifaires : chaque entreprise prestataire de transport percevait désormais une somme qui dépendait du trafic correspondant aux différents tarifs réduits. Le comptage des voyageurs était devenu un élément central dans le financement des réseaux.

De ce point de vue, la télébillettique boucle et rationalise le système des années 1970, dans un contexte marqué par un saut supplémentaire dans le degré d’intégration matérielle et financière des réseaux. Elle permet notamment d’étendre la validation informatique et systématique au réseau de surface (les bus), longtemps laissé à l’écart en raison de limites techniques. C’est là un point décisif du point de vue du financement, qui permet de résoudre un problème de gestion épineux. En effet, le calcul du partage des recettes entre RATP et SNCF – exigé par le Ministère des Finances – impliquait de connaître l’intégralité des trajets effectués sur chacun des réseaux. Or, si l’informatisation des lignes de péages dans le RER et le métro autorisait une telle perspective pour le réseau ferré, ce n’était pas le cas pour les bus, où la lourdeur des appareils et des procédures de validation était incompatible avec la fluidité du service. On avait alors adopté le principe de la « validation à vue » des Cartes Orange (qui ne laissait, par définition, pas de trace dans les fichiers statistiques), ce qui impliquait en contrepartie d’effectuer des estimations régulières des flux de voyageurs payants. Ces estimations sophistiquées sont devenues la clé de voûte d’un système complexe d’attribution de fonds, orchestré par le STP. Mais ce système n’allait pas sans poser des problèmes de fiabilité, que les ingénieurs de la RATP n’étaient jamais vraiment parvenus à régler (Tari 1996). La télébillettique, généralisée à tout le réseau, promettait donc d’offrir une solution fiable et peu chère à ce problème de l’estimation des flux de voyages payants sur le réseau de surface. Elle incarnait la possibilité d’une simulation consistante du transport public urbain comme commerce – un modèle où chaque trajet donne lieu à un échange monétaire et contribue à l’auto-organisation du réseau –, en construisant artificiellement, au-dessus des déplacements et des flux monétaires effectifs, une cartographie précise de « voyages payants », comme si l’on était encore dans une situation marchande classique. Cette ambition reste déterminante de nos jours, puisque les pouvoirs publics prévoient désormais la généralisation de la validation en entrée et en sortie sur tous les modes de transport, ce qui conforterait encore l’institution du « voyage payant » comme unité de référence pour l’organisation et le financement des transports publics.

Un outil de tarification individualisée.

La télébillettique ne permet pas seulement le comptage automatique des voyageurs payants. Munis de puces à microprocesseurs, les titres de transport sont à même de traiter les informations suffisantes pour calculer des tarifs particuliers en fonction des caractéristiques des usagers et des voyages effectués. Les modulations tarifaires que les initiateurs du projet envisagent dès les premières expérimentations (par exemple au-delà d’un certain seuil de consommation et pour les voyages en heures creuses) peuvent s’interpréter comme une tentative de se rapprocher de l’idéal du « système complet de marché » de la théorie économique standard. En permettant de singulariser aussi bien les consommateurs (en fonction de leurs profils) que les trajets (en fonction de l’heure et du lieu), la télébillettique semble bien s’inscrire dans le credo néo-libéral selon lequel la multiplication tous azimuts des mécanismes marchands constitue le moyen le plus rationnel d’adapter la production aux besoins de la population.

Certes, en réalité ce genre de modulations tarifaires relève beaucoup plus prosaïquement de pratiques d’optimisation, qu’on appelle parfois « yield management » dans le transport aérien, la téléphonie ou la distribution d’énergie. Il s’agit d’agir partiellement sur la demande afin de lisser la courbe de charge, ce qui permet de décongestionner le réseau et de maximiser la recette par client. Mais il n’en reste pas moins qu’elles font écho au paradigme du marché et à son idéal spécifique d’une justice spatiale fondée sur le « juste prix » du transport – c’est-à-dire le prix d’équilibre. Ainsi, pour justifier les modulations tarifaires, on vante la souplesse d’un système permettant de s’adapter aux caractéristiques et aux besoins des individus, par opposition à la logique de la Carte Orange, présentée comme bureaucratique et aveugle. Manière de remettre en cause la prééminence de l’impératif d’égalité (Colombier et Hourcade 1989) qui a présidé à la politique d’aménagement du territoire depuis la guerre, et tel que Pierre Massé – entre autres – s’en était fait l’apôtre en affirmant qu’on ne peut « confier la localisation des activités aux mécanismes naturels de l’économie » (Massé 1965, p. 107). En tout cas, même si la perspective d’une réforme favorisant des modulations tarifaires s’est un temps éloignée, cette ambition a continué d’animer la mission « Prospective » et le département commercial de la RATP tout au long des années 1980-1990. Elle a joué un rôle non négligeable dans la pérennisation du projet « télébillettique », et la mise en place d’une tarification « à l’usage » est prévue pour 2018 (Syndicat des Transports d’Île-de-France 2017).

D’une certaine manière, les capacités de calcul et de stockage de la carte en font potentiellement l’équivalent automatique d’une sorte de petit « commissaire-priseur » de la théorie standard, entité bénévole et omnisciente qui impose des règles très précises aux agents, propose les prix, les fait varier en fonction des offres et des demandes formulées par des individus relativement passifs et sans relation entre eux, et enfin détermine le « prix d’équilibre » (Guerrien 2000, p. 352-356). On est en plein dans le rêve des ingénieurs économistes comme Jacques Lesourne (qui fait d’ailleurs grand cas du thème cybernéticien de l’« auto-organisation »), consistant à instaurer les conditions techniques du libre déploiement des mécanismes de prix[7][7].

Vers un marché des transports publics dépersonnalisé ?

Une telle perspective n’est pas anodine, puisqu’elle ouvrirait une nouvelle ère dans la fixation des tarifs de trajets, qui jusqu’à présent ont toujours été relativement stables et déterminés par la puissance publique. Lorsqu’il crée la première (et éphémère) entreprise de transports publics urbains en 1662, Blaise Pascal avait fixé le prix des trajets à cinq sols. C’est encore cette référence qui préside à la tarification sur les premières lignes d’omnibus modernes dans les années 1820-1830. Même si le prix passe assez rapidement à « six sols » par l’addition de 0 fr. 05 pour pallier le manque de rentabilité directe de ces entreprises, les compagnies (que ce soit les petites entreprises d’avant l’instauration du monopole public en 1855, ou la Compagnie Générale des Omnibus, qui leur succède) n’obtinrent jamais la possibilité d’augmenter de beaucoup les tarifs (Lamé-Fleury 1874). Par la suite, c’est toujours la puissance publique qui les fixera de manière assez stable, ce qui nous place plutôt aux antipodes de l’idéal concurrentiel (Larroque, Margairaz et Zembri 2002).

La perspective de modulations tarifaires quasi-infinies rompt avec cette fixité. Non seulement la vie quotidienne des individus s’en trouverait fortement colorée par les impératifs de l’optimisation marchande (sollicitations incessantes, réexamen permanent des choix de consommation), mais ce processus serait en quelque sorte naturalisé, puisqu’il reposerait sur une infrastructure largement invisible, enfouie sous forme de puces et de capteurs. Dans les formes les plus radicales (telles que celles qui sont expérimentées à Blois en 1985, et que le STIF prévoit de mettre en place à partir de 2018), le voyageur ne connaît même pas le prix du trajet qu’il effectue : celui-ci est calculé rétrospectivement en fonction de l’ensemble de sa consommation sur toute la durée du contrat. Une part de l’organisation de l’espace urbain se voit donc confiée à des mécanismes de prix rendus inaccessibles à la perception humaine.

Cela ne change certes pas grand-chose, si l’on considère que de toute façon, la formation des prix sur un marché suit des mécanismes impersonnels. Il faut toutefois rappeler les dimensions morales et politiques associées au prix des marchandises dans les sociétés pré-industrielles (Kula 1984). Certains libéraux, à l’instar de Friedrich Hayek, s’opposaient à l’idée d’une organisation rationnellement planifiée des activités humaines. Ce dernier considérait que « la dimension subjective est irréductible dans les affaires humaines, y compris dans les rapports économiques et sociaux dans lesquels interviennent nécessairement des questions de valeurs et de signification » (Fleury 2017). Or, cette dimension subjective de l’activité économique est totalement absente d’un système qui fonde sur le calcul informatique une sophistication tarifaire potentiellement illimitée. Il devient même presque impossible pour un machiniste de maîtriser la gamme tarifaire à laquelle il est confronté. En voici une illustration :

Juin 2008, vers 1h00 du matin, aéroport de Roissy Charles-de-Gaulle. Le RER a été subitement interrompu depuis deux heures pour une raison inconnue, et un grand nombre de voyageurs (pour la plupart des touristes parlant peu ou mal le français) cherchent à prendre un bus pour rejoindre Paris. Ayant déjà validé (pour rien) leur ticket dans le RER, ils voudraient pouvoir bénéficier du trajet en bus jusqu’à Paris sans avoir à en payer un nouveau (ce qui semble assez légitime). Mais le machiniste se montre immédiatement très agressif envers eux, refusant de les laisser monter à bord du bus. « Je suis pas le RER moi, il faut un titre valide, il faut un titre valide ». La plupart des voyageurs se résignent à payer à nouveau. Mais d’autres s’énervent. Une dame insiste : « Je ne vois pas pourquoi il faudrait payer deux fois. J’ai payé mais il n’y avait plus de RER, vous devez nous laisser rentrer en bus ». À quoi le machiniste répond fermement : « Non, je ne veux rien savoir. Je suis pas le RER, je suis pas le STIF. Si c’est pas valable sur mon bus, c’est pas valable ». La dame s’écarte alors du machiniste et d’un geste vif, tente sa chance auprès de la borne à l’entrée du véhicule. À la surprise générale, la machine répond par une lumière verte et un signal sonore harmonieux (en fait elle a un passe « Fête de la musique », qui reste valable toute la nuit et sur tout le réseau). Triomphante, elle se retourne alors vers le machiniste qui, dépité, et pour tout dire un peu humilié, la laisse passer. Face à la technologie télébillettique, qui est pourtant partie intégrante de son outil de travail, de « son » bus, il n’est désormais pas plus qualifié que le premier touriste venu (Mattern 2011b, p. 111-112).

Le cas de la télébillettique illustre bien le fait que le néo-libéralisme technologiquement équipé a peu à voir avec les pratiques marchandes traditionnelles : l’initiative et la décision économiques sont de moins en moins à la portée des gens ordinaires, elles se déroulent sur un autre plan, souvent invisible, au mieux réservé à quelques experts.

Une technologie cybernétique de fluidification de l’espace urbain.

J’ai proposé de parler de « fluidité urbaine » pour qualifier l’horizon culturel dans lequel travaillent les ingénieurs et les gestionnaires du transport urbain depuis le 19e siècle (Mattern 2011b, p. 56-77). Application du concept de « fluidité industrielle » à l’espace urbain, il se traduit par la mise en œuvre d’une mobilité toujours plus poussée, fondée sur le perfectionnement d’automatismes artificiels convertissant en mouvements rationnellement coordonnés une quantité croissante d’énergie (fossile et électrique principalement), le tout dans un souci constant d’économie de travail vivant (Vatin 1987).

Comme le remarquent Grossin et Vincent, le processus d’automatisation implique des opérations de contrôle de plus en plus nombreuses, afin de s’adapter à un contexte variable : « Plus le degré d’automatisme est élevé dans une installation, plus les opérations de contrôle sont importantes et nécessaires, plus elles doivent être nombreuses et précises » (Grossin et Vincent 1958, p. 20-21). Au-delà d’un certain seuil, ces opérations sont assurées par le mécanisme lui-même, étant entendu que « les dispositifs de contrôle et de régulation automatiques surclassent souvent, et de très loin, les possibilités d’appréciation, d’attention et de réaction humaines » (Grossin et Vincent 1958). À partir des années 1940-1950, l’horizon de la fluidité urbaine s’aligne donc sur le paradigme cybernéticien (Heims 1991) (Dupuy 1994) (Lafontaine 2004), avec son ambition de créer une organisation sociale efficace et pacifiée grâce à l’échange d’informations. Une telle ambition est tout sauf neutre, en raison notamment de sa conception mécaniste et individualiste du monde : les sociétés humaines y sont considérées comme une collection d’individus dont il faut maximiser l’utilité, à l’intérieur d’une grande machinerie que l’on peut gouverner en jouant sur certains leviers de commande. Dans ce monde, l’intériorité du sujet passe après sa propension à communiquer, et les principes d’adaptation et d’autorégulation des systèmes se substituent à celui de l’autonomie subjective (qui était le fondement traditionnel de la démocratie). Précisons qu’historiquement, cette conception a partie liée avec le néo-libéralisme : on retrouve d’ailleurs nombre d’auteurs naviguant entre les deux paradigmes. Mais en théorie, on peut imaginer un système cybernétique qui ne serait pas fondé sur l’optimum théorique de l’équilibre général et sur le primat des mécanismes concurrentiels.

Dans le cas des transports publics urbains, on pourrait imaginer une organisation qui ne s’articulerait pas autour de la notion de « prix d’équilibre », qui ne se focaliserait pas sur la figure du « voyageur payant ». Mais là encore, la télébillettique semble devoir être un passage obligé pour l’encadrement cybernétique d’une fluidité urbaine toujours croissante. De fait, certains objectifs, certaines fonctionnalités et certains usages de cet outil s’inscrivent plutôt dans l’horizon cybernétique que néolibéral, et tendent à concrétiser la vision du monde qu’il présuppose.

Accentuer et compenser la déshumanisation ?

Dans cette conception, le travail humain est non seulement considéré comme un coût à faire baisser autant que possible, mais aussi comme une source d’erreur potentielle. La télébillettique peut ainsi être comprise comme un élément du projet d’automatisation des transports publics, appliqué à la fabrication, au contrôle et à la vente des titres de transport. Ce projet est ancien : dans les années 1960, il était déjà au cœur de l’automatisation du travail des « poinçonneurs » du métro et des receveurs d’autobus (suppression du poste et mise en place de valideurs automatiques), ainsi que des métiers liés à la vente (mise en place des premiers automates de distribution). À partir des années 1990, la télébillettique fut constamment associée à la promesse d’une réduction considérable du nombre de guichets de vente (voire à leur suppression pure et simple), remplacés par des guichets automatiques et par la vente à distance.

Mais paradoxalement, si cette technologie suscita l’enthousiasme de ses promoteurs et rencontra le succès auprès des gestionnaires, c’est aussi parce qu’elle semblait incarner une rupture dans cette trajectoire d’automatisation de l’espace urbain. Il faut dire que sa genèse s’inscrit dans une époque marquée par la montée des discours critiques vis-à-vis de l’automatisation des années 1960-1970, qui avait entraîné des effets imprévus de plus en plus difficiles à gérer. La désertification du réseau, avec toutes ses conséquences délétères en termes de hausse de l’insécurité, de fraude et de dégradation qualitative des métiers et du service, est fréquemment pointée du doigt au début des années 1980. À l’époque, la direction de la RATP abandonne donc sa politique antérieure de suppression d’effectifs, au profit d’une « prise en compte des effets dus à des opérations de modernisation volontaristes et productivistes » (Bouvier 1985, p. 144). La dénonciation des effets délétères de l’automatisation fait naître un certain nombre de réflexions et de propositions, qui rompent avec le style de recherches traditionnellement menées à la RATP et participe à la naissance de ce que Édith Heurgon appelle la « nouvelle prospective » (Amar 1988). De cette période datent aussi toute une série de réflexions sur les « nouveaux métiers » et sur la « relation de service » dans le secteur public, qui annoncent le « renversement de perspective » de l’entreprise au profit du « client » qu’instaurera Christian Blanc quelques années plus tard.

Or, il est remarquable que l’informatisation de la billetterie non seulement n’est pas considérée comme un prolongement de la phase d’automatisation antérieure (ce qu’elle est pourtant objectivement), mais tout au contraire qu’elle est vue comme une réelle opportunité d’amélioration à la fois des métiers et du service. En fait, c’est toute l’informatique miniaturisée qui semble participer à la critique de la bureaucratie et de « l’esprit d’ingénieur », et s’affirme comme la solution incontournable aux problèmes générés par l’automatisation à outrance. Un certain nombre de fonctionnalités du futur passe Navigo relèvent ainsi d’une conception de l’espace urbain qui entend dépasser la vision « hygiéniste et déshumanisée » des ingénieurs classiques, en renforçant la prise en charge d’individus de plus en plus isolés et sans repères.

Par exemple, entérinant « la croissance de l’agglomération parisienne ainsi que l’évolution des pratiques urbaines [qui] tendent à faire disparaître l’apprentissage expérimental de la ville qui suffisait autrefois » (Collectif 1984), la RATP étudie la mise en place de systèmes d’information destinés à remplacer les anciennes habitudes. On trouve donc précisément des fonctions « plan » et « itinéraire » sur les premières versions de la billetterie informatisée. De même, pour compenser la disparition des poinçonneurs et de nombreux agents de vente dans les stations, un bouton « appel d’urgence » permet d’indiquer son positionnement à une équipe de sécurité. Enfin, avec la possibilité de constituer et de gérer de gigantesques fichiers clients, la billettique incarne la promesse d’une billetterie individualisée, une billetterie qui ne serait pas un simple accès au transport public, mais se rapprocherait des « cartes privatives » existant déjà dans la grande distribution, personnalisées selon le profil des clients. On parle alors de « passeport urbain », c’est-à-dire d’un titre de transport « ouvrant l’accès à quelque chose qui serait une nouvelle mise en relation de l’usager et des réseaux, une nouvelle génération d’usages en termes de services rendus ou d’ « intelligence ajoutée » au transport » (Boisot et al. 1988, p. 8). Le « passeport urbain » défendu par les prospectivistes s’oppose ainsi au « passe sans contact » des ingénieurs péagistes, ces derniers insistant au contraire sur l’impératif de fluidité que sert l’utilisation des radio-fréquences. Mais cette opposition est pour le moins paradoxale, car c’est bien le même objet technique qui incarne à la fois la promesse d’une ré-humanisation du réseau, et la poursuite de sa fluidification.

La mécanisation du contrôle.

J’ai souligné ailleurs (Mattern 2011a) que c’est la lutte contre la fraude, et non un hypothétique projet de surveillance policière, qui explique la sophistication du passe Navigo. L’une des caractéristiques décisives de la télébillettique est sa robustesse face à la fraude aux faux titres de transport. Il faut préciser que si ce problème a fait l’objet d’une vague d’innovations juridiques, organisationnelles et techniques dès les années 1920-1930 (Suquet 2008), la socialisation progressive du financement l’avait ensuite relégué plutôt à l’arrière-plan des préoccupations gestionnaires. Les choses changent de nouveau à partir des années 1970-1980, lorsque l’automatisation des postes de poinçonneurs se traduit par l’explosion du phénomène de la fraude. Celle-ci devient d’autant plus préjudiciable que la place accordée au « problème du déficit » ne cesse de grandir, notamment avec des réformes du financement qui font dépendre la rémunération de la RATP du nombre de voyageurs payants transportés. Cela encourage la mise au point de systèmes techniques plus robustes en la matière, dont font partie les portes anti-fraude créées dès les années 1980, ainsi que la télébillettique. Comme l’attestent les discours des acteurs directs du projet, au début des années 1990, l’impératif de sécurité semble même être l’une des principales raisons du choix de la carte à puce à microprocesseur. Contrairement à une simple carte à logique câblée, moins chère à produire mais moins puissante, celle-ci permettait, en effet, la mise en œuvre de procédures de cryptage complexes, garantissant l’authenticité des titres et décourageant les fraudeurs. Comme l’explique alors l’un des principaux acteurs du projet[8][8], avec cet outil « nous sommes dans le domaine de la sécurité « carte bancaire » : c’est pratiquement infraudable ». C’est aussi la lutte contre la fraude qui explique l’enregistrement systématique des données de validation des voyageurs : il s’agit de détecter les éventuels « clones » qui donneraient lieu à des validations incohérentes. Une telle sophistication n’est d’ailleurs pas anodine, car elle tend à rendre la fraude non pas impossible, mais hors de portée des gens ordinaires.

Au-delà du problème des faux titres de transport, la télébillettique a pour effet plus général de mécaniser les procédures complexes de contrôle qui visaient à accréditer la présence des voyageurs sur le réseau. Ainsi, à bord des bus, c’est la borne qui valide désormais – ou non – le titre de transport. À cet égard, les sens, la mémoire et la personnalité du machiniste semblent relégués au statut d’auxiliaires d’un fichier informatique qui est, lui, le véritable dépositaire de l’autorité. De même en ce qui concerne les contrôleurs : alors que sur un billet magnétique, les principales informations sont inscrites et lisibles par un être humain, on ne peut pas déterminer si un passe Navigo est valide sans le faire « lire » par une machine, une borne ou un appareil portable de contrôle. Comme l’ensemble des opérations est enregistré puis transféré dans un fichier central en fin de journée, le travail des contrôleurs peut lui-même être strictement contrôlé. C’est la fin programmée des « petits arrangements », notamment des procédures de « régularisation » dont sont parfois encore coutumiers certains agents de contrôle. L’un d’eux explique : « Si ton appareil te donne cinq infractions, et que toi t’en as verbalisé trois, eh bien, on le verra tout de suite. Donc le contrôleur sera pisté. Tu n’es plus absolument libre. Or c’est très important que le contrôleur soit absolument libre » (Mattern 2011b, p. 176). La question posée par la télébillettique est donc celle du transfert de la confiance et de l’autorité sociale aux machines. On retrouve là l’une des caractéristiques de la conception cybernétique de la société, qui réside dans le discrédit porté sur les formes de confiance et d’autorité personnelles. Dans le même mouvement, le voyageur s’habitue à devoir signaler sa présence auprès d’une entité abstraite qui vérifie et accrédite la légitimité de sa présence, sans que l’on sache très bien jusqu’où va la surveillance. On entre alors dans un univers dystopique (Levin 1972) où plane partout la figure tutélaire d’un État dont on postule le plus souvent la toute-puissance (puissance tantôt bienfaisante et tantôt menaçante).

Vers un pilotage rationnel des transports publics urbains.

Comme on l’a vu, la télébillettique peut servir à moduler le tarif des voyages en fonction de la zone, de l’heure et du profil des usagers. Toutefois, il faut signaler que tous les initiateurs du projet « Billettique » de la RATP n’étaient pas favorables à la mise en place de modulations tarifaires, encore moins à un alignement du réseau sur les mécanismes du marché. Au départ, il s’agissait même de généraliser la tarification zonale à l’ensemble des titres de transport. En fait, la télébillettique peut tout autant être utilisée dans une perspective néo-libérale que dans le cadre de politiques urbaines volontaristes, visant par exemple à favoriser le développement de banlieues éloignées de la capitale, à encourager certains usages (tournés vers les loisirs et la consommation), ou encore à faciliter le déplacement de certains profils de voyageurs (étudiants, chômeurs, retraités, etc.). L’existence de fichiers centralisés d’une part, et des puces informatiques incrustées dans les passes d’autre part, rend possible (mais pas obligatoire) toute une gamme de politiques tarifaires alignées sur des conceptions politiques diverses. C’est précisément l’« ouverture » et la souplesse du dispositif technique en matière tarifaire qui lui a permis de faire consensus chez les ingénieurs et les décideurs politiques.

La télébillettique fait ainsi figure d’outil idéal, apparemment neutre sur le plan des valeurs, au service d’un pilotage rationnel des transports publics urbains. Elle s’avère particulièrement adaptée au type de gestion promu dans les conceptions contemporaines des services publics, qui impliquent de plus en plus l’utilisation de « systèmes d’information géographique » (Desbois 2009) censés garantir une connaissance « objective » des flux de voyageurs afin d’adapter en permanence et de manière réversible l’offre à la demande (Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris 1998, p. 49), et/ou de connaître avec précision les effets et les coûts d’une politique tarifaire volontariste. La télébillettique se rattache, en fait, à un courant de fond en faveur de la rationalisation des transports publics urbains, qui remonte au moins aux années 1950 pour ce qui est de la France, et qui s’est traduit à la fois par la mise en place progressive d’instances publiques indépendantes des entreprises exploitantes et par la mise au point d’outils de pilotage de plus en plus rationnels, s’appuyant sur les progrès de la « recherche opérationnelle ».

C’est bien en tant qu’instrument de collecte de données que le projet « télébillettique » fait son apparition dans le champ du Syndicat des Transports Parisiens au début des années 1990, et qu’il finit par convaincre ses principaux décideurs. Ils y voient le moyen de créer un système d’information rationnel fournissant des statistiques (notamment les données « origine-destination ») tout à la fois plus complètes, plus fiables et moins coûteuses que les traditionnels comptages de voyageurs.  Comme l’explique, en 2008, un administrateur du Syndicat des Transports d’Île-de-France : « on est quand même plus à l’aise quand on peut justifier les choses avec des données acceptées par tout le monde. C’est plutôt mieux de pouvoir adapter le service en fonction du remplissage (…) Actuellement, faute d’avoir les données le justifiant, il est délicat d’augmenter le service là où il faudrait » (Mattern 2011b, p. 358). Les comptages manuels sont toujours susceptibles d’être tronqués par tel ou tel acteur (pour surévaluer le nombre de voyageurs lors du comptage, par exemple) et contestés par d’autres, qui pourraient pointer le caractère non représentatif de la journée et/ou de l’horaire choisis pour le comptage. À l’inverse, les données (présentées comme) objectives de la télébillettique peuvent servir de point d’appui incontestable aux controverses, par exemple dans le cas où une entreprise de transport exigerait des pouvoirs publics de pouvoir alléger son service en réponse à une baisse de la demande dans telle ou telle zone. Ou encore, comme l’explique un cadre du STIF : « la RATP nous dira sans doute un jour qu’il faudrait pouvoir enlever des personnes aux guichets à partir de 22h par exemple… Eh bien ! Les données permettront de trancher, objectivement. Il y a plein de sujets sur lesquels on va maintenant avoir le réflexe d’aller voir sur les données » (Mattern 2011b, p. 358).

Le perfectionnement de ce type de gestion de l’espace, depuis les années 1970, est presque unanimement salué comme un progrès. Il fait suite à la multiplication des automatismes de gestion, qui fut une condition nécessaire au développement des sociétés industrielles dès le 19e siècle. Or, ce processus s’accompagne du discrédit systématique affectant les modes de décision plus traditionnels et fondés sur de tout autres facultés, telles que la connaissance du passé, la délibération collective et l’usage de la raison humaine. Certains machinistes ont fait remarquer qu’ils pouvaient tout autant renseigner les gestionnaires sur le remplissage de leur bus. Connaissance certes non objective, mais fondée sur l’expérience, la mémoire, des savoirs et des savoir-faire incorporés. Autant de facultés qui contredisent la logique taylorienne de rupture entre conception et exécution, et qui sont par ailleurs indissociables de l’idéal démocratique. À l’inverse, la télébillettique contribue à élargir le fossé entre l’expérience de chacun et les mécanismes qui la déterminent. Plus profondément encore, la dissémination des interfaces informatisées dans tous les interstices de la vie sociale prolonge ce que Ivan Illich avait appelé la désincarnation du monde (Illich 2004), atrophiant toujours plus la présence sensorielle de l’homme au profit d’un rapport exclusif avec ses propres signes (Abram 2013). Quant à l’espace urbain, c’est bien celui de Blaise Pascal et de ses « carrosses à cinq sols » qui se réalise ainsi. Si l’on suit Lucien Goldmann, la création de la première entreprise de transport public était clairement un sous-produit de la conscience tragique (janséniste) et, déjà, de la conception moderne de l’espace (Goldmann 2005) : un espace homogène, sans qualité, désymbolisé – un espace profondément étranger à l’homme et qu’il ne peut habiter qu’en l’anéantissant grâce à la rationalisation technicienne.

Pour conclure, l’attention particulière portée aux processus concrets de l’innovation permet d’illustrer, et peut-être de mieux cerner les mécanismes du déferlement technologique. On voit qu’il est inutile d’imaginer des acteurs animés d’un projet explicite de domination totale via la technoscience. En l’occurrence, si les cadres techniques et commerciaux des transports publics ont promu la télébillettique, c’est pour résoudre des problèmes concrets (ceux de la billetterie au sens large), hérités d’une trajectoire technologique donnée (marquée par l’urbanisation de masse et l’automatisation) et qu’ils interprétaient à travers un prisme idéologique particulier (le point de vue néo-libéral et, plus largement, cybernétique) leur permettant à la fois d’envisager des solutions pratiques et un horizon utopique. Cette technologie s’inscrit, en fait, au carrefour de deux « rêves » complémentaires en matière de gestion : d’un côté, celui d’une animation autonome de l’espace urbain, vu comme un vaste marché dans lequel les mécanismes de prix mèneraient d’eux-mêmes à la situation optimale ; de l’autre, le rêve d’un pilotage rationnel et volontariste de l’espace urbain par les pouvoirs publics, grâce à des systèmes d’information parfaitement efficaces.

Au-delà de ces éléments contingents, la télébillettique ne traduit aucune rupture avec la trajectoire socio-technique de long terme des sociétés occidentales. Elle participe pleinement de la mécanisation du monde, mouvement beaucoup plus général et plus ancien, déjà au cœur de la réflexion des classiques des sciences sociales (Berlan 2012). Une multitude de décisions et d’actions humaines, précédemment incarnées dans des personnes concrètes, présentes en chair et en os, sont remplacées par des mécanismes impératifs, univoques et décidés à l’avance, et par des processus de plus en plus souvent automatisés. Cette désincarnation est un élément essentiel (mais pas le seul) de la perte de maîtrise collective qui touche aujourd’hui nos sociétés en proie à une accélération généralisée (Rosa 2010). Pourtant, avec la multiplication des dispositifs d’identification électronique (comme la télébillettique et plus largement les RFID), les élites gestionnaires s’en remettent toujours plus au calcul et à la technologie pour régler les problèmes qu’ils rencontrent. L’idée que le réel est intégralement numérisable, que l’on ne perd rien d’essentiel en le faisant passer à travers le tamis de la quantification, jette le discrédit sur tout ce qui permet un ancrage sensible dans l’espace, ainsi que sur les rapports directs entre humains et sur toute forme d’autorité personnelle. Ce discrédit n’était sans doute pas le but recherché, mais c’est une conséquence du parti-pris de ces élites – et elle est tout sauf anodine.[9]

Endnotes:
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Résumé

Cet article s'intéresse aux sources imaginaires de la quantification du monde, à travers le cas particulier de la télébillettique, c'est-à-dire le couplage entre une billetterie informatisée et une transmission par ondes radio, utilisée couramment dans les transports publics urbains. L'étude détaillée du processus d'innovation technique permet de préciser les problèmes concrets qui se sont posés aux acteurs et le cadre idéologique dans lequel ils ont cherché à les résoudre. Le passe Navigo s'inscrit au carrefour de deux « rêves » complémentaires en matière de gestion : d'un côté, celui d'une animation autonome de l'espace urbain, vu comme un vaste marché sur lequel les mécanismes de prix mèneraient d'eux-mêmes à la situation optimale ; de l'autre, le rêve d'un pilotage rationnel et volontariste de l'espace urbain par les pouvoirs publics, grâce à des systèmes d'information parfaitement efficaces. Plus largement, la télébillettique s'inscrit dans la trajectoire socio-technique de long terme des sociétés occidentales : destinée à encadrer la fluidification et l'artificialisation croissantes de la circulation humaine dans les grandes villes, cette technologie est une concrétisation de l'imaginaire cybernétique appliqué à l'univers des transports publics urbains de masse. Elle prolonge et radicalise le processus de mécanisation du monde, inhérent à l'industrialisation capitaliste.

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Notes

[1] Le Syndicat des Transports d’Île-de-France (STIF), a succédé au Syndicat des Transports Parisiens (STP) en décembre 2000, avant de devenir Île-de-France Mobilités en juin 2017.

[2] En plus des publications de la RATP Études et projets et Savoir-Faire, j’ai notamment consulté : la Revue Générale des Chemins de Fer, Rail & Recherche, Transport, Transport/Environnement/Circulation, Gérer et comprendre.

[3] Christian Blanc, PDG de la RATP de 1989 à 1992.

[4] Pierre Giraudet, Directeur général de la RATP de 1972 à 1975.

[5] Dans cet ouvrage, Polanyi ne parle que de façon très allusive des transports publics urbains, mais son analyse semble tout à fait pouvoir s’y appliquer.

[6] En témoigne la lecture de la Revue Générale des Chemins de Fer pendant l’année 1959.

[7] En réalité, le modèle théorique du marché libre pose encore bien d’autres problèmes insolubles qui rendent cette tentative parfaitement illusoire (Bénicourt, Guerrien 2008)

[8] Dans une vidéo interne du département SIT de la RATP, en 1995.

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