Penser les métropoles pour les « individus » ?

by Responsable éditoriale | 15.03.2006 00:00

Image1Les instruments dont on dispose aujourd’hui pour décrire et expliquer les réalités métropolitaines contemporaines ne sont pas entièrement satisfaisants : ils ne permettent pas toujours d’identifier les vraies questions qui se présentent à ceux qui produisent la ville. Partant de ce constat, le sociologue Alain Bourdin synthétise dans son nouvel essai des réflexions issues de sa pratique de recherche et de dialogue avec le monde des institutions, pour y proposer une lecture de la métropole au prisme de l’individu. Dans ce parcours étayé d’exemples de recherches françaises — ce qui en fait l’intérêt et la limite —, deux perspectives seront soulignées. L’importance des expériences quotidiennes des individus, en premier lieu, que les décideurs et urbanistes devraient considérer dans toute leur ampleur et non pour leurs seuls aspects anecdotiques. Puis, l’irruption de la mobilité et de la consommation comme les deux composantes majeures d’une « civilisation des individus » invite, selon lui, à reconsidérer certaines problématiques classiques de la production des villes contemporaines.

La métropole au prisme de l’expérience individuelle.

Une théorie générale des phénomènes métropolitains est indispensable : en s’attachant à réinvestir plusieurs thèmes et notions classiques en sociologie, l’auteur identifie quatre enjeux de connaissance.

En ce qui concerne la métropole, la tradition sociologique allemande offre la possibilité de ne pas l’envisager comme un contexte mais comme une organisation sociale, une expérience individuelle quotidienne et un ensemble codifié de manières de vivre et de penser, une idée qui permet de dépasser très largement le seul cadre de la ville. Si aujourd’hui l’individu affranchi se trouve au « centre du monde », comment toutefois expliquer qu’il « existe de la société sans société » (p. 6), des sociétés d’individus ? Parce que dans la métropole, les individus produisent des cadres, des formes sociales qui stabilisent leurs rapports, d’où l’importance qu’il y aurait à s’attacher à leur expérience à travers laquelle se jouerait ce double mouvement de socialisation et de subjectivisation. Cette expérience, ce serait majoritairement celle d’une « classe moyenne urbaine » diplômée qu’on trouverait « dans toutes les régions du monde », ce qui laisse très dubitatif : en limitant les classes précaires aux « immigrés » et aux « dealers », l’ouvrage oblitère les classes moyennes précarisées en constante augmentation.

C’est donc par la civilisation des individus que se crée le lien entre individu et métropole : « cadre de référence par rapport auquel on construit des actions et des relations de manière relativement autonome », sans frontière et en mouvement permanent, qui « s’élabore et se transforme dans la grande ville connectée au monde », elle se définit « par la forme qu’elle donne à l’expérience individuelle du monde » (p. 10).

Partant de là, l’auteur suggère d’actualiser certains thèmes de sociologie : il est pour lui important de comprendre comment l’urbanité se recompose aujourd’hui, de ne pas simplifier le travail de rationalisation qui apparaît contradictoire dans la métropole (s’ouvrir toujours plus mais se sécuriser davantage) mais aussi d’explorer sérieusement les différenciations, phénomène déterminant qu’empêche de penser la notion médiatique de fragmentation.

L’ensemble ouvre alors quatre chantiers : saisir l’individu comme cadre d’expérience invite à aborder la métropole comme une dimension de l’individuation ; analyser les mœurs offre la possibilité d’approcher les valeurs de la civilisation en sortant du cadre restrictif de la culture ; reconnaître le déséquilibre générateur permet d’assumer le caractère producteur des écarts, marges et mouvements face aux idéologies de l’équilibre (développement durable) ; enfin, prendre en considération la différenciation créative ouvre une autre approche des styles de vie en ne les limitant pas aux seules logiques de marché.

Dans toute cette civilisation, la consommation constitue une matrice (mode de vie) à l’intérieur de laquelle prend place l’expérience du quotidien des individus : c’est un système de différences exacerbées qui les contraint à choisir et justifier leur choix ainsi qu’à reconstruire inlassablement du sens dans un système où les anciens mondes de sens (urbanités, structures sociales) disparaissent. La consommation est toutefois autre chose qu’une contrainte imposée : c’est à travers elle que la ville se produit, notamment autour de lieux dits « générateurs » (cathédrales culturelles, lieux de connexion et d’information…). Sa composante fondamentale est une mobilité aujourd’hui généralisée et liée à trois causes (information, interaction, organisation) impliquant autant de coûts (économique, temporel, psychologique).

Pour achever, l’ouvrage se décale sur le terrain de l’action : au-delà des classiques de l’urbanisme (production de centralités, étalement urbain…) on retiendra l’importance accordée par l’auteur à la « production de sites », terme en vogue désignant des lieux mondialisés, principale question urbanistique et politique d’aujourd’hui, selon lui.

Vers la fin des épreuves métropolitaines ?

On regrettera toutefois que ce panorama dense et succinct efface une série d’épreuves métropolitaines. D’abord, celle du choix incessant imposé : que choisir et comment ? Que se passe-t-il lorsqu’on ne veut ou peut plus choisir ? L’auteur s’étend peu sur les conséquences des écarts croissants au mouvement (forte augmentation des taux de surendettement par ménage…) ou sur la fragilisation des individus par les contraintes de mobilité comme de choix.

Image2Puis, la réduction de l’enjeu métropolitain à un problème d’offre évacue de manière dommageable la question de l’épreuve politique : au système dans lequel l’ordre urbain déterminait l’offre s’en serait substitué un autre où l’ordre (le droit) serait soumis à l’offre. En ce sens, il est regrettable de lire que « la métropole offre la possibilité de comportements de toutes sortes mais sans qu’ils soient référés à un ordre organisateur » (p. 227). Les conditions de possibilité socio-politiques dans lesquelles prennent place les phénomènes décrits — celles des espaces démocratiques — sont à ce point incorporées par les sociétés (et les chercheurs qui les observent) qu’ils en viennent à les oublier. Le système du droit comme ressource de régulation de l’offre n’est possible qu’en tant qu’il s’inscrit dans cet espace démocratique au sein duquel s’architecturent nos rapports sociaux. L’exigence d’un ordre référentiel précédant l’offre reste plus que jamais présente aujourd’hui dans nos métropoles, comme le terrorisme le remémore tragiquement. En réalité, l’ouvrage est représentatif d’un grand malaise de la pensée sociologique à se saisir des questions politiques. Si le monde se fait aujourd’hui dans les métropoles, le défi politique premier posé est tout autre que celui d’une gestion de l’accessibilité à une « compétence métropolitaine » — terme flou au demeurant (p. 229). Il est celui de formuler des réponses à une épreuve de composition (rendre possible l’être-ensemble), un travail qui se situe entre une herméneutique des principes politiques fondamentaux (justice…) et une interrogation sur les modalités de leur articulation concrète dans des situations à la fois mondiales et métropolitaines.

Alain Bourdin, La métropole des individus, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005. 249 pages. 20 euros.

Source URL: https://www.espacestemps.net/articles/penser-les-metropoles-pour-les-individus/