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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Penser la création.

Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, 2009.

Image1Si le travail est un objet familier des sciences sociales, c’est que, en vertu de ses caractéristiques intrinsèques, il peut fournir à la sociologie l’occasion d’une mise à l’épreuve probante de ses catégories centrales, retrouvant dans l’effort d’une structuration rationnelle de l’agir humain, dont la technique et le travail constituent des expressions privilégiées, la marque de sa rationalité propre. Il n’est en ce sens guère étonnant que le travail, qu’il soit conçu par nombre de penseurs modernes, au premier rang desquels les sociologues, comme principal vecteur d’unification et d’intégration sociales, ou plus largement comme le type même de l’action rationnelle en finalité, pour reprendre la terminologie conceptuelle de Max Weber (1965, p. 328 ; [1971] 1995, p. 55), ait pu constituer un terrain d’expérimentation privilégié pour l’investigation sociologique. Et ceci reste vrai indépendamment du modèle d’analyse considéré : aussi bien dans le cadre d’une pensée de l’individualisme calculateur, qui conçoit le travail comme l’archétype de l’action accomplie sous l’égide de la rationalité instrumentale ou de la maximisation sous contrainte, que dans la perspective marxienne, qui fait de l’activité productrice l’expression par excellence des facultés constitutives de l’humanité, le travail est toujours considéré comme une dimension centrale du social, dont l’explicitation nécessaire semble fournir le meilleur garant à cette entreprise de rationalisation qui caractérise d’après Weber le mouvement de la modernité.

Il ne semble pas en aller de même pour ce qui concerne le phénomène de la création artistique, comme le rappelle Pierre-Michel Menger dans l’introduction de son ouvrage Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, regroupant les textes qui ont jalonné le parcours du sociologue dans le cadre de l’imposant programme de recherches que celui-ci a mis en œuvre à la fin des années 1980 au sein du Centre de sociologie des arts fondé par Raymonde Moulin, devenu depuis le Centre de sociologie du travail et des arts [1] : les propriétés structurelles qui sont traditionnellement reconnues par la sociologie comme propres à cette action rationnelle qu’est le travail (définition quasi-exhaustive des objectifs et des moyens, possibilité d’une mise en adéquation rigoureuse des outils et des finalités, élaboration de systèmes de modélisation permettant l’organisation relativement stabilisée du processus de production, existence de récurrences et de régularités garantissant du risque d’accident ou de perturbation) semblent dans le cas de l’art n’occuper qu’une place marginale, l’activité de création artistique paraissant au contraire régie selon le principe de l’indétermination et de l’incertitude (Menger, 2009, pp. 7-8). Ainsi, autant il est possible de mettre en corrélation la formation initiale de l’individu avec sa situation professionnelle ultérieure, ou d’envisager les probabilités pour qu’un individu réussisse à échapper à la sous-qualification en fonction de son origine sociale, autant l’élaboration d’un cadre conceptuel dans lequel l’activité artistique, conçue de manière prosaïque comme réalisation d’une visée d’ordre esthétique et non directement utilitaire, dévoilerait son mécanisme intrinsèque et les lois qui lui sont propres semble une tâche bien plus difficile à mettre en œuvre, en tout cas si l’on se réfère au modèle de l’action rationnelle que constitue traditionnellement le travail pour la sociologie. Pour reprendre les exemples les plus révélateurs choisis par Menger au début de son introduction (pp. 7-8) : formation initiale et réussite professionnelle forment dans le cas de l’art des dimensions à ce point hétérogènes qu’on ne peut les faire fonctionner comme deux véritables corrélats, l’apprentissage par l’expérience et la formation continue rendue nécessaire par les fluctuations plus ou moins imprévisibles de la demande du public tenant une place si importance que toute entreprise de « probabilisation » des chances de réussite dans le domaine de l’art semble pour le moins vaine. Si l’on ajoute à cela la flexibilité endémique de l’emploi dans le domaine artistique, la fréquence plus grande dans le cas des métiers artistiques que dans les autres professions « supérieures » de revenus négatifs (le gain final étant inférieur aux divers coûts de l’activité artistique), ou encore le fait qu’une minorité d’artistes concentre l’essentiel des gains, le caractère très attractif d’une existence marquée du sceau de la précarité peut sembler difficilement compréhensible à un regard sociologique qui privilégie le modèle de l’agent rationnel devant normalement opter, car c’est la voie de la prudence, pour un métier où les chances de revenus sont à la fois plus sûres et plus également réparties tout au long de l’existence.

L’un des grands mérites du livre de Menger est précisément d’éviter de tomber dans le piège du double écueil qui guette immanquablement l’effort de réflexion visant à appréhender le phénomène de la création artistique : soit, en effet, on cherche à sauver à tout prix le modèle économique de la rationalité comportementale, mais avec pour conséquence de sacrifier ce que le domaine de l’art peut avoir d’irréductible et qu’on ne saurait confondre avec l’activité rationnelle dont parle Weber, sans compter les inévitables apories auxquelles conduit la conception d’une activité attractive, mais que tout pourtant devrait porter à fuir, puisque celle-ci contredit la rationalité calculatrice de l’homo economicus (p. 188) ; soit, à l’inverse, on cherche à préserver la spécificité de l’acte de création artistique, en mettant en valeur ce que la poursuite d’une finalité aussi peu utilitaire que la production d’un objet esthétique contient d’irréductible à la logique du travail, mais il faut alors courir le risque de rendre impensable l’activité créatrice sous prétexte qu’elle serait le lieu d’une singularisation extrême, et expliciter dans ce cas la réussite et la consécration artistiques en référence à des dispositions innées, comme celles du génie (p. 397) — du coup, il devient impossible de comprendre comment deux artistes doués a priori de capacités hors du commun peuvent connaître des destins complètement différents, l’un atteignant le sommet de la gloire, l’autre ne parvenant pas à concrétiser ses dispositions géniales dans une œuvre reconnue (p. 432).

Tout l’intérêt des thèses défendues par Menger consiste justement à réfuter cette fausse antinomie de la rationalité et de la création, en montrant que la création artistique est une activité qui relève bel et bien de la logique rationnelle, et qu’en ce sens celle-ci est tout à fait pensable dans le cadre d’une sociologie du travail, à ceci près que le travail artistique est modelé par une incertitude constitutive, qui ne tient pas tant à des motifs d’ordre conjoncturels, mais appartient à la nature de cette activité qu’est la création artistique : « L’activité créatrice est une conduite rationnelle : cet énoncé n’atteint sa pleine signification que si cette rationalité est spécifiée comme celle d’un comportement en horizon incertain » (pp. 12-13). L’activité de création n’est pas à strictement parler chaotique, auquel cas on ne pourrait rien en penser, ni rien en dire, le fait qu’elle puisse s’objectiver dans une œuvre et se développer dans le cadre d’une démarche relativement réflexive attestant bel et bien qu’on ne puisse la dégager de toute présomption de rationalité substantielle (p. 12). Pour autant, qu’il soit possible de saisir dans la création artistique un indéniable noyau de rationalité n’implique pas que celui-ci relève d’une logique de la pure détermination, susceptible d’objectiver sans reste ce qui constitue les tenants et les aboutissants de l’action créatrice. L’activité de l’artiste se déroule en fait suivant un cours qui, sans être programmable, auquel cas on ne parlerait pas de création mais d’effectuation ou de mise en opération, offre néanmoins au créateur des points d’appui à partir desquels celui-ci peut réfléchir son acte créatif et éclairer dans une certaine mesure un cheminement ayant pour horizon l’accomplissement de soi en régime d’incertitude (pp. 8-9 et 188). Se référant aux analyses développées par Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société ([1975] 2003, notamment p. 109), selon laquelle la praxis du chercheur comme celle de l’artiste doivent se comprendre à la manière d’une activité certes consciente de ses objectifs et des moyens à l’œuvre, mais qui reste dans une incertitude complète quant à ses résultats et au sens ultime de ses fondements (Menger, 2009, pp. 155-156), Menger cherche à rendre compte de l’activité de création artistique comme d’une praxis finalisée, c’est-à-dire tendue vers la réalisation d’un objectif pour une part déterminé (la création d’un « objet » esthétique) mais qu’on ne peut appréhender selon une stricte logique de la détermination causale, renouant ainsi avec la conception kantienne de l’acte esthétique comme cette forme originale d’activité finalisée sans fin objectivable (Kant, [1985] 1989, p. 171).

La mise en relation du travail et de la création joue d’ailleurs dans les deux sens — il ne s’agit pas seulement d’œuvrer à une réévaluation de la dimension rationnelle contenue à même l’acte créatif, c’est inversement le travail qui doit être qualifié à la manière d’une activité se déployant en régime d’incertitude — comme en témoignent les développements que Menger consacre dans les deuxième et cinquième chapitres à la valeur expressive que peut revêtir le travail lorsque celui-ci est conçu dans la perspective de l’épanouissement individuel (pp. 103 et 199). En ce sens, et sur un plan qui dépasse la seule compréhension des transformations contemporaines du travail dans la perspective d’une plus grande autonomie accordée aux agents productifs (Menger, 2001, pp. 22-26), toute activité humaine, même l’action rationnelle en finalité, dans laquelle but et moyens peuvent être déterminés sur un mode quasi-exhaustif, comporte un noyau de création irréductible qui fait que celle-ci ne consiste pas dans la simple reproduction standardisée d’un modèle fixe. Ainsi l’activité technique, dont on sait la place centrale qu’elle occupe dans l’univers de la production, et qui est sans doute la forme d’activité la moins éloignée de cet idéal d’adéquation dans le rapport des instruments et des fins, ne peut jamais être intégralement rationnelle, au sens où il n’est pas possible d’arriver à une disposition des moyens telle qu’elle interdise tout risque d’accident. Le monde du travail dans lequel la technique produit ses effets est certes un univers causal qui se prête à des procédures d’instrumentation, sinon celle-ci ne pourrait avoir aucune efficience, mais dont la structure reste partiellement indéterminée — ce qui constitue d’ailleurs une condition positive de l’activité technique puisqu’une réalité intégralement déterminée, c’est-à-dire totalement rigidifiée, ne pourrait changer de forme et n’offrirait donc aucune prise à l’opération technique : c’est pourquoi une action rationnelle ne peut être véritablement efficace qu’à la condition que soit établie entre la série des moyens et le résultat envisagé l’articulation la plus adéquate, mais aussi à celle que soit assurée à ces moyens l’élasticité maximale qui puisse permettre de parer à toute éventualité et à tout imprévu.

Le problème du rapport complexe noué entre la création et la rationalité que s’emploie à résoudre Menger, ou pour l’exprimer dans le langage de la philosophie traditionnelle entre la liberté et le déterminisme, renvoie à la question de savoir comment il est possible de penser la création artistique et son indétermination radicale sans sacrifier aux exigences de la rationalité, susceptible de fournir au phénomène de la création l’ordonnance sans laquelle celle-ci n’est plus qu’un chaos sans structure. Privilégier dans le cadre d’une approche romantique la dimension chaotique de la création artistique, sous prétexte de préserver une strate de la réalité sociale qui ne soit pas intégralement déterminée, et dans laquelle une ouverture vers l’altérité et la nouveauté reste possible, revient à opposer de manière simpliste raison et création, en condamnant par avance l’élaboration d’une sociologie du travail créateur et toute prise en compte d’une histoire de l’art orientée dans une certaine direction : la louable volonté de ne pas réifier l’art, en évitant de rabattre ce domaine sous les schèmes d’un objectivisme réducteur, aurait alors pour effet de conduire la pensée à s’enfermer dans les travers d’une conception romantique de la singularité géniale (Menger, 2009, pp. 187 et 237). À l’inverse, l’effort pour dégager une stricte logique de la création artistique au travers de laquelle l’élaboration d’une histoire des formes expressives deviendrait pensable, tendant dès lors à faire des œuvres d’art les simples produits d’un contexte historique et social qui les détermine à l’insu du créateur, risquerait de transformer le postulat de la rationalité historique en une réalité dûment identifiée, aboutissant dans ces conditions à faire aussi bien des œuvres que du processus de créativité lui-même la résultante strictement déterminée d’une raison à l’œuvre dans le social et dans l’histoire (pp. 367-372). L’art constituant, du moins dans la modernité, le lieu de ce que Nathalie Heinich nomme un « régime de singularisation », il n’est guère étonnant que la sociologie, qui se fonde sur un principe méthodologique accordant la primauté aux phénomènes collectifs et constitue à l’inverse de l’art l’un des lieux du « régime de communauté » (Heinich, 1998, pp. 11-21), ait déployé ses efforts pour réduire le privilège de la singularité à cette instance de détermination générique qu’est le social, en s’efforçant ainsi de dissiper l’illusion d’une créativité singulière échappant à tout déterminisme. D’où, selon Nathalie Heinich, la récurrence de cette joute, aussi vaine que rituelle, opposant les tenants de l’analyse sociologique, qui dévoile les ressorts cachés de l’acte de création, aux défenseurs du génie irréductible, qui serait celui de la singularité artistique (1998, pp. 16-17). Le sens de l’effort entrepris par Menger pour repenser le lien subtil qui noue singularisation artiste et rationalisation sociologique consiste précisément à échapper à l’alternative du romantisme mystificateur et de la science sociale désenchantée : pas plus que la salutaire ambition de penser la création à l’aune de schèmes rationnels ne doit aboutir à récuser le principe même de l’incertitude, le légitime souci d’accorder une place centrale à l’indétermination comme matrice constitutive du processus créateur ne doit conduire à abdiquer tout effort d’explicitation lucide quant aux procédures par lesquelles le sujet singulier instrumente le réel à des fins de réussite (Menger, 2009, pp. 204-205). C’est le long de cette voie ténue que se déploie précisément la tentative de Menger pour penser conjointement la création et la rationalité, et concevoir le travail créateur comme le lieu d’une expérience continue par laquelle le sujet apprend à se réfléchir, au fur et à mesure qu’il se découvre et s’accomplit, dans un temps qui est celui de l’incertitude et de l’indétermination (pp. 14, 100, 188 et 238).

À rebours du modèle d’analyse privilégié par la sociologie déterministe, qui cherche, à partir des propriétés qui caractérisent initialement l’individu sur la base des conditions de sa socialisation et de ce dont il dispose au départ sous forme de capital hérité, à estimer de la façon la plus précise les probabilités de son comportement et de ses choix, Menger va privilégier un modèle d’analyse prenant pour point de départ ce que la sociologie de type causal-déterministe n’admet précisément qu’à titre d’exception, c’est-à-dire l’incertitude (p. 48), non pour en faire le ressort ultime et auto-suffisant de la création, mais afin de mettre en valeur la dynamique d’apprentissage par laquelle le sujet créateur fait l’épreuve de ce qu’il vaut, en se découvrant progressivement dans des jeux d’interaction et de comparaison (pp. 12 et 287-288), sans que le contenu d’une telle expérience ne puisse se déduire de l’intériorisation préalable de normes sociales, sous forme d’habitus par exemple, comme chez Bourdieu (Menger, 2009, pp. 39-40), ou de la réactivation continue d’un passé sédimenté dans le comportement (pp. 43-44). Le principal défaut des sociologies déterministes, comme celles de Durkheim ou de Parsons, tient essentiellement, d’après Menger, à ce qu’elles réduisent le contenu substantiel de l’action à un temps immobile, ne fournissant qu’un support à la réactualisation d’un passé déterminant sous forme de situations probables, donc prévisibles (p. 57) : « ceci signifie, » en conclut Menger, « que le temps n’apprend rien de substantiel aux individus hors du jeu d’une mécanique des forces qui ne fait intervenir que des acteurs collectifs, et que les situations d’action sont une fois pour toutes ordonnées à une physique sociale d’inspiration newtonienne » (p. 58). Or, affirmer de la situation en t1 qu’elle est à strictement parler différente de la situation antérieure en t0, c’est affirmer que, de t0 à t1, il y a indétermination essentielle, et non implication logique ; par là, qu’une incertitude constitutive de l’action humaine explique qu’il soit impossible de déduire t1 de ce qui a été posé dans t0. Ce qu’il s’agit au fond de remettre en cause, c’est l’existence d’un lien de causalité entre les capacités d’action dans le présent et les ressource initiales dont dispose le sujet, qui rendrait ainsi compte de la forte probabilité pour que l’individu actualise telle possibilité d’action, et non telle autre. Or une conception plus pragmatiste de l’action, comme celle de Mead par exemple (Menger, 2009, p. 61), indique que si le sujet développe un potentiel selon une trame du temps qui, pour des besoins de stabilité rendus nécessaires par la constitution d’une identité propre à assurer l’unité du sujet, est effectivement continue, la matrice régissant le déroulement d’une action continue dans le temps est tout sauf une donnée initiale, mais au contraire le produit d’une reconstruction qui pousse le sujet à retisser le fil de ses expériences en fonction des éléments de discontinuité que représente l’imprévisible émergence de la nouveauté. Ce qui intéresse particulièrement Menger dans le cas de la création artistique, c’est qu’elle fournit précisément l’occasion de penser la possibilité d’une réflexivité autrement que comme une forme plus subtile d’adaptation à un environnement qui requiert à certains moments un comportement moins routinier, mais comme une faculté en elle-même re-créatrice, ouverte aux aléas de l’action, et qui ne cesse de réinterpréter le présent et le passé à la lumière de cette discontinuité qu’introduisent la nouveauté et l’imprévisible (pp. 94-100). La rationalité telle qu’elle a été formulée par le mathématicien et pasteur anglais Thomas Bayes nomme précisément la logique régissant le comportement d’un individu qui, ayant à prendre une décision, émet une hypothèse quant à la probabilité du résultat futur de son action, et réajuste ensuite son comportement en fonction des informations supplémentaires que l’imprévisibilité du cours de l’action ne peut manquer de faire surgir (p. 97).

Ainsi peut-on plus facilement se sortir de certaines des apories propres à l’art, posées notamment par la considération du génie comme l’inexplicable apparition d’une singularité irréductible déjouant toute prévisibilité et donc toute modélisation probabiliste (p. 372). Car en admettant qu’il existe bel et bien des différences dans les qualités constitutives des sujets, qui ne tiendraient pas tant à l’origine sociale qu’à de réelles inégalités dans le partage des talents, il resterait à prendre en compte l’indétermination constitutive de toute activité créatrice, et qui tient à l’inscription de celle-ci dans l’ordre du temps : en effet, on ne peut à proprement parler de génie qu’une fois ce génie à l’œuvre, c’est-à-dire qu’après que celui-ci se soit objectivement incarné dans des œuvres consacrées comme telles, ce qui semble d’une certaine façon contredire le privilège du don qui est par définition présent et repérable chez le « génie » avant tout mise en œuvre. Du coup, pour éviter l’écueil constructiviste qui consisterait à soupçonner derrière la reconnaissance du génie le déploiement d’une stratégie menée par les instances sociales en charge de la consécration (pp. 371 et 394), il semble nécessaire de voir dans le temps de la maturation de l’œuvre géniale un processus marqué par une incertitude telle qu’elle invite les artistes à une mise à l’épreuve de leur génie supposé dans le cadre de comparaisons relatives, au terme desquelles ils parviennent à mieux se situer les uns par rapport aux autres (p. 285) — les différences entre le créateur de génie et l’artiste talentueux s’expliquant, d’après Menger, non par l’existence chez le « génie » de capacités hors du commun, mais en vertu d’un mécanisme d’avantage cumulatif, qui amplifie dans le cours de la carrière des différences de performance à l’origine quasi nulles (pp. 19-20, 238, 401 et 422).

Plutôt donc qu’envisager l’espace de la création et celui de la rationalité comme des lieux incommensurables, dont la mise en rapport devient aussitôt suspecte, il semble plus fécond, comme le fait Pierre-Michel Menger, de voir dans ces deux dimensions une articulation faite d’union et de tension, à partir de laquelle se nouent et se dénouent les fils du travail créateur : car si la rationalité sociologique ne cesse d’être affrontée au contact de l’art au problème de son fondement, qui force celle-ci à se mettre en question, et l’oblige ainsi à faire droit à la créativité, elle doit aussi travailler à l’élucidation du monde social, avec pour ambition légitime de fournir à la création son instrument de mesure, quitte à en révéler la part d’arbitraire.

Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2009.

Résumé

Si le travail est un objet familier des sciences sociales, c’est que, en vertu de ses caractéristiques intrinsèques, il peut fournir à la sociologie l’occasion d’une mise à l’épreuve probante de ses catégories centrales, retrouvant dans l’effort d’une structuration rationnelle de l’agir humain, dont la technique et le travail constituent des expressions privilégiées, la marque ...

Bibliographie

Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, [1975] 2003.

Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998.

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, [1985] 1989.

Pierre-Michel Menger, Portait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil, 2001.

Max Weber, Economie et société, Paris, Pocket, [1971] 1995.

Max Weber, « Essais sur quelques catégories de la sociologie compréhensive » in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, pp. 325-398.

Notes

[1] Les treize chapitres qui constituent cet ouvrage sont issus d’articles et de contributions rédigés entre 1989 et 2004, et pour un certain nombre remaniés et augmentés. Présentés sur la base d’une ordonnance thématique, afin de mieux faire ressortir l’unité et la cohérence de la recherche entreprise par Pierre-Michel Menger, et non en fonction d’un simple fil conducteur chronologique, ces textes d’origines diverses composent une impressionnante sociologie du travail créateur. Nous nous employons à rendre compte ici du principal axe méthodologique qui soutient le travail du sociologue.

Auteurs

Nicolas Poirier

Docteur en science politique de l’Université Paris 7, Nicolas Poirier enseigne la philosophie au lycée Montesquieu de Herblay (Val d’Oise). Il a notamment publié Castoriadis. L’imaginaire radical aux Puf en 2004, ainsi que des articles sur la pensée politique contemporaine dans la Revue du Mauss, Les Cahiers critiques de Philosophie, Les Temps modernes, Monde commun et Variations. Il est encore responsable de l’édition critique des textes inédits de Castoriadis, Histoire et création. Textes philosophiques inédits 1945-1967, parue au Seuil en 2009.

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Sérendipité.

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