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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Quels lieux de rencontre démocratiques ?

Des lieux de rencontre au lieu de la rencontre.

C’est avec une force éclatante que l’artiste allemand contemporain Jochen Gerz a posé le problème des lieux de rencontre dans une société fracturée, de ces lieux de contact qui souhaitent contrer les effets de dispersion de la société de consommation et du spectacle, mais aussi des endroits dans lesquels la présence et le face à face rendus possibles entre des personnes travaillent le rapport à l’autre, le désir de ne pas voir et le fait que ce n’est pas tout de voir, bref le corps politique. Son œuvre la plus typique à cet égard, Les Mots de Paris[1][1], énonce clairement l’enjeu d’un débat : les lieux de rencontre de la ville contemporaine, sur l’existence desquels nous allons nous interroger, ou sur l’aspiration auxquels nous devons pousser aujourd’hui, ne peuvent plus consister en des lieux fixes et figés, ne sauraient ni être pérennes ni se contenter de dispenser les valeurs « éternelles » de l’altruisme. Au-delà du simple face à face entre les personnes, en effet, c’est une toute autre perspective que nous voulons faire valoir : celle d’un nécessaire engagement de la rencontre dans la reconnaissance de l’autre.

Le lieu de rencontre (Der Treffpunkt) de l’avenir, ou plutôt le lieu de la rencontre, n’aura aucun intérêt s’il se résout en un simple projet de fixation territorial modélisé ou en un projet moral d’instauration d’une vague coexistence des personnes. Il doit changer de statut, au sein de la culture et de la ville contemporaines, nous apprendre à nous déplacer (physiquement et mentalement) de la rencontre et du commerce à la pratique de la reconnaissance, afin que nous restions constamment indépendants d’un modèle de rencontre, et que nous demeurions toujours vigilants, favorisant les rencontres nouvelles, possibles ou exigibles. En somme, le véritable lieu de rencontre doit moins contribuer à définir une enclave qu’un acte (pour une rencontre, mieux vaut sans doute Eros qu’un lieu, affirme en substance Jean-Paul Dollé). Le lieu de rencontre, urbain et civique, ne peut être un espace définitif, au risque d’être inerte. Tel est d’ailleurs le langage (sinon la littérature ou le livre), lieu de rencontre par excellence : sans cesse déplacé, jamais figé, flottant, mais toujours affronté et confronté.

D’une certaine façon, nous voudrions ressaisir cette perspective proposée par Jochen Gerz et la pousser le plus loin possible afin d’en faire jaillir une variation sur la notion de « lieu de rencontre » pour notre temps. Encore convient-il de rappeler que cette question des lieux fait l’objet, dans le cadre de la culture occidentale[2][2], de polémiques importantes entre ceux pour qui le lieu participe de l’identité de la chose, et ceux pour lesquels les choses sont indépendantes des lieux. Mais aussi que la réflexion philosophique concentrée sur le vocabulaire de l’espace et des lieux (« continent », « région », « sol », « socle », etc.), outre qu’elle est de date récente, n’est pas sans engendrer toute une série de problèmes supplémentaires[3][3]. Et, enfin, qu’un certain discours portant sur la ville moderne et contemporaine se désespère un peu vite, et à peu de frais, de la disparition des lieux de rencontre chaleureux qu’on croit avoir été ou être encore les agora, forum et autres Plazza. Sous l’expression d’une vaste indignation morale, un tel discours oppose la chaleur des lieux de rencontre anciens disparus au vide des non-lieux[4][4], ces sortes de no man’s land urbains désespérant toute rencontre. Or, outre les simplifications imposées par ce discours à la géographie des villes, ou à l’urbanisme – en ce sens qu’il oublie que les lieux de rencontre anciens peuvent avoir été aussi des lieux omnivoyants, panoptiques, disait Michel Foucault, ou des lieux de catastrophe, dirait Paul Virilio – les questions de fond demeurent : Qu’en est-il, en vérité, du lieu de rencontre, sinon, bien au-delà d’un site aimable ou fréquentable, d’un lieu qui propose une certaine idée du « vivre-ensemble » ou du « lien social », et que nous ramenons à la reconnaissance ?

Nous allons donc tenter d’opérer cette saisie, en philosophe, tout en nous appuyant sur les travaux des artistes contemporains, qui ne serviront pourtant pas seulement à illustrer le propos. Compte tenu de la trajectoire propre de l’histoire de l’art en public, de l’histoire de l’art de la rencontre si l’on veut, nous disposons d’une matière considérable pour nous aider à penser cette question, et à éviter de tomber dans le contentement affiché des philosophies de la communication ou du vécu[5][5], pour lesquelles la rencontre semble être immédiatement démocratique. Au reste, les arts contemporains m’ont, à beaucoup d’égards, initié à mieux cerner mon intention critique vis-à-vis des ontologies des lieux. Aussi, ces œuvres de rencontre ont-elles guidé le travail de théorisation ici entrepris.

Nostalgies.

Nombre d’artistes contemporains nous indiquent au moins trois pistes de réflexion : 1 – Un lieu de rencontre peut se fabriquer n’importe où – et même surtout n’importe où et n’importe quand, « hors site » (Rirkrit Tiravanija, Slimane Raïs) ; 2 – Un lieu de rencontre n’existe que par la rencontre qui fait sortir les personnes de leur anonymat (Gillian Wearing, Acte d’exhibition) ; 3 – Relativement à l’urbanisme contemporain, la question des lieux de rencontre est très ou trop souvent pensée sous la menace de leur disparition.

Mais, c’est que la ville à laquelle on se réfère n’est qu’une carte postale complètement extérieure au mouvement qui donne à la ville réelle sa physionomie. La rencontre invoquée jouit d’une prégnance d’autant plus importante qu’elle tient du fantasme. Cette ville-image ou cette image de la ville se fait nostalgique d’une ville tout juste bonne à devenir objet de patrimonialisation, une ville qui verrait passer la civilisation nouvelle en la craignant. Pris dans une souffrance qui ne saurait être refoulée, on s’y fait fidèle aux vieilles mœurs dont l’empreinte s’efface. Cette rencontre-image, enfin, s’enferme dans une confusion d’exemples et d’emplois très différents qu’on n’arrive guère à réduire. Elle hésite entre le lieu de rencontre mondain[6][6] ou festif et le lieu de séjour[7][7] ou de la conversation, d’une certaine façon entre le lieu public et le lieu privé – au demeurant la poésie baroque des blasons du corps, est une poétique du corps-rencontre (Maurice Scève, John Donne) -, quand elle ne fait pas du lieu de mémoire le plus achevé des lieux de rencontre[8][8] puisque s’y établit la piété filiale[9][9].

Même si on ressent de l’incrédulité devant ces énoncés, ils tournent bien autour de l’affirmation selon laquelle un lieu de rencontre doit être un milieu statique et défensif, ici et non là, dans lequel recevoir et concentrer des personnes qui habituellement se tiennent à distance. Presque un lieu d’isolement et de resserrement, puisqu’un espace générateur d’identification. Une place qui ressemblerait à une place ! Un parc qui s’allongerait pour que la nature devienne le creuset des rencontres ! Et lorsqu’on n’en voit plus de telles, on crie au pire : il n’y a plus de ville[10][10] !, il faut restaurer des points de repères, au titre desquels, le lieu natal est souvent le plus marquant ! À rebours, vers ce qui correspond à l’image traditionnelle du lieu et de la ville, presque en une « poétique des lieux », si nous pouvons nous permettre de paraphraser Gaston Bachelard[11][11].

De toute manière, malgré cette mythologie, sans le dire, chacun fait beaucoup pour dépasser ce jeu et communément, les autorités n’ont pas cessé, durant longtemps, de rechercher plutôt à déborder les lieux de rencontre habituels pour s’enivrer de pénétrer chez les autres. Le Pape adresse sa bénédiction Urbi et Orbi, rappelant que l’Église comme lieu de rencontre est un lieu physique et spirituel débordant. Les nationalismes colonisateurs se sont installés partout, au 19e et 20e siècles. Depuis que les hommes savent parcourir l’espace interstellaire, non seulement ils regardent leurs anciens lieux de rencontre de haut, mais ils en fabriquent de nouveaux, non sans ressortir dangereusement leurs nationalismes spatiaux.

Somme toute, le discours nostalgique des valeurs de rencontre se focalise sur le thème de la « fin de » la cartographie traditionnelle des villes, voire de la géographie nationale. Il veut un « retour aux sources ». Quoique ce jeu se joue souvent aux dépens de celui qui l’entretient. En quoi, il conviendrait d’élaborer avec pertinence sa demande (d’identification des lieux[12][12] et d’identité de soi). Mais, on comprend aussi pourquoi quelques-uns se sont attachés, à l’encontre des précédents, à se réunir toujours « ailleurs », dans des lieux qui n’avaient « absolument aucune raison d’exister », par exemple les Surréalistes[13][13], ou dans des lieux nouveaux destinés à soutenir d’autres causes[14][14], quand la réflexion n’a pas mené à valoriser les « passages »[15][15] afin d’éviter de s’enfermer dans des systèmes d’inclusion-exclusion, de ghetto, de Gated communities.

C’était reconnaître que le vrai lieu de rencontre ne peut consister qu’en un lieu de décentrement (par l’autre) permanent.

Errances.

C’est effectivement bien là où les rêves de la ville homogène se déchirent, et encore plus, dans la ville contemporaine, que l’artiste français Joël Hubaut invite les habitants à se réunir autour d’un point de rencontre non consacré, à l’heure dite, vêtus d’une certaine couleur. Qu’il y ait ambiguïté de la démarche, il est possible de le constater. S’agit-il d’affirmer que la ville moderne ne produit plus de rencontre ou qu’il n’y a plus de lieux de rencontre ? Comme s’il fallait réimposer une chose disparue. Mais au-delà d’une esthétique du rassemblement, une telle proposition peut aussi faire signe vers un refus de valoriser les esthétisations de la rencontre par l’art qui célèbre un peu vite les noces de l’art et du corps social, au cœur de l’abondance surmoderne de lieux vides de sens.

Ces opérations ne sont ni récentes ni restreintes. Elles s’amplifient cependant d’autant que les faveurs de l’idée d’une ville produisant des lieux sans qualité, banalisés et déshumanisés, augmentent[16][16]. Il n’est pas utile de décrire ce qu’on appelle des « non-lieux » sous de sombres couleurs. Il est simplement utile de savoir ce qu’on entend par là. Un non-lieu n’est nullement un lieu qui n’existe pas. C’est un lieu auquel personne n’est attaché, qui ne fonctionne pas à la manière traditionnelle de la place du village, en tant que lieu de rencontre possible. La mobilité, la consommation, l’errance en un mot, y déploient leurs attraits. C’est justement ce qui répugne le plus à ceux qui commentent ces aéroports, hôtels internationaux, supermarchés, halls aux fonctions multiples, que l’anthropologue Marc Augé nomme des « non-lieux »[17][17]. On pourrait à bon droit ajouter, à sa liste, les réseaux, ou les espaces privés solitaires des nouvelles technologies qui, tout en contribuant à rendre les individus indifférents aux espaces publics et aux contacts réels, fabriquent de la rencontre virtuelle.

Mais, là encore, il me semble que la thèse manque à rendre intelligible le problème posé, dans le cadre de la ville contemporaine. Cette thèse produit, elle aussi, le doute et le désespoir. Elle jette aisément dans le rebours, laissant beaucoup croire à sa justesse parce qu’elle peut s’exprimer dans un discours qui voudrait resacraliser des lieux[18][18].

Que de tels lieux, ou du moins de nouveaux lieux existent, nul ne peut en douter. Nous nous confrontons désormais à ces gestes architecturaux et urbanistiques de déréalisation des lieux fixes. Nous devinons qu’on nous fabrique des lieux d’un nouveau quotidien qui sont autant de lieux gouvernés par la communication, c’est-à-dire par l’esthétisation des relations aux autres, des lieux qui, si nous n’y prêtons attention, constitueront autant de mondes sans autres, parce que ce sont des mondes pleins d’autrui. Mais, ce que ces lieux nous apprennent, c’est que le vrai problème sera toujours de reconfigurer les lieux, et de refuser qu’ils nous soient donnés ou que nous les acceptions comme donnés. Car ces lieux fabriquent moins du non-lieux que des sans-lieux, des sans domicile-fixe, des humains auxquels on fait perdre leur monde, puis tout monde[19][19]. De même qu’ils renforcent la montée en puissance des mouvements sociaux et des phénomènes d’affirmation identitaire associés au lieu (La surrection des mouvements communautaires, régionalistes, nationalistes et environnementalistes).

Ce qui s’explicite en ces non-lieux est par conséquent autre chose. Ils nous font observer que nous sommes tous des urbains, et que nous ne pouvons plus regarder la ville en plan. Nous devons la regarder comme des urbains qui veulent organiser des reconnaissances urbanisées, collectives.

Désormais, et en Europe particulièrement, chacun fait corps avec le corps de la ville. Pour nous, la ville est impossible à réduire encore à un objet extérieur à nous-mêmes, observable de loin, soumis à une vue surplombante, à la manière du romancier Honoré de Balzac (1799-1850) mesurant la déchéance de ses personnages à l’examen de l’espace occupé dans les immeubles ou de Victor Hugo (1802-1885) traçant la cartographie (de surface et souterraine) de Paris, voire d’une planification quelconque. Certains des premiers penseurs de la modernité l’avaient déjà remarqué, à commencer par Edgar Allan Poe (1809-1849) qui, dans L’Homme des foules, décrit le parcours halluciné de l’habitant d’une grande ville. Si, le philosophe René Descartes (1596-1650) pouvait encore faire de la ville un spectacle, dont il disposait à sa guise par la pensée, un spectacle d’unité et de cohérence saisi par un sujet centré, en position de simple observateur extérieur à son objet, nous ne pouvons plus adopter cette attitude. Le phénomène de la ville se présente désormais comme une dimension constituante de l’existence humaine, d’une vie humaine qui n’est autre qu’un ensemble articulé de rapports et d’expériences difficilement centrables. L’urbain ne s’apparente plus à un simple volume extérieur à l’homme. Il appartient à une couche de réalité participant à la mise en forme de l’èthos relationnel humain. Parce qu’elle n’est pas (ou plus ?) posée en face de nous, la ville a toujours déjà la signification pratique d’un réseau de liaison dans lequel nous sommes pris et constitués. Notre existence se déploie comme expérience conjointe de la ville, d’un univers de rapports construits et architecturés. Au point que l’environnement bâti sert de point d’orientation essentiel dans notre vie quotidienne. Les bâtiments cernent des trajectoires, font référence (près de…), et en quelque sorte font office d’aide-mémoire. Le lien est intime entre les lieux et les usagers. En cet agencement, notre corps ne se contente d’être ni un réceptacle passif de sensations ni le support d’une activité plus élevée qui consisterait à contempler le monde. Il est activité, et même l’activité qui est portée par cette structure et agit sur elle ; qui est portée par les rapports sociaux et agit sur eux ; et enfin, portée par le langage. La présence de la ville en nous se marque au fait que nous fonctionnons à son rythme (bruits, espaces, rencontres, etc.).

Voilà qui nous ramène au fond indiqué ci-dessus. La question à résoudre est de savoir comment, par la ville, « faire collectivité » de nos jours (comment associer le domus et l’urbs, mais aussi ne pas fermer l’œuvre commune, la ville, à l’avenir, à l’ouvert, au refaire) ? Sachant qu’habiter une ville, ce n’est pas seulement y avoir un domicile, et que forger une ville, ce n’est pas appliquer un modèle de cadastre et de répartition. Certes, cette question dépasse chaque ville particulière, mais elle implique les villes, au cœur de notre culture, de nos responsabilités, de notre exercice de l’altérité et donc d’une culture partagée.

Amers.

Quatrième variation. S’il est clair qu’on ne peut se contenter de faire l’inventaire de ce qui manque à nos sociétés afin de se désoler des pratiques contemporaines qui, par contre coup, demeurent illisibles, car on ne peut plus apercevoir leur originalité, il faut prendre un autre point de vue. Est-ce que l’artiste arménien Sarkis nous en offre un[20][20] ? Est-ce que l’artiste français Matthieu Laurette nous conduit vers un autre regard ?

En tout cas, deux choses nous intéressent dans leurs démarches, pourtant différentes. D’une part, que la pratique artistique peut produire des lieux de rencontre partout où des « usagers » ont oublié un peu vite qu’ils étaient aussi des citoyennes et des citoyens. D’autre part, que pour penser les lieux de rencontre, il importe de se fonder plutôt sur des processus. Autrement dit, ce qui est maintenant fort pertinemment en question, c’est l’élargissement du champ de la rencontre à celui de la reconnaissance et de l’action politique, voire l’élargissement du champ des lieux publics[21][21] à celui des espaces publics. Si par « lieu de rencontre », nous voulons parler de libérer l’homme de l’enfermement, de l’émanciper de tout séjour communautaire, afin qu’il se confronte aux autres, alors la dénonciation de ces lieux de rencontre, faite par ceux qui préfèrent briser les liens de la parole, est le plus grand hommage qu’on puisse leur rendre. C’est bien là le ressort des espaces publics conçus comme lieux de rencontre.

Le problème est alors de construire le modèle plausible de corrélation entre les lieux de rencontre, l’espace public et la conscience du droit (de son établissement et de sa transformation). En effet, lorsque, à l’époque des Lumières, la question du citoyen a été posée, divers problèmes ont du être évoqués. Par exemple : comment un individu devient citoyenne ou citoyen, de quelle compétence doit-il disposer, quelle formation reçoit-il, où peut-il s’exprimer et délibérer avec les autres ? En prenant en compte la pluralité des sujets-citoyens, comme il sied au concept de « peuple », on n’a pas de peine à comprendre en quel sens le processus de rencontre et de reconnaissance réciproque vient nécessairement en avant. La perspective de l’espace public devient le motif central d’une théorie de la délibération collective, mais aussi le centre d’une conception nouvelle d’une véritable école du genre humain. À cet égard, la rencontre a effectivement quelque chose à voir avec la démocratie et la reconnaissance. Pour autant, cependant, qu’on retienne la manière dont cette opération se constitue en opposition avec la joute verbale des conversations courtisanes[22][22].

Cette étape de notre variation oblige à raffiner le débat. La question est devenue à la fois celle des lieux (de la démocratie), et celle des modes d’expression dans ces lieux, pour autant que la rencontre qui s’y opère doive servir à donner lieu au passage de la pluralité des voix des citoyennes et citoyens à l’unité d’une loi dont ils sont l’origine et les garants. La rencontre n’a de sens que si elle se fait débat, affrontement au besoin autour d’un espace commun à délimiter et d’une décision à prendre.

Néanmoins, sur ce plan de la rencontre des citoyens, l’histoire a pris un cours particulier. Elle a assorti à ce premier lieu, restreint à une chambre des représentants, un autre lieu, celui-là symbolique, dans ou sur lequel le « peuple », en totalité cette fois, peut se réunir, parce que dans le premier, il n’y est que représenté. Mais ce second lieu est d’abord un lieu vide, le rythme de la vie politico-festive se chargeant de le remplir[23][23]. La démocratie classique, par conséquent, sépare deux registres de rencontre et par conséquent deux types de lieux de rencontre. Le lieu de l’élaboration de la loi et le lieu de la manifestation de l’unisson du peuple.

Voilà qui ouvre la porte, par la question des lieux de rencontre, à une critique de cette forme de la démocratie. L’application de ce modèle est probablement aussi l’une des causes de sa morbidité, quant aux actes et à la vigueur démocratique. D’ailleurs, cette forme démocratique a fini par se figer dans des espaces (ces espaces générateurs d’identification auxquels nous référions ci-dessus, au lieu de fabriquer de l’histoire) : territoire, lieux expressément désignés, contrôle de l’espace et des lieux de parole. Ce cas statique fut, historiquement, le plus courant. Il est vrai que la structure de l’Etat moderne a mûri en quelque sorte en rapport avec un lieu de rencontre : le territoire de la nation en son pathos fusionnel et le territoire identitaire des villes (avec mobilier urbain assorti). La forme de l’Etat moderne, son ossature, ont fini par l’enfermer dans une rigidité orgueilleuse, belliqueuse, étouffante, dont toute rencontre effective fut bannie et enfermée sous des ruines[24][24]. Les projets de réforme communicationnels de cette démocratie n’y changent rien. Certes, l’expulsion de ce « paradis » national désabrite beaucoup de nos contemporains, en les exposant à l’irruption des « autres » qui leur viennent d’abord de l’extérieur, sous la forme de l’immigration, puis sous la forme de l’abrupte rencontre. Mais, l’exigence du moment n’est ni celle du consensus ni celle d’un hypothétique déficit cérémoniel sous lequel on la traite.

D’autant que, si la comparution d’un abîme au bord de la clôture peut provoquer des reculs, elle peut aussi induire des ouvertures. Enfin ! Dès lors, si des transformations s’imposent, elles ne peuvent faire l’impasse sur les difficultés effectives. Celles qui concernent l’exclusion des citoyennes et des citoyens du champ réel de la décision politique, celles qui tiennent à la définition des territoires de la démocratie et à la définition de ceux de la République, celles qui relèvent des aires culturelles qui structurent les villes, celles des lieux de rencontre devenus « dangereux » dans la tête de nos concitoyens, celles des modes de développement de la mondialisation avec ses implications en termes de rencontre ou de reconnaissance des autres[25][25]. Dans de telles conditions, non seulement il est urgent de se défaire du pathos fusionnel de la rencontre clôturante, mais encore, il convient d’apprendre à optimiser des rencontres qui conjuguent les uns et les autres dans les luttes pour la reconnaissance. Ceci, entre autres, afin de refuser de produire du confus, et de s’ouvrir à la production de formes diverses encore plus nombreuses.

Rebonds.

Autrement dit, et nous nous approchons du terme, il est temps de faire de cette question des lieux de rencontre dans la ville contemporaine, une affaire d’essais, d’opportunité de rencontre et d’échange. Nous devons de nos jours réapprendre à faire des essais, à nous lancer dans des expériences de relations nouvelles, dans des mises en œuvres, en archipels, de nos rapports entre nous. C’est affaire de reconquête et de configuration de notre futur. Et, c’est à nous d’en tenter l’expérience, non aux architectes, urbanistes ou hommes politiques de nous y conduire selon leur volonté. Au mieux architectes et urbanistes nous offrent-ils des moyens, comme des artistes en proposent l’opportunité.

La dernière de nos variations nous place donc au seuil d’une perspective plus vaste encore. Celle des espaces publics, celle du pouvoir de faire de nos rencontres et de nos processus de reconnaissance, à l’échelle la plus haute, un pouvoir de faire monde et de solidarité. Et un pouvoir de faire monde, répétons-le, qui ne suit aucun modèle et qui n’est pas dicté. Que cela soit possible, on ne saurait en douter : Philippe Ramette nous l’indique (Table à convivialité), Sylvie Blocher nous propose des voies en affichant des figures de spectateurs dans les rues ou en pratiquant l’échange d’images entre citoyennes et citoyens, Mauricio Cattelan (A.C. Forniture Sud-Cesana 12 à 47, 1991) le met en jeu[26][26] et Slimane Raïs en ouvre la perspective.

Un premier terrain d’expérience, nous en avons un, commun à beaucoup d’entre nous. L’Europe ? Nous disposons, d’une certaine manière, du pouvoir de nous faire européens, ou de ne pas nous faire tels, du pouvoir de faire telle Europe ou telle autre. Mais que faisons-nous de ce pouvoir ? Un espace politique se dessine au sein duquel les rencontres sont possibles, encore peuvent-elles se contenter d’être touristiques ou folkloriques.

Question donc : Quel est le lieu de l’homo europaeus ? L’Europe est-elle effectivement, pour nous, un lieu de rencontre ? Quelle Europe (du Sud, du Nord, de l’Est, etc.) ? Et autre chose qu’un simple espace (économique, zone Euro, etc.). Toute une géographie des lieux européens est en train de se construire, il serait temps qu’elle ne se construise pas derrière notre dos[27][27]. Cette Europe de rencontre, le lieu des lieux de notre expérience actuelle du monde effectif, n’a pas ou plus de réel projet, puisqu’elle n’est plus poussée en avant que par le rythme des innovations du marché. Ce qui a pris possession des européens, c’est « une absence qui s’exprime dans l’obsession de faire bonne figure en chute libre et de maintenir, avant une fin que l’on ressent comme imminente, l’apparence de la belle vie » (Sloterdijk).

Au demeurant, dès lors que les européens se défont de l’illusion d’être arrivés à la fin de l’histoire – illusion à laquelle nous devons probablement pour une part le retrait de nos contemporains hors du champ politique – et qu’ils deviennent sensibles aux nouvelles formes d’engagement critique qui se déploient ici ou là à l’encontre de décisions qui ne sont jamais discutées publiquement, la préoccupation philosophique de l’Europe telle qu’elle va redevient centrale.

À nos yeux, l’Europe est plus précisément le lieu d’une tâche de solidarité infinie, une manière d’explorer sans cesse les règles envisageables de l’existence afin de doter de formes légitimes les rapports entre les humains, et sans doute, aujourd’hui encore, l’un des lieux d’expérience privilégié des réponses aux questions concernant les modalités de l’unité sociale et politique.

C’est sans aucun doute ici qu’il faut inventer maintenant de la rencontre.

Des lieux de rencontre trop fixes, on pourrait dire, en parodiant le Louis Aragon du Paysan de Paris, à propos des statues de la ville : « c’est des lieux de rencontre qu’elle périra, l’humanité ». Car toujours figés.

Autrement dit, raisonner sur les lieux de rencontre dans le cadre de la ville contemporaine, ne peut consister à perpétuer une visée nostalgique encombrée des écrans de brume de l’apologie de la ville ancienne ou des images d’une démocratie qui n’a jamais eu lieu. Nous nous méfions de la pensée des lieux qui enferme les lieux, de l’ontologie des lieux. Dès que la pensée s’y attarde, une conception des lieux de rencontre doit rendre compte des aspirations démocratiques envisageables à l’ère de circulations planétaires, des potentiels des lieux dans le cadre des mondialisations possibles, du refus de la convocation de lieux à destination des repères communautaires, et enfin des rencontres effectives dans une démocratie vivante.

En un mot : Partout et nulle part. Tels sont les lieux de rencontre de la démocratie. Si perdus que nous nous sentions, dans l’immensité océanique du monde, si persuadés que nous soyons de vivre sur un bateau ivre, nous faisons de la possibilité de nouveaux lieux de rencontre notre instance de réalisation des archipels de reconquête d’une existence démocratique vivante.

Paradoxalement, en somme, la question des lieux de rencontre dans la ville contemporaine, ce n’est donc pas un problème de localisation. D’une certaine façon, nous recherchons l’institution nulle, mais ce n’est pas nécessairement pour céder à l’interactivité. Nous préférons l’interférence. Parce qu’il n’est pas de lieux de rencontre en soi, il faut en refaire à chaque instant, tout en refaisant la rencontre.

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Endnotes:
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Résumé

C’est avec une force éclatante que l’artiste allemand contemporain Jochen Gerz a posé le problème des lieux de rencontre dans une société fracturée, de ces lieux de contact qui souhaitent contrer les effets de dispersion de la société de consommation et du spectacle, mais aussi des endroits dans lesquels la présence et le face à ...

Bibliographie

Notes

[1] Jochen Gerz, L’Anti-monument, Les Mots de Paris, Paris, Actes Sud, 2002. Un statut permanent aurait changé le sens de l’œuvre. Un lieu de rencontre qui ne serait plus un lieu créateur de signification se serait perdu. A comparer avec le Caddie mis au point par Krzysztof Wodiszko (1988, Véhicule pour sans abri).

[2] Il faudrait commenter ici la longue histoire du concept de « lieu », et de ses rapports avec les concepts d’ « espace et de « territoire ». Cf. à cet égard, le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Direction Jacques Lévy et Michel Lussault, Paris, Belin, 2003. En littérature, Bernard-Marie Koltès fait remarquer, dans Combat de nègre et de chiens (Paris, Minuit, 1980) qu’un lieu du monde est une sorte de métaphore de la vie, d’un aspect de la vie, ici : des êtres humains isolés, dans un lieu étranger.

[3] Relire les commentaires de Michel Foucault sur le vocabulaire de l’espace dans la pensée moderne.

[4] Qui ne sont pas si vides, si on en croit les photographies de Pierre Faure, Dans le courant commun, Bourges, La Box, 2002.

[5] Le monde vécu est pensé comme lieu transcendantal où se rencontrent locuteur et auditeur, cf. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.

[6] Thorstein Weblen (La Théorie de la classe des loisirs) rappelle que le théâtre est demeuré longtemps le lieu privilégié de l’obligation de socialité de la classe de loisirs. Sur ce plan, on peut évidemment consulter quelques romans célèbres des auteurs suivants : Laclos, Balzac, Tolstoï (Anna Karénine), etc.

[7] Cf. Gilles Barbier, ou Julie Becker et son expérience des Chercheurs, résidents, un lieu où séjourner, 1996 (des univers parallèles qui ne se rencontrent pas, des espaces oppressifs de l’habitat inadéquat).

[8] Pierre Nora, et alii, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984 à 1992.

[9] Alain, Propos, Paris, Gallimard, 1956, p. 1288.

[10] Philippe Muray, Après l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 31.

[11] David Desbons, « Les représentations de la ville », in La Ville en question, Regards sur l’Actualité, n°Spécial, 260, Avril 2000, Paris, La Documentation française. D’autant plus idéalisée que la rencontre qui peut s’y opérer est rêvée : cf. Alain, « Passion de voisinage », Propos, op.cit., p. 92 : On vit mal avec ceux qu’on connaît trop, avec ceux qu’on ne connaît pas assez, etc.

[12] Cf. Patrick Modiano, Quartier perdu, 1984 : « Et d’ailleurs, les lieux étaient-ils encore les mêmes ? Le Rond-Point, par exemple, que j’avais traversé à pied un soir en compagnie de Rocroy – était-il le même Rond-Point ? Cette nuit, il ne lui ressemblait plus, en tout cas, et devant ce jet d’eau je ressentais une terrible impression de vie » (Paris, Folio, 2002).

[13] Cf. André Breton : Jeudi 14 Avril 1921, à 15 heures, les surréalistes se réunissent devant Saint-Julien-le-Pauvre, Paris. N’importe où peut devenir lieu de rencontre.

[14] Club ouvrier de AM Rodtchenko. Ou le café avec ses Juke-box chez Peter Handke, Essai sur le Juke-box, 1990, Paris, Folio, 1992, p. 111.

[15] « Benjamin et l’homme des passages » (Paris, Capitale du 19e siècle, Paris, Allia, 2003), Paris est un lieu littéraire avant d’être un centre : cf. Eric Hazan, L’Invention de Paris, Paris, Seuil, 2002

[16] À ne pas confondre avec ce qui motive le travail de Dan Graham : son rapport aux espaces architecturés, et la façon de faire paraître leur archéologie. Il s’oppose à la logique sérielle du développement suburbain, il désorganise l’espace par ses mises en œuvre, et ainsi produit la critique de l’accoutumance technique à l’urbain.

[17] Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Gallimard, 1992.

[18] Hans Ibelings, Supermodernisme, L’architecture à l’ère de la globalisation, Paris, Hazan, 2003.

[19] À quoi résistent certains Arts de la rue (tout dépend de la manière dont on les emploie), mais ils résistent en réinventant la rue, qui ne peut demeurer simple lieu d’animation, ni simple lieu de théâtralisation des relations sociales.

[20] Cf. L’artiste arménien Sarkis : « J’ai conçu ce lieu afin que d’autres personnes y vivent, comme une sorte d’atelier, un lieu de travail pour gens qui veulent entrer » (in collectif, Art de proximité, distance critique, Paris, Sens et Tonka, 2003, p. 268).

[21] Certes tous les lieux sont à faire. Et bien sûr, ils sont d’abord faits comme des lieux personnels, personnellement investis : Hector Malot (Sans Famille, 1880) laisse Rémi s’étonner de la présence des statues dans les rues de Paris (chap. 20). Jean-Paul Sartre se souvient d’avoir rencontré Simone de Beauvoir devant la Fontaine Saint-Michel et confie ce souvenir d’enfance d’avoir entendu parler de la rédaction d’un ouvrage potentiel sur les monuments publics d’Aurillac (Les Mots). Nathalie Sarraute raconte, dans Enfance (Gallimard, 1983), son souvenir des statues des reines de France, rencontrées au Jardin du Luxembourg. Max Gallo fait des rencontres devant La Fontaine des Innocents, Paris, Fayard, 1992. Et Philippe de la Genardière laisse se rencontrer ses personnages à Beaubourg afin d’y mettre le feu, Morbidezza, Nîmes, Babel, 1994.

[22] Conversations et Salons, discours et Assemblées.

[23] Jean-Jacques Rousseau offre un modèle de combinaison incontournable : la fête civique autour de la fontaine du centre de la ville (Fête à Saint-Gervais, in Lettre à d’Alembert). Jules Michelet, quant à lui, remarque que le seul legs de la Révolution française, sur ce plan, est une place vide (le Champ de Mars, cf. Antony Vidler, Espaces des Lumières, 1987, Paris, Éd. Picard, 1995). Encore les lieux portent-ils les tensions sociales : Danièle Tartakowsky, Les Manifestations de rue en France, 1918-1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.

[24] Th. W. Adorno, Minima Moralia, 1951, Paris, Payot, 1980.

[25] EspacesTemps.net l’article de Patrick Poncet : « Les “ aires culturelles” face à la ville », et aussi : Les territoires perdus de la République, Paris, Mille et une nuits, 2002, ou Francis Godard, La ville en mouvement, Paris, Gallimard, Découverte, 2001.

[26] Gaétane Lamarche Vadel, De Ville en ville, Paris, 2001, et notre interprétation un peu différente : Christian Ruby, L’art public, un art de vivre la ville, Bruxelles, La Lettre volée, 2001.

[27] Il suffit d’évoquer les noms de Massimo Cacciari, Jacques Derrida, Hans Georg Gadamer, Etienne Balibar, et de signaler le dernier ouvrage de Peter Sloterdijk, Si l’Europe s’éveille, Essai, Paris, Mille et une nuits, 2003.

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