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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

L’espace domestique comme fait social total. Penser avec la photographie.

 

© Roberto Manuelli

Entre 2013 et 2015, nous, c’est-à-dire une sociologue et un photographe qui par ailleurs ont tous deux une formation en architecture, avons conduit une recherche pour voir comment les grands phénomènes socioculturels en cours, tels que la fragmentation des biographies affectives et de travail, la mobilité accrue, l’élargissement considérable de l’éventail des choix et l’éthique de la performance individuelle (Ehrenberg 1995, 1998 ; Lahire 1998, 2004), peuvent être lus dans les détails les plus anodins de la vie quotidienne[1][1]. Tout au long de ce texte, nous montrerons, en mettant à nu notre processus de réflexion, comment la photographie, de simple support à la remémoration comme nous l’avions envisagée au départ, s’est rapidement transformée en un outil fondamental de pensée et de communication. Ce changement a eu lieu quand nous nous sommes approprié l’idée d’une approche métonymique de la réalité sociale en considérant les éléments de culture matérielle comme des faits sociaux totaux (Mauss 1925). Nous avons notamment tissé des liens entre les aspects les plus concrets de la réalité et les questions les plus abstraites, en montrant les résonances profondes entre ces dernières et des détails matériels en apparence insignifiants. Sans nier notre culture architecturale, qui voit aussi dans les images une esthétique, nous montrons comment nous sommes parvenus à créer un objet visuel qui a également de la valeur scientifique. A ce propos, nous mettons notre propre démarche en dialogue constant avec les travaux qui l’ont inspirée. Nous avons constaté alors que les modes scientifique et artistique de connaissance du réel portent chacun une contribution spécifique, mais que, au regard du résultat obtenu, ils apparaissent indissociables.

Une approche métonymique à la réalité.

© Roberto Manuelli

« L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l’autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement. Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. » Georges Perec, Les Choses, 1965, p.9.

Comme le rappelle Howard Becker (2007, pp. 263-265), Les Choses de Georges Perec est une véritable ethnographie sous forme de roman. Le procédé que l’auteur choisit pour nous présenter la biographie-type d’un couple, représentatif d’une nouvelle classe moyenne en ascension au milieu des années 1960 en France, se fonde sur de longues listes d’objets. À travers ces listes, dont la capacité de représentation est très puissante, la vie sociale est décrite dans ses aspects les plus visibles et en même temps les plus anodins. Tout ce qui serait fastidieux à faire entrer dans les analyses sociologiques classiques et qui en constitue la toile de fond périphérique, devient, dans le roman de Perec, l’élément central. Dans la foule de détails reportée par Perec de manière brute, sans aucune motion, on retrouve la description précise d’une société où la consommation est en train de devenir un aspect dominant de la vie des individus.

Cette approche nous semblait particulièrement adaptée à la recherche que nous étions en train de mettre en place. Nous voulions étudier la manière dont les grandes transformations contemporaines, notamment la déstructuration du marché du travail et des structures familiales traditionnelles, les possibilités accrues de mobilité et la pluralité marquée des instances de socialisation en lien avec la relative montée en puissance de l’individu affectaient à la fois l’idée de chez-soi et le paysage domestique. Nous voulions donc rechercher des liens entre ce qu’il y a de plus intime dans la vie d’une personne et ce qu’il y a de plus public dans la société, selon la maxime « le privé est public ». Au lieu de considérer les intérieurs domestiques et ses objets comme un décor du vécu, nous souhaitions en faire l’objet même de notre recherche. L’idée était de considérer la forme et la disposition des pièces, l’ameublement et les objets d’usage quotidien comme un fait social total, c’est-à-dire comme un condensateur de la réalité sociale, dans ses composantes à la fois politiques, économiques, technologiques et culturelles, sans pourtant être réductible à aucune d’entre elles en particulier.

Intérieur et intériorité.

Une source d’inspiration pour notre travail a été, au-delà des Choses de Perec, la tradition romanesque depuis le xixe siècle. C’est à partir de ce moment que, dans la peinture et dans la littérature, on assiste à une véritable découverte de l’intérieur (Forino 2001; Pagliara 2007, pp. v-vii). Dans le roman, la description minutieuse d’objets, d’ameublements et de situations quotidiennes devient pour la première fois une partie essentielle du déroulement de l’intrigue. Dans la peinture, la représentation du logement devient une métaphore de l’intériorité humaine et de la relation de l’individu au monde (Teyssot 2013). Dans l’univers des arts, cette attention à la vie domestique et à ses objets se développe en relation avec la formation, d’abord dans les milieux bourgeois, puis, par extension, dans les autres catégories sociales, d’un nouveau type de subjectivité, dont l’univers domestique devient l’expression la plus puissante (Lukacs, 1970). Cette subjectivité se fonde sur la généralisation d’un sentiment de conscience intérieure individuelle, non plus religieuse mais laïque (Taylor, 1989). Ce type de conscience intérieure s’exprime dans des espaces et des objets consacrés à l’intimité avec soi-même, à des nouvelles pratiques de sociabilité élective liées au temps libre et à la famille au sens moderne du terme. Le logement devient expression, dans l’art, non seulement du statut de ses occupants, comme il l’a toujours été, mais aussi de leur identité subjective, de leur personnalité la plus intime. De la manière dont les arts, surtout le roman, traitent l’univers domestique nous avons repris cette équation entre intérieur et intériorité, qui est devenue le cœur même de notre travail.

L’hypothèse que partir des images d’intérieurs pour arriver à des questions concernant la subjectivité pouvait être une bonne idée a été renforcée par le fait que ces dernières années se sont multipliées les recherches en sciences sociales à caractère historique qui analysent les transformations de la subjectivité au fil des siècles à partir des transformations de la manière dont les logements sont représentés dans les arts, notamment la peinture et la littérature. L’anthropologue de l’espace Marion Segaud a écrit, à ce propos, que l’histoire de la représentation artistique des intérieurs domestiques de ces derniers siècles en Occident peut être lue comme l’histoire même d’un long processus d’individualisation de la société (Segaud 2007). Tous ces travaux ont le mérite non seulement d’avoir historicisé la dimension psychologique, mais aussi d’avoir montré comment, à travers les intérieurs, selon un procédé que l’on pourrait définir métonymique, il est possible de lire la société dans sa totalité et dans ses aspects les plus subtils, comme celui de la subjectivité. Ce qui, dans les recherches en sciences sociales centrées sur la société actuelle, reste le plus souvent en arrière-plan, peut devenir l’enjeu de la production de nouvelles connaissances.

Walter Benjamin et l’analyse « micro-logique ».

L’idée n’est pas nouvelle. Walter Benjamin et Siegfried Kracauer utilisaient la méthode de l’analyse « micro-logique » pour étudier les phénomènes globaux de leur époque (Benjamin 1928). Pour comprendre en profondeur la modernité du capitalisme, sa genèse et sa spécificité, Benjamin, de manière tout à fait novatrice, se focalise sur des situations quotidiennes soit ordinaires soit marginales. Dans son œuvre Paris, capitale du xixe siècle (1919), Benjamin lit le monde moderne à travers le monde domestique, avec ses pièces, ses meubles et ses bibelots. En même temps qu’il décrit les commerces et les logements, Benjamin nous livre le portrait d’une société dont la relation aux objets change. Ce faisant, il relie les aspects visibles du quotidien le plus anodin aux grandes transformations sociales qui affectent en profondeur tous les aspects de la société, y compris la subjectivité des individus. La force de la pensée de Benjamin est de lier ces réalités physiques banales, qu’il prend comme point de départ de son analyse, à des transformations qui sont à la fois économiques, psychologiques, démographiques, technologiques et idéologiques, sans oublier aucune dimension sociale du changement. C’est le fait même de s’occuper d’un objet très spécifique qui permet à Benjamin de réfléchir sur plusieurs dimensions sociales à la fois et de découvrir les liens secrets qui les connectent. Pour le philosophe allemand, c’est dans la relation entre l’élaboration « micro-logique » et la forme globale que se situe la véracité d’une théorie du social. Par conséquent, il choisit de prendre tout ce qui habituellement passe entre les mailles de la théorie pour montrer que le petit est grand et pour faire sortir chaque objet de son isolement en le reliant aux grands phénomènes sociaux. Son objectif est de pénétrer, à travers cette analyse des objets les plus anodins, dans la substance d’un concept.

C’est avec cette même approche métonymique que, dans un précédent article issu de notre recherche (Sartoretti 2016), nous avons analysé sociologiquement le succès des meubles Ikea, en montrant, à travers un objet très courant, comment le rôle de plus en plus central attribué à la mobilité géographique, à la flexibilité, au changement, à l’accroissement considérable des possibilités de choix et à la performance individuelle avait aussi des répercussions sur l’esthétique et sur les aspects physiques les plus banals de la vie sociale. Au bout du compte, nous avons pu voir comment les meubles Ikea participent de la construction d’un nouveau type d’identité, à la fois sociale et subjective. Ces objets sont l’expression d’un vécu dominé par l’idée, au moins symbolique, d’instabilité, déclinée dans le temps comme dans l’espace. Ils manifestent un style de vie qui valorise les expériences extra-domestiques et la consommation immédiate plutôt que les logiques de thésaurisation et de cumulation, qui sont intrinsèques au mobilier dans sa valeur traditionnelle de longue durée. En outre, ils sont l’expression d’identités sociales en évolution constante centrées sur la créativité plus que sur le statut économique. Dans le cadre de cette recherche, nous nous sommes situés dans le sillage de travaux comme celui d’Alain Ehrenberg (1998) sur la « fatigue d’être soi » dans une société axée sur la performance individuelle et celui de Carmen Leccardi (2009) sur le vécu temporel des jeunes, mené à partir de la théorie des temporalités de Hartmut Rosa (2010). Ces travaux relient les aspects les plus personnels et intimes aux grandes transformations sociales en cours. Pour notre part, nous avons choisi de traiter ces aspects subjectifs à partir de la culture matérielle, c’est-à-dire en utilisant les aspects les plus immédiatement visibles et en même temps les plus banals d’une culture (De Certeau 1980). À travers des objets de consommation courants, nous avons pu analyser la spécificité de notre société dans ses diverses dimensions.

Des images d’objets aux grands questions sociales.

© Roberto Manuelli

Le plus intéressant dans la démarche « micro-logique » de Walter Benjamin, ce n’est pas tant l’attention portée aux détails, jusque-là inédite de la part d’un philosophe, mais plutôt l’intérêt pour la dimension spatiale. Pour Benjamin, l’espace est le champ de visibilité par excellence des transformations sociales. L’auteur, à contre-courant de ses contemporains, consacre une large partie de son discours à la description minutieuse de lieux et d’objets situés. Ses réflexions sont presque toujours construites, parfois implicitement, à partir d’images d’espaces. Benjamin nous fournit des instantanés. Les descriptions de lieux et d’objets sont aussi riches et détaillées que celles qu’on trouve dans Les Choses de Perec, comme s’il s’agissait de véritables photographies. Dans le petit texte Louis-Philippe ou l’intérieur (Benjamin 1919), le philosophe allemand décrit minutieusement le décor de l’intérieur bourgeois à l’époque de Louis-Philippe, en faisant des allées-retour continuels entre description d’objets et narration du type de subjectivité dont ces objets correspondent. Ce qui en ressort est l’image d’une subjectivité scindée entre privée et publique, qui conçoit son chez-soi comme un refuge idyllique par rapport au monde extérieur et qui nourrit une relation affective avec ses objets, en évacuant ainsi leur valeur de marchandise, c’est-à-dire leur pure valeur d’échange et de distinction sociale.

A partir de la simple description d’un intérieur, Benjamin arrive à élaborer des considérations générales sur le mode de fonctionnement de la société capitaliste. Il montre comment cette société n’aurait même pas d’existence sans le type de subjectivité qui émerge de la simple description des objets qu’elle possède. Une subjectivité qui fait des marchandises des objets affectifs, où l’on peut se réfugier. Même si cette réflexion particulière sur l’espace et ses objets rappelle ce que Appadurai formalisera de manière précise et exhaustive des années plus tard (1986), la démarche générale de Benjamin reste toutefois singulière, car elle traite l’intérieur et chaque espace anodin comme étant à la fois métaphore, synecdoque et métonymie de la société dans sa globalité et de ses dynamiques les plus profondes.  

Kracauer adopte une méthode semblable à celle de Benjamin. Lui aussi, comme son ami, choisit, dans des textes tels que L’ornement de la masse (1920-30), de parler de modernité en partant de simples images d’espaces et en réservant aux détails une place surprenante. Il aborde le thème de la rationalisation et de la sécularisation du temps en partant des images d’espaces les plus banales, comme celle de la danse synchronique. Le type d’attention de Benjamin et Kracauer aux espaces, décrits dans tous leurs détails, nous montre une manière alternative d’aborder la réalité physique en sciences sociales.

Lire les espaces, différemment.

La démarche des deux auteurs reste en effet singulière par rapport aux filons de recherche qui dérivent du tournant spatial des sciences sociales, notamment des réflexions de Foucault, qui met l’accent sur la dimension coercitive intériorisée des espaces, mais aussi des réflexions de Lefebvre ou d’Harvey. Elle diffère également de la démarche propre aux auteurs qui, à la suite de De Certeau, se sont intéressées à la vie quotidienne, aux pratiques de subjectivation et aux tactiques ordinaires. Pour ces auteurs, l’espace est variablement une composante active des inégalités ou l’enjeu d’une action transformative située ou encore une réalité subjectivement réinterprétée, mais il n’est jamais l’objet d’analyse en tant que tel. La démarche de Benjamin et Kracauer, dont nous nous sommes inspirés pour la partie photographique de notre recherche et pour l’analyse des espaces domestiques, nous rappelle plutôt celle utilisée par les ethno-archéologues face à des sociétés pour lesquelles on ne dispose pas d’éléments de compréhension suffisants. À défaut d’autres informations, ces derniers considèrent chaque espace d’une société comme la conséquence de rapports sociaux qui lui sont propres. Les ethno-archéologues étudient une certaine société en partant du fait que chaque configuration spatiale spécifique renvoie à une configuration sociale globale (Binford, 1962).

L’idée est que lorsqu’on arrive à déchiffrer le hiéroglyphe d’une quelconque image spatiale, on arrive à pénétrer le fond de la réalité sociale. Des travaux célèbres comme celui de Erwin Panofsky (1951), qui met en relation l’esthétique gothique et la pensée scholastique, celui de Richard Sennett (2000), qui connecte les formes urbaines à l’éthique protestante et à l’esprit du capitalisme ou encore celui sur la mondialisation de Peter Sloterdijk (1998, 1999, 2004), mené à partir d’une riche base iconographique, montrent comment à partir des aspects les plus concrets et les plus visibles d’une culture on peut arriver jusqu’aux questions sociales les plus abstraites.

Images d’intérieurs comme instantanée d’un habitus.

Quant à nous, nous avons décidé de considérer l’espace domestique comme la partie visible de dispositions sociales intériorisées, c’est-à-dire d’un habitus (Bourdieu 1979). Autrement dit, on a considéré les images des intérieurs comme expression synthétique et cristallisée des styles de vie. Ces derniers, qui sont la partie visible de l’habitus et qui concernent à la fois l’identité des individus, les modes d’habiter et les pratiques de consommation, nous les avons approchés, à leur tour, comme les indicateurs de processus culturels profonds qui sont en train d’affecter les différentes sphères de la vie. Nous avons notamment repéré des liens entre les intérieurs domestiques et des questions sociales apparemment très distantes. En définitive, nous avons traité les intérieurs comme des faits sociaux et personnels totaux.

A partir de ces prémisses épistémologiques nous pouvons plus aisément répondre à la question suivante : quelle est la plus-value des images, notamment les images photographiques, dans notre recherche sociologique ? Ce n’est pas une question anodine, étant donné qu’en sociologie les images sont très peu courantes, à la différence de l’anthropologie où les photographies et les vidéos sont considérées comme un aspect valorisant voire nécessaire de la recherche. Pour Howard Becker, la raison en réside dans le fait que la sociologie est une filiation des sciences économiques, politiques et, ajoutons-nous, de la philosophie, auxquelles les images sont étrangères (2007). Pour répondre à la question, nous mettrons en relation notre travail avec d’autres recherches aussi bien que d’autres travaux artistiques semblables. Cela nous permettra de dégager des éléments plus généraux. Nous verrons aussi comment, dans la prise des photographies, une démarche esthétique ne s’oppose pas à des propos scientifiques.

Histoires d’intérieurs : vingt jeunes couples ouvrent la porte de leur maison.

© Roberto Manuelli

Durant l’automne 2013, nous avons interviewé vingt jeunes couples, d’âge compris entre 30 et 40 ans, résidant à Milan, pour voir comment l’instabilité constitutive des jeunes générations, due aux incertitudes de la vie affective et du marché du travail, aux possibilités accrues de mobilité et aux dynamiques d’individualisation contemporaines, affectaient les pratiques les plus intimes et les plus quotidiennes de domestication du temps et de l’espace. Nous voulions analyser comment les objets participaient de la construction identitaire et traiter les intérieurs domestiques comme fait social total, en empruntant la démarche propre à Benjamin et Kracauer. Pour ce faire, nous avions conçu l’entretien comme une exploration de leur univers domestique. La consigne de départ était : « Nous aimerions faire avec vous un voyage dans votre maison. Vous seriez notre guide ». Lors du voyage, les jeunes couples étaient sollicités à nous raconter le processus de choix du logement et de l’ameublement en le mettant en relation avec leur vécu quotidien et leurs projets de vie.   

Au début de notre recherche, en phase de réalisation des entretiens exploratoires, les images étaient pour nous un simple support de mémorisation, comme souvent dans des recherches en sciences sociales. Toutefois, nous nous sommes vite aperçus que leur rôle pouvait devenir central. Les images pouvaient assumer plusieurs fonctions : jouer un rôle démonstratif, constituer un moyen d’analyse et, enfin, contribuer utilement à la restitution de la recherche, à travers la réalisation d’un essai visuel.

Le langage synthétique des images.

Tout d’abord les images nous permettaient une grande économie de moyens. Elles rendaient possible la condensation d’un grand nombre d’informations en peu d’espace. Les minutieuses descriptions de Perec, que nous aurions dû multiplier par 20, pouvaient être concentrées, au bénéfice du lecteur, dans des images à la fois synthétiques et puissantes, un peu comme dans les recherches sur les logements ouvriers menées par l’architecte et sociologue Daniel Pinson (1992). Ce dernier a redessiné chaque intérieur domestique analysé pour sa recherche en plan, prospect et perspective, avec une précision photographique. Ainsi faisant, la traditionnelle description ethnographique d’espaces et d’objets est résumée dans une fiche conçue de telle sorte que chaque intérieur peut être aisément comparé aux autres. Il était donc clair, dès le début, qu’à travers les images nous pourrions rendre aisément compte d’un environnement sémiotique complexe comme celui de la maison.

Les photographies se sont aussi tout de suite révélées fondamentales pour une autre raison. Non seulement elles permettaient d’exprimer toute la richesse d’une réalité spatiale, mais aussi son atmosphère, qui est difficile à rendre autrement. A ce propos, dans le chapitre dédié aux langages non verbaux de son Trattato di semiotica generale (1975), Umberto Eco, en se référant à Ludwig Wittgenstein, conteste l’idée, répandue parmi les sémiologues, que le langage verbal serait un langage capable de tout signifier. Il réfute l’idée que chaque contenu exprimable par d’autres systèmes sémiotiques non verbaux puisse être traduit en langage verbal. Pour Eco, même s’il est vrai que la plupart des contenus non verbaux peuvent être exprimés par des paroles, de vastes parties d’entre eux ne sont pas traduisibles en langage verbal (1975, pp. 232-235).

Ce que les mots ne disent pas.

Les images permettaient aussi de saisir les écarts entre les discours employés par les interviewés et la réalité. Ces écarts sont dus en premier lieu aux difficultés de verbalisation. Comme on l’a pu constater, la décoration domestique fait partie de l’ordre du taken for granted, comme dirait Erving Goffman. « Cela va de soi », « j’ai toujours voulu faire comme ça » sont les réponses des interviewés dans le cadre d’une enquête qui sondait les goûts et les négociations des couples face à la décoration domestique (Eleb, 2004). Dans le cadre de notre étude, les interviewés nous ont dit : « L’appartement est un peu comme tu le vois », « c’est un peu comme ça, une chose qui te vient naturellement ». Les stratégies de décoration sont souvent inconscientes. Étant intériorisées, elles échappent au registre verbal et sont présentées, dans certains cas, comme le fruit de dispositions naturelles. Si, en effet, il y a une relation de circularité entre représentation discursive et représentation faite à travers l’ameublement, en utilisant les photographies, il est possible de saisir ce qui, dans la trame du discours, reste elliptique.

A ce propos, une source d’inspiration a été le recueil de nouvelles de Raymond Carver What We Talk About When We Talk About Love (1981). Dans ces nouvelles, centrées sur la vie de couples de la classe moyenne américaine, la description de l’espace domestique et de ses objets n’est pas un simple support à la narration. Elle constitue une composante active de l’histoire. Construit autour de la stratégie rhétorique de l’ellipse, c’est-à-dire de l’omission d’un ou plusieurs éléments nécessaires à la compréhension de l’histoire, le récit reste toujours incomplet. C’est la simple description que Raymond Carver fait des pièces et des objets qui permet au lecteur de combler les lacunes laissées par l’intrigue et de deviner ce qui s’est passé. Comme dans une recherche photographique sur l’espace du séjour récemment publiée par la photographe et philosophe Hortense Soichet, menée dans des appartements du quartier de la Goutte d’Or à Paris, les habitants ne sont jamais photographiés, mais toute leur vie transparaît en filigrane. Tout leur univers émerge « par métonymie », comme nous le rappelle bien Paul Ardenne dans la préface, à travers les objets et les configurations spatiales (Soichet 2011). De manière analogue, la recherche menée par une équipe de sociologues, anthropologues, psychologues et économistes de l’UCLA en 2012 sur la vie domestique de trente-deux familles résidant à Los Angeles (Arnold, Graesch, Ragazzini, Ochs 2012) aurait été beaucoup moins fine et parlante sans la riche collection d’images, de cartes et d’infographies qui l’accompagnent. Ces images, réparties par thématiques (tolérance au désordre, interaction entre membres du ménage, usage des pièces, rapport à la nourriture, etc.) ont constitué la base de données, à côté d’autres données qualitatives et quantitatives classiques, d’une analyse très détaillée, conduite avec les méthodes propres à l’ethnoarchéologie. Avec ce type de démarche, la culture matérielle propre à la classe moyenne des États-Unis d’aujourd’hui est exprimée de manière immédiate et en même temps très pointue.

Dans notre recherche, les photographies ont été également utiles comme moyen pour éliminer de possibles ambiguïtés. Il n’est pas rare, dans les publications de sciences sociales, de lire des descriptions d’espaces riches d’adjectifs qualificatifs à forte composante subjective. Dans son manuel d’anthropologie visuelle, John Collier nous livre l’exemple d’une recherche sur les logements insalubres (1967). Les chercheurs impliqués se sont rendu compte, durant le déroulement de la recherche, que leur définition d’une habitation en bon ou en mauvais état était très variable selon la personne. Faire des photographies des maisons objets de l’enquête a permis de créer une grille de critères communes pour s’entendre et pour poursuivre la recherche. « Qu’est-ce que vous entendez par… ? » Parfois les images sont la manière la plus efficace pour répondre à cette question. Dans notre cas, les photographies permettent au lecteur de désambiguïser les mots que nous utilisons ou les appréciations que nous faisons, comme lorsque nous parlons d’ordre et de désordre, d’esthétisation du quotidien ou d’ambiance informelle.

Mise en scène discursive et spatiale.

Last but not least, les photographies nous ont permis de saisir et ensuite de montrer les écarts entre la représentation de soi-même obtenue par le discours et celle provenant du décor domestique. Pour notre recherche, nous avons opté pour une posture goffmanienne. Nous avons abordé la vie quotidienne en tant que représentation théâtralisée (Goffman 1959). Nous nous sommes donc intéressés à la dialectique de la scène et des coulisses. Les entretiens ont été analysés comme s’ils étaient la construction d’un « roman de couple » et les pièces comme la « scène spatiale » de ce roman (Eleb 2004). Nous avons pu constater qu’il y a effectivement une circularité entre les systèmes de représentation visuel et verbal, mais il est vrai aussi que les deux systèmes de représentation, celui des objets et celui sémantique, suivent des logiques autonomes, parfois incohérentes entre eux. Notre but n’était pas de vérifier, à travers les images, la véracité des paroles recueillies, mais de mettre en relation ces différents modes de représentation de soi. À travers la confrontation entre deux systèmes sémiotiques, nous avons pu comprendre que le meuble Ikea, très présent dans les intérieurs, facilitait la restructuration continuelle de l’identité sociale à travers les objets, en raison de la combinaison singulière qu’il offre entre prix limité, esthétique neutre et valeurs positives associées à l’Europe du Nord. En même temps, ce type de meuble, produit en masse, crée des problèmes dans la narration de soi, éminemment centrée sur l’expression de sa propre individualité. Nous avons ainsi compris que les grammaires du goût se fondaient sur la quête d’unicité davantage que sur la valeur économique des objets ou sur la maîtrise de normes du « bon goût » (voir plus loin).

Comment faire en sorte que des images soient des images sociologiques ? Comment éviter de faire un usage impressionniste de la photographie ? C’est à partir de ces deux questions que nous avons cherché des réponses en analysant d’autres travaux scientifiques et artistiques. 

Des images esthétiques mais également sociologiques.

© Roberto Manuelli

Sans aucune hésitation, Howard Becker attribue au célèbre ouvrage photographique de Walker Evans American Photographs (1938) un caractère sociologique, tant pour l’objectif qu’il se donne (dresser un portrait de la société américaine) que pour la manière dont l’objectif est atteint. La photographie de Walker Evans diffère du regard ordinaire. Elle revisite des réalités anodines qui semblent aller de soi. Même si, par sa polysémie et ses ambivalences, l’ouvrage de Evans ne répond pas aux critères d’explicitation nécessaires pour qu’une production soit définie comme scientifique, « le contenu des images, leur séquençage, leur caractère répétitif, les variations sur un petit nombre de thèmes » (Becker 2007, p. 204) font également de cette œuvre un essai de sociologie visuelle. L’observateur attentif est amené, en se contentant de regarder des images qui lui offrent une représentation très concrète de la société américaine, vers des questions plus abstraites. On peut par exemple voir une subjectivité typiquement urbaine se dégager dans la multitude de portraits d’habitants de grandes villes exprimant de la méfiance, présentés successivement et mis en relation avec des portraits de gens de la campagne. Les images d’Evans nous conduisent, presque en nous prenant par la main, vers de réflexions analogues à celles de Simmel sur la vie urbaine et sa subjectivité spécifique (1903).

Des images comparables entre elles.

Pour notre recherche sur les intérieurs, nous nous sommes questionnés sur les conditions à remplir pour que nos images puissent être sociologiques dans le même sens que celles d’Evans. Nous avons pensé que l’une des manières possibles, particulièrement adaptée à notre objectif de recherche, consistait à rendre les logements photographiés comparables entre eux. Pour ce faire, chaque pièce de chaque intérieur a été photographié selon un même point de vue : tant frontalement que selon un cadre prospectif structuré par les diagonales principales. Le type de point de vue choisi et l’utilisation d’un grand angle ont rendu possible une vision de chaque pièce dans son intégralité. Cela permet, au chercheur comme au lecteur, de procéder simultanément à de multiples analyses, notamment celle des objets pris singulièrement et celle de la relation que les objets entretiennent entre eux à travers leur disposition. On peut évaluer aisément les rapports entre objets, du point de vue de la syntaxe formelle comme de la syntaxe structurelle. La syntaxe formelle a trait aux règles d’association sur la base du style. La syntaxe structurelle concerne les règles d’association sur la base de l’usage et de l’organisation spatiale. En croisant les photographies et les entretiens, il est possible de voir comment une configuration spatiale spécifique et une configuration sociale générale se relient entre elles. A ce propos nous avons pu remarquer que l’organisation du séjour était déstructurée en comparaison avec celle de la maison bourgeoise traditionnelle allant jusqu’aux années 1970. Nous avons parlé de perte du centre, une perte qui, comme nous le démontrons, est à la fois existentielle (Rampazi 2014) et esthétique (Sartoretti 2016). Dans la juxtaposition d’une pluralité de styles différents ou encore dans le décor éphémère nous avons lu jusqu’à quel point la pluralité des mondes vécus des jeunes générations, mise en évidence par les sociologues de la famille et du travail, touche à toutes les sphères de l’existence, avec sa volonté de ne pas hypothéquer le futur et de faire coexister toutes les possibilités en même temps. 

Enfin, on peut évaluer les absences, qui sont aussi éloquentes que les présences. Par exemple, en étudiant le matériel photographique, nous nous sommes aperçus que la télévision est dans plusieurs cas absente des maisons et donc qu’elle n’est plus l’élément structurant du séjour, dans son double rôle de centre à la fois symbolique et fonctionnel, pour les pratiques de loisirs.

Nous avons mis les photographies les unes à côté des autres pour faire ressortir de manière immédiate les différences mais aussi les similarités qui se cachent dans l’apparente hétérogénéité des intérieurs. En ce sens, notre travail rappelle le projet Exactitudes (contraction des deux mots exact et attitudes) des photographes Ars Versluis et Elly Uittenbroek, dont la posture, comme celle de Walker Evans, est sociologique. Au lieu de se concentrer sur l’hétérogénéité et le multiculturalisme de la vie urbaine, les deux photographes de Rotterdam ont cherché les similarités entre les personnes rencontrées dans la rue qu’ils ont successivement photographié sur fond blanc. Probablement les sujets photographiés ont-ils choisi leurs vêtements pour exprimer leur individualité. Cependant, le résultat est d’un grand conformisme. Les images sont ainsi agencées pour permettre au lecteur d’y reconnaitre des subcultures et des « tribus urbaines » très homogènes. Ce travail peut être considéré comme la version artistique des réflexions du sociologue Paul de Beer, selon lequel l’individualisation contemporaine doit être davantage interprétée comme un changement dans les inputs plus que dans les outputs du choix de style de vie (Jacobs 2016, pp. 49-51). Dans notre cas, nous avons pu saisir à cet égard une contradiction que les photographies expriment de manière immédiate, encore plus que les paroles, à travers leur contenu, leur titre et leur agencement. D’un côté, la grande hétérogénéité de styles dont les intérieurs font preuve montre une fragmentation des pratiques de consommation, qui suggère une lecture post-moderne des comportements d’achat. Cependant, d’un autre côté, si l’on divise les images en choisissant des thématiques (présence/absence de certains types d’objets ou des motifs esthétiques, organisation des pièces…) on peut lire certaines tendances communes. Ces tendances nous conduisent à penser qu’il y a, au-delà de la grande diversité apparente et comme l’écrivait Bourdieu (2000), une concentration et une monopolisation de styles de vie considérés « légitimes » qui a pour contrepartie le discrédit des modes de vie considérés comme « différents ».

Des images goffmaniennes.

Notre manière de représenter les intérieurs s’est révélée aussi pertinente pour notre lecture goffmanienne de l’espace domestique, centrée sur les logiques de mise en scène. Les pièces ont été photographiées comme des véritables scènes de théâtre à l’italienne. Les couples interviewés avaient été préalablement prévenus que les photos de leur logement seraient publiées. Comment ont-ils alors organisé leur mise en scène ? Nous avons pu observer, dans les pièces consacrées à la réception des invités, une certaine perméabilité du quotidien domestique au regard extérieur et un certain degré d’informalité qui marque les pratiques de réception et influe sur l’idée de respectabilité. Nous avons aussi pu avancer l’idée que cette informalité est construite et esthétisante, comme celle montrée par certaines célèbres revues de décoration contemporaines et émissions télévisées.

L’idée d’utiliser la photographie pour appuyer notre regard goffmanien sur les intérieurs a été reprise d’un travail du sociologue et photographe Charles Suchar, qui pousse cette même idée au-delà de ce que nous avons fait. Dans un quartier de Chicago, Suchar a mené une recherche sur la gentrification en utilisant la méthode de la photo-elicitation (1992) [en anglais elicit signifie susciter, déclencher, induire]. Au lieu de se focaliser sur l’espace public, comme le font toujours ce type de recherches, Suchar a décidé de lire la gentrification à partir des espaces domestiques. Il a demandé aux interviewés de choisir une pièce dans leur maison où ils voulaient être photographiés et de choisir des objets significatifs à faire paraître dans les images. Suchar a donc demandé aux sujets choisis pour sa recherche de se mettre consciemment en scène. Ensuite, il a commenté avec eux leur choix de représentation. Cette méthode lui a permis de mettre en relation le processus d’appropriation de l’espace domestique et l’assimilation ou la réinterprétation des modèles visuels, qui sont l’expression de styles de vie plus englobants. En définitive, Suchar a pu voir les icones qui se cachent derrière la gentrification et le type de culture matérielle qui l’accompagne.

La valeur scientifique d’une démarche esthétique.

 Durant les colloques où nous avons rendu compte de notre recherche, on nous a parfois reproché d’avoir produit des images esthétisantes. Pourtant, le traitement des photographies a été limité à la correction des erreurs optiques dues à l’utilisation du grand-angle, et des couleurs, en raison des conditions d’éclairage qui rendaient parfois difficile l’accès aux images. Les photographies réalisées sont belles à voir, tout simplement car elles sont prises avec une très bonne maîtrise technique. L’un des grands débats en sociologie visuelle est : les images doivent-elles être belles ? À la suite de cette recherche et de l’expérience accumulée d’enseignement en méthodes d’analyse visuelle avec des étudiants en architecture, notre réponse est que les techniques photographiques doivent être maitrisées si l’on veut réussir à saisir la réalité et à exprimer ses propres idées, au même titre qu’il y a des techniques qu’il vaut mieux maîtriser si l’on veut écrire un texte[2][2]. Plus généralement, nous sommes convaincus qu’un travail relevant de l’esthétique peut être utile dans l’avancement de la connaissance du monde social autant qu’un travail d’ordre scientifique (Lévy, Sartoretti 2018). C’est pour cette raison que, dans notre propre démarche de réflexion et dans cet article, nous avons mis en dialogue notre travail photographique avec d’autres travaux, sans se soucier de savoir s’ils seraient étiquetés comme artistiques ou au contraire scientifiques.

Ajoutons que fabriquer de bonnes images est un élément nécessaire mais non suffisant pour faire de la sociologie (Harper 2012). C’est pour cela qu’en utilisant la sensibilité à l’image qui nous est propre, en tant qu’architectes, nous avons décidé de prendre le contrepied de la culture architecturale. Cette culture se fonde sur un usage de la photographie qui répond le plus souvent à l’impératif de produire des belles images en choisissant des sujets et en suivant des règles compositionnelles clichés, sans adopter une posture réflexive par rapport aux choix. La prise de photographies, dans le domaine architectural, s’accompagne rarement d’une réflexion préalable d’ordre épistémologique et sémiotique et d’une analyse plus spécifiquement sociologique, visant à faire émerger les nombreuses taken for granted dans les manières de voir la réalité et de la représenter (Rose 2001). C’est cette posture réflexive qui permet d’opérer la distinction entre un travail photographique d’ordre sociologique et un travail qui ne l’est pas, même quand tous deux répondent à des critères propres à la production esthétique.

Quelques réflexions conclusives.

© Roberto Manuelli

La photographie, encore souvent reléguée au statut de simple support de la mémoire ou utilisée de manière illustrative pour embellir un livre ou un exposé, s’est révélée dans le cas de notre recherche un véritable outil de pensée. Tout d’abord, grâce à leur valeur descriptive remarquable, les images photographiques ont offert un moyen d’expression très puissant, qui a permis de condenser un nombre d’informations très élevé. Parmi ces informations, on trouve la restitution de l’atmosphère, qui était pour nous très difficile à transmettre par les mots. Ensuite, la photographie nous a aidé à saisir, lors des entretiens, les écarts entre l’univers du visuel et l’univers des mots, qui véhiculent parfois des messages incohérents entre eux. À ce propos, nous avons remarqué que, dans la représentation de soi, les systèmes sémiotiques verbal et visuel entretiennent entre eux les relations suivantes : renforcement mutuel (le contenu véhiculé est le même), complémentarité (l’un des deux systèmes ajoute des éléments de contenu sans contredire l’autre) ou incohérence (le contenu véhiculé par un système est en contradiction avec celui véhiculé par l’autre).

En outre, en choisissant bien le contenu, le séquençage et les titres, nous avons créé, avec les photographies, un essai sociologique, avec une composante ethnographique mais aussi une ambition conceptuelle. À ce propos nous avons montré comment, à partir des photographies, nous sommes parvenus à éclairer et à expliciter des concepts, même très abstraits. De plus, la photographie nous a permis de faire œuvre de clarification de mots et de concepts utilisés dans le texte de recherche. Enfin, nous avons montré que, grâce à la forte polysémie inscrite dans notre travail photographique, il est possible, pour le lecteur, d’aller au-delà des grilles d’analyse imaginées par le chercheur qui les a réalisées. Plus généralement, nous pensons que, même si elle n’est pas acceptée par les procédures standard de validation scientifique, l’intersection entre langages verbaux et non verbaux aussi bien qu’entre méthodes différentes de connaissance du monde social, « artistiques » d’un côté et « scientifiques » de l’autre, ne peut qu’être un enrichissement pour la production de connaissances (Lévy, Sartoretti 2018).

Endnotes:
  1. [1]: #_ftn1
  2. [2]: #_ftn2

Résumé

Comment produire un travail photographique dont la valeur soit à la fois esthétique et scientifique ? Telle est la question de départ de notre recherche sur les intérieurs domestiques. En utilisant la photographie comme méthode à la fois d’analyse, de démonstration et de communication, nous avons relié, par voie métonymique, les meubles et les objets d’usage quotidiens aux grands phénomènes socioculturels en cours, tels que la fragmentation des biographies affectives et de travail, la mobilité accrue, l’élargissement considérable de l’éventail des choix et l’éthique de la performance individuelle. L’article explicite les choix méthodologiques concernant l’utilisation de la photographie (comparabilité, neutralité du point de vue…) pour donner aux images une valeur sociologique.

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Notes

[1]   La thèse, d’Irene Sartoretti, dont le titre est « La costruzione della domesticità. L’esperienza di giovani coppie metropolitane di classe medio-alta » a été soutenue auprès de la Scuola Normale Superiore di Pisa en 2015. La partie photographique a été réalisée par Roberto Manuelli.

[2] Howard Becker montre que les films anthropologiques qui, dans le souci de vérité, évacuent les techniques propres aux travaux cinématographiques sont souvent incompréhensibles (2007).

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Sérendipité.

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