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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Les rythmes indisciplinés.

[1]Une partie de la conceptualisation de cet article est née d’un travail de groupe, lors du séminaire doctoral sur les Rythmes Urbains organisé à l’EPFL en novembre 2017, réunissant Margot Abord (ENTPE, France), Laurie Daffe (UCLouvain, Belgique), Lucien Delley (EPFL, Suisse), Juliana González (EPFL, Suisse) et Claire Pelgrims (ULB, Belgique)

Les rythmes indisciplinés.

Les disciplines du projet urbain (architecture, urbanisme, transports…) cherchent généralement à guider, fluidifier, synchroniser, harmoniser les rythmes de la ville. Cette manière de fabriquer la ville présuppose pour chaque lieu et moment une « bonne » manière de « fluer ensemble » (Michon 2007, p. 42), un seul rythme collectif dicté ou suggéré par les aménagements urbains : une parfaite eurythmie (étymologiquement. un « mouvement bien rythmé, harmonieux »). Cette vision se retrouve par exemple dans le « chrono-urbanisme » (Gwiazdzinski 2014) – notamment à travers le travail des « bureaux du temps »[1][2] français, qui ambitionnent d’harmoniser les rythmes urbains. Cependant, cette notion d’eurythmie fait l’objet de compréhensions et visions différentes. Pour d’autres auteurs, cette eurythmie est imposée à l’individu, forçant ce dernier à refouler son rythme personnel : le rythme du soi. Ils considèrent justement que cette inclination pour l’ordre, présupposant une réduction de la pluralité des rythmes urbains, est problématique. C’est par exemple le cas d’Yves Citton, pour qui, dans le terme eurythmie,

« […] « le bon rythme » évoqué par le préfixe eu- suggère une uniformisation qui menace d’aplatir les différences, alors que c’est justement sur les tensions entre ces différences que repose l’enrichissement de nos formes de vie (à l’intérieur bien entendu de normes et de contraintes auto-imposées par la collectivité) » (Citton 2010, p. 13).

Néanmoins, s’il s’agit de « cultiver activement ce qui fait tension » (Pattaroni 2007, p. 1), cette dernière ne doit pas remettre en question l’institution collective de normes. Nous sommes ici au cœur du « processus dynamique d’ordonnancement des personnes et des activités » qui doit maintenir la balance entre, d’une part, l’accueil d’une certaine diversité et, d’autre part, l’édition de normes et de règles (polis) qui visent à permettre le vivre-ensemble (Pattaroni 2007, p. 1). La question n’est donc pas tellement celle de l’existence d’un ordonnancement, mais plutôt des registres de la justification (Boltanski et Thévenot 1991) selon lesquels cet ordonnancement opère et tient sa légitimité, c’est-à-dire la portée politique des rythmes.

La gestion de la mobilité urbaine, marquée par une emprise importante des rythmes induits par le système d’automobilité, paraît à bien des égards un objet pertinent pour discuter ces questions d’oppression par le rythme et de ses justifications (Sheller et Urry 2000). De plus, les politiques urbaines tentent de répondre aux impératifs d’une économie capitaliste et du développement durable (Revol 2016, p. 2-3) en mettant en place des dispositifs matériels et réglementaires pouvant engendrer des rythmes oppressants (Lefebvre 1992). Dans le système d’automobilité, l’eurythmie revient, selon une logique de flux, à aligner les rythmes sur la vitesse et la métrique automobile, induisant des formes d’oppression à l’égard d’autres rythmes. Ces rythmes oppressants d’accélération ou de décélération tendent à uniformiser les manières de fluer. De manière générale, les dispositifs matériels et réglementaires déployés par les disciplines du projet urbain participent d’une mise en fluidité du mouvement qui, dans un contexte aliénateur d’accélération sociale (Rosa 2012) et hors de tout questionnement, permet uniquement aux individus de jongler avec les différents fragments de temps et d’espace d’un espace-temps « automobilisé » que la modernité a contribué à constituer (Sheller et Urry 2000).

« S’il y a aujourd’hui, des signes d’ »asthénie rythmique », cela ne signifie donc pas qu’une arythmie aurait remplacé un monde rythmé, mais que les rythmes qui organisent les processus d’individuation singulière et collective sont de telle nature qu’ils ne produisent que des individus séparés les uns des autres dotés d’une faible puissance d’agir et d’exister. Ce sont des rythmes de faible intensité, des manières de fluer qui tendent soit vers le mécanique, soit vers la liquéfaction propre au marché » (Michon 2010, p. 8).

Les individus sont ainsi contraints à une forme de mécanisation du mouvement qui implique une réduction de leur « variation présentielle » (Bonnet 2013, p. 3). Celle-ci se définit comme le rythme de variation de l’attention à l’environnement – l’intensité sensorielle – que les individus déploient dans l’expérience esthétique de leur mobilité, c’est-à-dire le rythme d’« établissement d’une relation à l’environnement qui n’en appelle pas à une expérience finalisée de la réalisation d’un parcours d’un point de départ à un point d’arrivée, mais à celle de l’avènement d’une présence » (Bonnet 2013, p. 3). Ce rythme de variation présentielle peut donc également être oppressant.

Ces différentes visions de l’eurythmie, de l’harmonisation des rythmes, sous-entendent l’existence d’une pluralité de rythmes qu’il s’agit d’orchestrer : de coordonner (polyphonie) ou de minimiser (colonisation rythmique). Dans cet article, nous questionnons le potentiel contraignant des aménagements urbains ; il s’agit de réfléchir aux différents dispositifs de l’aménagement urbain qui imposent un rythme et permettent cette « mise en cadence » des mobilités et de l’expérience ou, au contraire, donnent prise, comme conditions d’appui ou « potentialité active » (Thibaud 1996, p. 145)[2][3], à la performance de rythmes alternatifs. Nous les aborderons à travers l’observation de situations dans lesquelles nous retrouvons les rythmes induits par l’environnement matériel et humain, ainsi que certaines dysrythmies. Ces dysrythmies – du grec dys-, évoquant un mauvais fonctionnement, une anomalie, une difficulté – peuvent elles-mêmes « faire rythme » ou contre-rythme. Ce que nous appellerons « rythmes indisciplinés » sont donc les manières de fluer personnelles qui entrent en tension avec la tonalité rythmique de la situation et induisent une recomposition du rythme collectif. À travers les rythmes indisciplinés, l’individu se laisse aller à son propre rythme – à l’idiorrythmie : un rythme indexé sur le soi –, échappant ainsi à l’eurythmie, au rythme collectif mécanisé, inscrit dans l’accélération sociale qu’évoque Rosa (2012). L’observation de ces rythmes alternatifs montrera l’existence d’une gradation entre, d’une part, la dysrythmie ponctuelle, de l’ordre de l’interstice et, d’autre part, le rythme indiscipliné. Dans la seconde partie de cet essai, les causes, l’expérience et la légitimité des rythmes indisciplinés dans les trois situations présentées dans la première partie seront discutées au travers de différents concepts.

Rythmes indisciplinés et rythmes normalisés.

La mobilité est pensée comme pouvant être mise en rythme par l’environnement matériel et humain selon différentes modalités d’induction du rythme, auxquelles répondent différentes formes de dysrythmies. Ces dysrythmies, bien que se réalisant conjointement dans le temps et l’espace, sont des formes d’appropriation qui peuvent avoir une composante spatiale ou temporelle plus ou moins importante. C’est-à-dire qu’elles peuvent être davantage « dysrythmiques » dans le temps ou dans l’espace. Nous retenons ici trois situations pour discuter des rythmes induits et de leurs rythmes indisciplinés : le rythme induit par le flux de mobilité, le rythme induit par le croisement des modes et, finalement, le rythme d’ouverture et de fermeture temporaire d’un territoire à certains modes de mobilité et d’immobilité. Ces exemples, sans prétendre à l’exhaustivité, déclinent différentes modalités de mise en rythmes.

Sortir du rythme induit par le flux de mobilité.

Figure 1 : Rue commerçante. Source : rue Neuve, Bruxelles, 1980. © KIK-IRPA, Bruxelles.

Observons une portion d’infrastructure dédiée à un certain mode de déplacement (trottoir, piste cyclable, voirie…). Cela permet de mettre en évidence les rythmes induits par le flux de mobilité, en termes de pas et de circonvolutions des roues sur cette portion (figure 1). Chacun, en milieu urbain, est familier de ces phénomènes où les individus qui se déplacent en nombre sur une infrastructure de mobilité réduite en taille (rues embouteillées, pistes cyclables encombrées, couloir de métro aux heures de pointe, trottoir bondé d’une rue commerçante, etc.) sont amenés à se déplacer « en cadence », afin simplement d’éviter les accidents, bousculades et autres contacts corporels.

Les rythmes indisciplinés, à considérer ici, sont des appropriations du temps des autres individus, en constituant un obstacle plus lent (hésiter et chercher son chemin, ralentir pour attendre quelqu’un, flâner) ou plus rapide (tenter d’aller plus vite, essayer de courir entre les gens) qui finalement contraint les autres à ralentir ou accélérer, et impacte leur temps de déplacement et sa perception.

Sortir du rythme induit par le croisement des modes.

Figure 2 : Passage piéton. Source : rue du Finistère, Bruxelles, 1986. Collection Patrimoine architectural (sol).

La ségrégation modale qui se décline dans l’espace implique des dispositifs permettant le croisement obligé des différents flux de mobilité. Ceux-ci peuvent être soit des configurations spatiales qui permettent d’annihiler cette coexistence en multipliant les niveaux de sol (passerelles et tunnels), soit des dispositifs réglementaires (priorité) et matériels (feu rouge, passage piéton) qui induisent des rythmes d’alternance et d’arrêt, plus ou moins longs selon la priorisation des modes de transports (figure 2). Ceux-ci sont parfois renforcés par d’autres dispositifs, dits « de sécurité », qui garantissent aux modes faibles un droit de passage (passages surélevés, îles piétonnes entre les deux sens de circulation).

Comme mentionné plus haut, les dysrythmies qui apparaissent, bien que se réalisant à la fois dans l’espace et dans le temps, peuvent avoir une composante spatiale ou temporelle plus ou moins importante. Ces rythmes d’alternance et d’arrêt peuvent ne pas être respectés : premièrement, en s’appropriant le temps de passage d’un autre mode – à l’exemple d’un feu traversé au rouge, ou d’une priorité coupée – et, deuxièmement, en s’appropriant l’espace de passage d’un autre mode, en constituant un obstacle dans le passage. Certes, certaines de ces appropriations spatiales relèvent de la simple « incivilité » : s’arrêter en voiture sur le passage pour piéton, se garer sur le trottoir ou la piste cyclable – mais d’autres remettent en question la priorisation appliquée spatialement et temporellement dans la ségrégation modale à travers une pratique subversive, comme dans le cas des « masses critiques » cyclistes qui visent à occuper l’espace public actuellement dédié à la voiture.

Sortir du rythme d’ouverture et de fermeture d’un territoire à certaines (im)mobilités.

Figure 3 : Zone piétonne de l’îlot sacré, accessible le matin pour les livraisons. Source : Petite rue des Bouchers, Bruxelles, 1980. © KIK-IRPA, Bruxelles.

Dans le cadre des politiques de ralentissement de la vitesse automobile en milieu urbain, les dispositifs réglementaires et matériels, permettant une externalisation des parcours de vitesse d’une portion de territoire (piétonnisation, canalisation du trafic motorisé en dehors des quartiers résidentiels par des boucles de circulation), impliquent des rythmes d’ouverture et de fermeture des territoires différenciés selon le mode de déplacement et le statut de l’individu (figure 3). Par exemple, dans le cas d’un secteur piétonnier, les livreurs motorisés auront accès au secteur uniquement durant certaines heures de la journée. De manière générale, un espace (piétonnier, aire de jeux, zone résidentielle, couloir de métro, hall de gare, etc.) peut ainsi être réservé à certaines personnes ou à certains modes de mobilité et d’immobilité, mais prévoir des horaires de plus forte ouverture (horaires de livraison, événements et manifestations) ou des « passe-droits » (riverains, SDF). Il se définit alors, selon les différents moments de la journée ou de l’année, principalement comme un espace de flux, ou d’occupation.

Il est également possible de rompre ces rythmes d’ouverture et de fermeture en s’appropriant ces espaces-temps à contre-rythme : en traversant un espace qui, à ce moment, est défini comme un espace-temps d’occupation, ou en occupant un espace qui, dans cette temporalité, est défini comme un espace-temps de circulation. Si traverser un espace-temps d’occupation – en s’appropriant un accès en dehors des conditions d’horaire, de mode, de vélocité, de statut – peut ne pas requérir trop d’apprêtements en termes d’aménagement, d’autres dysrythmies peuvent toutefois nécessiter certaines « prises » ou conditions d’appui. Ainsi, occuper formellement ou informellement un espace-temps de circulation (flashmob, occupation par certains groupes sociaux) réclame souvent certains détournements des aménagements (une fontaine ou un rebord de fenêtre transformés en assise…). Lors de manifestations festives ou citoyennes dans certains espaces dédiés à l’automobilité par exemple, la foule s’approprie les marches, bacs à fleurs et bordures pour s’y asseoir. Ces occupations, qu’elles soient formelles ou informelles, sont non seulement facilitées par des aménagements flexibles et appropriables, mais elles modifient en retour la perception générale de l’aménagement. Voir d’autres personnes s’asseoir sur les bordures de trottoir invite, par exemple, à réévaluer le caractère « accueillant » de ces bordures.

Une gradation dans la dysrythmie.

Aux trois échelles d’observation présentées ci-dessus, apparaissent systématiquement des rythmes indisciplinés qui peuvent être considérés comme légitimes. Penser ensemble les modalités d’induction du rythme et les dysrythmies nous amène à l’identification de quelques concepts permettant de discuter les causes, l’expérience et la légitimité des rythmes indisciplinés : durée et acceptabilité, volonté et capacité, apprentissage et désapprentissage, ordre et désordre. Ces concepts permettent d’établir une gradation dans la dysrythmie : de la dysrythmie ponctuelle, n’impactant pas le rythme collectif, au rythme indiscipliné qui, au contraire, le modifie.

Si un individu quitte un rythme collectif induit, on peut postuler que l’individu se retrouve dans un moment de conflit entre le rythme imposé, ou suggéré, par son environnement humain et matériel, et son rythme propre. Ce « moment » de conflit ressenti par l’individu nous amène à notre premier ensemble de concepts : la durée et l’acceptabilité. Parmi les causes de la dysrythmie, l’environnement humain doit être compris comme les manières de « fluer » des individus, qui parcourent une infrastructure de mobilité et exercent une « pression » sur les autres individus. Ainsi, un individu pressé par le souhait d’attraper son train ne supportera pas de suivre le rythme d’un groupe de flâneurs très longtemps. Cette pression est amplifiée par l’environnement matériel : premièrement, par la taille de l’infrastructure construite (couloir de métro, autoroute) en rapport au nombre d’individus qui la parcourent. En effet, un individu qui traversera un couloir vide ne ressentira pas la même pression sur son rythme que si le couloir était bondé. Les politiques urbaines de mobilité et d’aménagement accentuent cette pression rythmique, en décidant, entre autres, du partage modal de l’espace urbaine (voie carrossable, piste cyclable et trottoir), donnant plus ou moins d’importance à chacun des modes. Deuxièmement, les aménagements urbains, qui découlent de ces politiques, articulent les supports matériels des dispositifs réglementaires, tels que les limitations de vitesse, et des dispositifs matériels, impliquant certaines accélérations et ralentissements. Parmi ces dispositifs matériels, la taille du parcellaire, de l’îlot, ainsi que la présence d’attractions visuelles (vitrines, fontaine) peuvent en effet guider le rythme de déplacement (Thibaud 1996). L’exemple du couloir amène également à réfléchir, de manière plus englobante, sur les dispositifs influençant les rythmes dans la mobilité, pour prendre en compte l’ « ambiance urbaine » (Bonnet 2012) : sécurisante, chaleureuse, festive… Finalement, ce moment de conflit se traduit pour l’individu par l’expérience de malaises, de gênes ou même d’énervements dans ce rapport corporel à l’espace et à ses occupations. Ces sentiments peuvent ensuite être transposés dans le registre discursif en de l’indignation et des revendications de changement. Combien de temps l’individu supporte-t-il d’être contenu dans un rythme dissonant au sien ? Le conflit entre ces deux rythmes ne peut pas être infini et des limites se dessinent.

Ces limites sont influencées par une multitude de facteurs, dont une partie est dépendante de la volonté et/ou de la capacité à se mettre ou non en rythme avec les autres individus. Elles sont donc variables et uniques à chaque situation, à chaque individu, et sont essentielles à la compréhension des rythmes indisciplinés. Nous touchons ici à la question de la justification et de la légitimité de ces dysrythmies. Les dysrythmies peuvent être volontaires et revendicatrices – nous y reviendrons –, mais également involontaires, inconscientes (la désorientation) et justifiées par une incapacité à être en rythme. Ainsi, les capacités physiques des individus constituent un frein à l’eurythmie (ou à l’harmonisation des rythmes), en ce sens qu’elles empêchent, par exemple, certaines personnes de marcher assez vite. Les rythmes induits par le croisement des modes sont réfléchis à l’aulne d’un « individu moyen », ne prenant pas toujours en compte un temps de réaction plus lent ou la démarche plus hésitante d’une personne âgée.

Les rythmes normalisés sont également affaire d’apprentissages culturels. Les gestes d’un étranger aux lieux peuvent facilement apparaître comme dysrythmiques. Cette dysrythmie culturelle peut provenir de différents facteurs : de codes de la route différents, de diverses interprétations de leurs applications, d’une perception générale différente des aménagements, en termes d’espace d’occupation et/ou de circulation. Cet exemple met en évidence les formes d’apprentissage ou de désapprentissage sur lesquelles reposent ces rythmes et qui les font évoluer. Ces derniers concepts permettent de justifier – d’excuser – des situations involontaires telles que présentées précédemment, mais ils doivent également être compris comme essentiels aux processus dynamiques d’ordonnancement des personnes et des activités, qui opèrent une transformation perpétuelle des rythmes normalisés par les rythmes indisciplinés, induisant en retour un ajustement de ce qui est considéré comme la norme. L’apparition récente des « espaces partagés », par exemple, nécessite l’apprentissage de nouvelles règles de partage de l’espace public, entre modes de mobilités et d’immobilités, entre espaces d’occupation et de circulation.

Les derniers concepts inhérents aux rythmes indisciplinés sont le désordre, et son contraire l’ordre : la sortie du rythme imposé crée un désordre, d’une temporalité variable, qui tend déjà à reconfigurer un nouvel ordre urbain dans ce processus dynamique d’ordonnancement propre à toute société, qui autorise mais réduit la pluralité des rythmes urbains. Les dysrythmies volontaires, revendicatrices et critiques s’appuient sur cette fonction de la dysrythmie pour remettre en question l’ordre établi, par exemple avec les masses critiques cyclistes concernant le partage modal de la voirie. À travers elles, ces cyclistes réclament un nouveau partage en faveur d’une ville plus écologique, plus hospitalière aux modes actifs et, le temps de la « ballade manifestive », en s’appropriant l’entièreté de la voirie, engendrent un autre rythme en accord avec les cités défendues.

Rerythmisation.

Cet article présente différentes formes de dysrythmie, que ce soit dans les rythmes induits par le flux, induits par le croisement ou induits par l’ouverture et la fermeture d’un territoire. Malgré le souhait des aménageurs de synchroniser et de les mettre en rythme, la présence de dysrythmie semble inévitable. Partant du point de vue des aménageurs, qui recherchent une harmonisation des rythmes, les rythmes indisciplinés sont fautifs et porteurs d’une connotation négative dès leur performance. Cette vision ne laisse que peu de place à l’indiscipline, au désordre. Dans certains cas, outrepasser les rythmes peut coûter à l’individu, en termes d’intégrité physique, s’exposant à des bousculades ou devant fournir des efforts physiques inhabituels, mais encourant également une forme de répression civile ou morale. Le désordre n’a ainsi que peu d’espace pour se développer. Partant du principe que la dysrythmie fait évoluer les rythmes normalisés dans le temps à travers la réinvention d’un nouvel ordre collectif, les rythmes indisciplinés peuvent être compris comme une plus-value. Michon (2010, p. 8) va dans ce sens, en spécifiant que la dérythmisation ne doit pas être lue comme une déstructuration, mais bien comme une rerythmisation induite par la « transformation des modes d’individuation singulière et collective », et qui permet d’envisager une « eurythmie nouvelle des corps, du langage et du social, par lesquels les singuliers et les collectifs pourraient exalter mutuellement leur puissance d’agir et d’exister » (Michon 2010, p. 8). D’autres, tel Harmut Rosa, espèrent aussi que ces mutations permettront aux individus, à travers un ralentissement, de sortir de l’aliénation sociale due aux logiques accélératrices.

Ce constat énoncé, faudrait-il offrir plus de prises aux individus, devraient-ils disposer d’un environnement leur proposant plus de liberté, plus de jeu, pour le développement de rythmes alternatifs ? C’est en ce sens que s’élèvent régulièrement, depuis Lefebvre, des demandes pour des aménagements appropriables (Lefebvre 2009). Si la question mérite d’être posée, sa réponse tient dans la balance entre, d’une part, l’ouverture de prises à l’expression d’une pluralité de manières d’être dans la mobilité – différentes intensités sensorielles, des variations présentielles – qui répondent à l’humanité de chacun et, d’autre part, leur réduction à travers une institutionnalisation, risquant par là même de réduire l’apport de ces rythmes indisciplinés à l’ordre urbain, mais aussi la possibilité même du travail démocratique.[1]

Endnotes:
  1. : #_ftnref1
  2. [1]: #_ftn1
  3. [2]: #_ftn2

Résumé

Cet essai invite à réfléchir à l’existence de rythmes indisciplinés, c’est-à-dire les manières de fluer personnelles qui entrent en tension avec la tonalité d’une situation donnée et induisent une recomposition du rythme collectif. Cet article questionne les différents dispositifs de l’aménagement urbain qui imposent un rythme et permettent une « mise en cadence » des mobilités et de l’expérience ou, au contraire, offrent des appuis à la performance de rythmes dissonants, alternatifs. Dans la première partie de l’article, les rythmes induits et les rythmes indisciplinés sont observés au travers de trois modalités d’induction du rythme collectif : le rythme induit par le flux de mobilité, le rythme induit par le croisement des modes, le rythme d’ouverture et de fermeture temporaire d’un territoire à certains modes de mobilité et d’immobilité. Dans la seconde partie de l’article, les causes, l’expérience et la légitimité des rythmes indisciplinés dans les trois situations présentées dans la première partie sont discutées au travers de concepts tels que la durée et l’acceptabilité, la volonté et la capacité, l’apprentissage et le désapprentissage, ou encore l’ordre et le désordre. La conclusion questionne l’intérêt d’aménagements appropriables, qui offrent des appuis aux rythmes indisciplinés pour « rerythmer » la société de manière plus ouverte et moins oppressante.

Bibliographie

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Citton, Yves. 2010. « Improvisation, rythmes et mondialisation. Quatorze thèses sur la fluidification sociale et les résistances idiorrythmiques » Rhuthmos, 2 juillet.

Gibson, James. 1979. The Ecological Approach to Visual Perception. Boston : Houghton Mifflin.

Gwiazdzinski, Luc. 2014. « Face aux nouveaux régimes temporels métropolitains, les pistes du chrono-urbanisme pour une ville malléable » Urbia – Les Cahiers du développement durable, n°16 : p. 179-193.

Lefebvre, Henri. 1992. Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes. Paris : Éditions Syllepse.

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Michon, Pascal. 2007. Les rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé. Paris : Les Prairies ordinaires.

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Pattaroni, Luca. 2007. « La ville plurielle : quand les squatters ébranlent l’ordre urbain » in Bassand, Michel, Vincent Kaufmann et Dominique Joye (dirs). Enjeux de la sociologie urbaine, p. 283-314. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, coll. « Espace en société ».

Quéré, Louis. 1995. « L’espace public comme forme et comme événement » in Joseph, Isaac (dir.). Prendre place. Espace public et culture dramatique, p. 93-110. Paris : Éditions Recherches.

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Rosa, Hartmut. 2012. Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Traduit de l’allemand par Thomas Chaumont. Paris : La Découverte.

Sheller, Mimi et John Urry. 2000. « The City and the Car » International Journal of Urban and Regional Research, vol. 24, n°4 : p. 737-757.

Thibaud, Jean-Paul. 1996. « Mouvement et perception des ambiances souterraines » Les Annales de la recherche urbaine, vol. 71, n°1 : p. 145-152.

Notes

[1] Le lecteur curieux pourra, par exemple, consulter la page du Bureau des temps de la Métropole Européenne de Lille, ici.

[2] Voir aussi les termes de « prégnance climatique » d’un lieu (Augoyard 1979), « offrandes » de l’environnement lumineux (Gibson 1979) ou « puissance formante » de l’espace public (Quéré 1995).

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