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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Les paradoxes de l’engagement.

Delphine Naudier, Maud Simonet (dirs), Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, Paris, Découverte, 2011.

Image1Pour rendre compte de cet ouvrage collectif paru cette année 2011, on peut commencer par signaler qu’au départ du séminaire mené de 2004 à 2009 à l’Institut de recherche sur les sociétés contemporaines (Iresco), duquel est issu cet ouvrage, on trouve une interrogation sur cette fameuse « neutralité axiologique » sans laquelle il n’y aurait pas de science (sociologique). Les préfaciers se réfèrent à un ouvrage qui a guidé leur interrogation : une nouvelle traduction des conférences de M. Weber rassemblées dans Le savant et le politique suivie d’essais d’Isabelle Kalinowski sur le rapport à la science et à la politique de ce même Max Weber (Weber, Kalinowski, 2005). Un ouvrage qui restitue l’auteur au sein des débats politiques et scientifiques de son époque en Allemagne, montre que ses textes fourmillent en réalité de prises de positions politiques et que la traduction de Wertfreiheit en « neutralité axiologique » par J. Freund emprunte à Parsons (« grand promoteur de l’instrumentalisation anti-marxiste américaine de Weber » dit Isabelle Kalinowski) qui traduisit le terme allemand par axiological neutrality. La démonstration de Kalinowski sur ce point consiste entre autres à montrer que l’introduction de M. Weber en France dans les années 1960 servit paradoxalement un engagement idéologique : celui des universitaires conservateurs et libéraux soucieux de tenir le marxisme en respect.

Qu’il n’y ait pas de chercheurs en sciences sociales non engagés, c’est un autre point de départ de cet ouvrage collectif : « les contributions réunies ici permettent au contraire de comprendre comment les sociologues font leur travail alors même qu’ils sont engagés, situés, et font partie du monde social qu’ils analysent » (p. 5). Ajoutons, pour reprendre la formule trop méconnue de M. Weber, que

le juste milieu n’est pas le moins du monde une vérité plus scientifique que les idéaux les plus extrêmes des partis de droite ou de gauche. Nulle part l’intérêt de la science n’est à la longue davantage nié que là où on se refuse à voir les faits désagréables et la réalité de la vie dans sa dureté (Weber, 1965, p. 130).

Bref, ni la modération politique ni l’absence de réflexivité sur ses engagements — on verra qu’ils ne sont pas uniquement politiques — ne garantissent la scientificité d’un discours.

Plus encore, « c’est en acceptant de penser ses engagements et non en les laissant dans l’ombre du savant, justement, que l’on peut aussi faire œuvre de science » (p. 6). Plusieurs textes vont plus loin et des auteurs tendent à démontrer que c’est précisément leur engagement qui leur a permis soit d’accéder au terrain, soit de comprendre de manière approfondie le point de vue des acteurs, soit même de construire leur objet, en opposition au consensus social qui peut conduire à laisser dans l’ombre des situations sociales rendues ainsi banales. Ce dernier aspect fait précisément référence au texte de Anne-Marie. Devreux (« Féminisme et syndicalisme : peut-on objectiver le savoir militant ? »). C’est parce qu’elle était féministe et syndicaliste (conçus comme « mouvement de pensée et mouvement d’action ») qu’elle s’est efforcée de mettre au jour et de faire reconnaître l’oppression faite aux femmes comme un objet de recherche. Il s’est agit pour elle et ses collègues militantes de construire des « indicateurs les plus rigoureux possibles » pour faire reconnaître l’existence d’un phénomène social et les mécanismes de la reproduction.

Les quatre contributions rassemblées dans la première partie de l’ouvrage — « Engagements militants et recherche scientifique : quand les sociologues s’engagent politiquement » — vont dans le même sens : être engagé politiquement aux côtés de ceux dont on étudie les conditions de vie ou de lutte constitue une plus-value scientifique. Comme le montre Alban Bensa à propos de son engagement scientifique et politique aux côtés des Kanaks, non seulement il lui aurait été impossible d’accéder à la compréhension de leur culture et de leurs mobilisations sans manifester son accord pour leur combat, mais la dévalorisation dont cette culture pouvait être l’objet par ailleurs l’a motivé à valoriser ces populations, leur mode de vie, à comprendre la dimension structurante du colonialisme qu’ils subissaient.

Je dois cet élargissement de ma perspective scientifique à mon engagement politique… Rien ne nous autorise à isoler les kanaks et leurs actions du cadre que la colonisation française leur a imposé. Cet indispensable élargissement de l’angle de vue permet, bénéfice théorique évident, de réintégrer pleinement aussi l’anthropologie dans le champ des sciences sociales, c’est-à-dire de briser les clôtures où l’hypostase de la « culture » pensée comme une totalité l’avait enfermée (p. 59).

Cette première partie est de loin la plus originale et celle qui peut, à notre avis, permettre aux chercheurs de poursuivre dans une nouvelle — les sociologues ne cessent par ailleurs de s’interroger sur leur rapport à l’objet, aux acteurs, sur ce que la méthodologie fait au terrain… — orientation réflexive. Tout engagement n’est, il est vrai, pas nécessairement politique. Et c’est ce que vont montrer les deux autres parties de l’ouvrage. Mais aucun objet de recherche — l’art, les loisirs, les modes de vie, la science… — n’est non plus a priori exclu d’une réflexion en ces termes. On peut ou non choisir de s’interroger sur la manière dont on construit son objet et, par exemple, choisir d’exclure ou de tenir compte de sa dimension politique.

On peut regretter que l’ouvrage ne s’interroge pas vraiment sur ce qu’il faut entendre par engagement. Soin est laissé au lecteur de comprendre qu’il y a différentes manières de s’engager. Ainsi dans la deuxième partie — « Légitimité scientifique et relation au terrain : quand le sociologue est engagé par l’objet » — « être engagé » doit être compris dans des sens bien différents. Au sens premier : être payé par une entreprise ou tout autre organisme pour mener une enquête, être associé à un groupe de réflexion. Au sens par ailleurs où l’auto-analyse de sa trajectoire sociale permet de saisir ce que l’on met de soi dans ses constructions d’objet et ses analyses (un très bel essai, de ce point de vue, de Stéphane Beaud, spécialiste des classes populaires, alors qu’il est lui même issu de la petite bourgeoisie de province). Au sens enfin où « travailler sur la grande bourgeoisie est déjà un engagement, une manière de récuser une exceptionnalité qui la tient à l’abri de l’investigation » (M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, p. 140).

L’article le plus original dans cette partie est proposé par Jean Baubérot qui raconte comment le sociologue du religieux qu’il est a pu être au final « manipulé » (c’est nous qui utilisons ce terme) par la commission Stasi chargée en 2003 de réfléchir sur l’application du principe de laïcité. Voici donc ce sociologue embedded — comme ces journalistes si proches des militaires — convié à des déjeuners de travail qui « créèrent un climat de grande convivialité au détriment d’un débat en profondeur » (p. 105), amené à tutoyer les autres membres de la commission au sein de ce qui devient rapidement « une communauté chaleureuse [qui] se façonnait entre gens charmants, intelligents, personnalités pleines d’humour et de gentillesse » (p. 105). Comment dès lors émettre un avis divergent sans passer pour un esprit chagrin, un compagnon de peu d’urbanité ? « Personne n’a exercé de pression, mais une pression implicite se trouvait déjà dans l’air que nous respirions, agréable, un peu grisant même…» (p. 111). L’honnêteté de Jean Baubérot décrivant cette complicité du sociologue embedded qui l’empêche d’aller observer ce qui pourrait troubler l’ordre dans lequel il a été admis, qui peut le conduire à s’autocensurer, nous semble particulièrement pertinente et l’on ne peut s’empêcher de penser à tant d’articles et d’ouvrages de sociologues dont les analyses semblent en effet devoir beaucoup à cette complicité, voire à la reconnaissance que l’on peut penser devoir manifester envers ceux qui nous ont admis, et si chaleureusement.

La troisième partie — « Le double ‘‘je’’ du sociologue : quand le sociologue engage sa personne sur le terrain » — se propose d’envisager la question de l’engagement sous l’angle de l’immersion sur un terrain, et de la création de relations privilégiées avec les enquêtés. Les quatre contributions décrivent donc des moments où leurs auteurs se sont impliqués personnellement, parfois affectivement ou physiquement sur leur terrain. Elles opèrent un mouvement de gradation dans l’immersion du chercheur, allant de l’appel à l’expérience personnelle pour se dégager de préjugés sur les enquêtés (Daniel Bizeul), à la « participation observante » du chercheur aux activités étudiées (Loïc Wacquant), en passant par une immersion maîtrisée où le chercheur reste identifié comme sociologue (Patricia Bouhnik). Comme en témoigne l’expression « double je », le sociologue peut être amené à réfléchir sur ses propres pratiques sur le terrain, et à s’interroger sur la nature des données recueillies et leur portée sociologique hors de l’expérience subjective (Patricia Bouhnik, Loïc Wacquant). L’article de Pierre-Emmanuel Sorignet, qui clôt le chapitre, pousse cette logique de dédoublement à l’extrême, puisqu’il ne pose plus la question de l’engagement du chercheur, ce dernier possédant d’emblée l’identité d’acteur de terrain, danseur et (puis) sociologue. Sa contribution relève ainsi plus de la problématique du désengagement que de celle de l’engagement.

Patricia Bouhnik, qui inscrit sa recherche dans une approche compréhensive de l’intimité des usagers de drogues, défend une conception originale de l’engagement du sociologue sur son terrain. Après avoir raconté son immersion auprès des acteurs, nécessaire pour avoir accès à leurs pratiques intimes (elle en est venue à « intégrer leur temporalité » en « les suivant jour et nuit »), elle insiste sur la nécessité d’instaurer une relation de confiance mutuelle, qui passe par un engagement affectif auprès des personnes. Son engagement consiste ainsi à ne pas se cacher derrière une neutralité de façade, à affirmer ses « valeurs » sans rester insensible aux évènements rencontrés sur le terrain. Cette posture permettrait aux acteurs de la « situer » en tant que sociologue, et contribuerait ainsi à établir les limites de son implication dans les activités illicites afin d’éviter certaines prises de risques.

Pour Patricia Bouhnik, l’engagement est donc avant tout de nature affective, il consiste à accepter de donner de soi et de son intimité sur le terrain. Elle est cependant attachée à affirmer la spécificité de la relation entre les acteurs de terrain et le sociologue, afin de conserver à leurs yeux son identité de chercheure, sans s’obliger à adopter les mêmes pratiques que ses enquêtés (elle parle d’« observation participante » et non de « participation observante » comme le fait Loïc Wacquant dans la contribution suivante). On peut cependant regretter que Patricia Bouhnik n’explicite pas plus longuement les ressorts de sa posture engagée : elle insiste à plusieurs reprises sur le caractère intuitif de sa démarche, ce qui donne l’impression que son immersion auprès des usagers de drogues a lieu de manière naturelle et fluide. Jamais elle ne mentionne les conflits ou les compromis, et elle ne propose pas de réflexion sur ce qui facilite son intégration. Par ailleurs, elle prône un engagement affectif du chercheur, mais elle aborde très peu les possibilités de sortir, par la suite, d’un rapport uniquement affectif aux enquêtés pour produire une connaissance sociologique qui se différencie de la simple narration d’une expérience vécue.

C’est là précisément le projet annoncé par Loïc Wacquant au début de sa contribution : il souhaite « poser l’épineuse question du passage de la saisie viscérale à l’explication sociologique, et de la compréhension de la chair au savoir du texte ». Il prolonge ainsi les réflexions de Patricia Bouhnik, en envisageant l’étape suivante qu’est la restitution des expériences par le média du texte sociologique. Loïc Wacquant se différencie cependant de Patricia Bouhnik en adoptant une posture d’explication des pratiques plutôt qu’une approche compréhensive wéberienne.

L’originalité de sa posture réside en effet très certainement dans la notion de « réflexivité épistémique », qui s’oppose à l’idée d’une objectivation a posteriori au moment de l’écriture du texte sociologique, et demande un effort de conceptualisation simultané à l’engagement sur le terrain. Cependant, comme pour Patricia Bouhnik, il est dommage que cet auteur ne s’attarde pas sur les difficultés liées à sa posture, les moments où la distanciation s’avère impossible à tenir, notamment lorsque le chercheur se trouve impliqué affectivement. Là encore, l’article donne l’impression d’une démarche sans contradictions, ce qui s’éloigne quelque peu d’une réflexion méthodologique sur les problèmes engendrés par l’engagement, qui aurait pu apporter de nouveaux éléments au débat initié dans cet ouvrage collectif.

Les différentes contributions de cette troisième partie opèrent une progression non seulement dans le degré d’implication du chercheur au sein de son terrain, mais aussi dans la réflexion sur la production d’écrits à partir d’une posture engagée. On pourrait cependant leur reprocher, comme pour la partie précédente, de fournir une définition assez floue de ce que recouvre la notion d’engagement du sociologue sur son terrain. Mis à part Patricia Bouhnik, qui prône clairement un investissement des affects et est soucieuse d’en définir les prérogatives et les limites, les articles des autres auteurs se caractérisent par l’absence d’une définition claire de l’engagement et de ce qu’il implique pour le chercheur. Ainsi, Loïc Wacquant décrit une sorte de frottement avec les milieux étudiés, qui semble signifier que son engagement précède la sociologie : c’est par militance qu’il a pris ces terrains pour objets d’étude. Pour Daniel Bizeul, au contraire, on peine à comprendre où se situe son engagement, qui semble consister uniquement à entrer en empathie avec les enquêtés en les rapprochant de soi par l’analogie avec des personnes de son entourage. Ici, pas d’immersion sur le terrain, puisque Bizeul insiste au contraire sur l’impossibilité de « se mettre à la place de l’autre ». Ces contributions semblent ainsi reposer sur des définitions distinctes de l’engagement du sociologue, qui, n’étant pas toujours explicitées, peuvent empêcher une problématisation plus transversale de la question. Le lecteur peut ainsi avoir l’impression qu’aucun auteur n’aborde le problème en totalité, ni ne dépasse les récits d’expériences singulières pour en dégager des postures plus générales. Ces textes présentent toutefois le mérite de se rejoindre sur l’idée qu’une implication forte du chercheur sur le terrain ne constitue pas un biais de subjectivisme, mais peut au contraire être heuristique pour la recherche en sciences sociales.

Pour conclure sur cet ouvrage, trois petites remarques. Il nous semble tout d’abord qu’il y a un intérêt pédagogique à maintenir l’idée que quelque chose comme une « neutralité axiologique » doit servir d’horizon régulateur à la démarche de recherche. Et que ce ne sont que des sociologues aguerris qui peuvent prétendre prendre une distance réflexive vis-à-vis d’elle. Deuxièmement, il faut garder en mémoire que la sociologie n’en aura jamais fini de faire la preuve à ceux qui ne sont pas de la partie — les décideurs, les technocrates, « l’opinion » — de sa scientificité. On se souvient qu’un ministre avait cru bon, en 1987, d’émettre l’idée que comprendre, c’était justifier. Et de déclarer qu’en matière de sécurité, « tant qu’on admettra des excuses sociologiques et qu’on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle, on ne résoudra pas ces questions » (« Mr. Jospin contre la pensée unique internationale. Un entretien avec le Premier Ministre », Le Monde daté du 7 janvier 1999). Comment faire comprendre alors que l’on peut produire des analyses scientifiques tout en étant engagé ? Troisièmement, si l’engagement du sociologue n’obère pas a priori la qualité de son travail, il n’en est pas non plus une garantie. Très engagé ou très dégagé, les critères de scientificité sont ailleurs.

Delphine Naudier, Maud Simonet (dirs), Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements[1], Paris, D[2]écouverte[3], 2011.

Endnotes:
  1. Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements: http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Des_sociologues_sans_qualites__-9782707168986.html
  2. D: http://www.editionsladecouverte.fr/
  3. écouverte: http://www.editionsladecouverte.fr/

Résumé

Pour rendre compte de cet ouvrage collectif paru cette année 2011, on peut commencer par signaler qu’au départ du séminaire mené de 2004 à 2009 à l’Institut de recherche sur les sociétés contemporaines (Iresco), duquel est issu cet ouvrage, on trouve une interrogation sur cette fameuse « neutralité axiologique » sans laquelle il n’y aurait ...

Bibliographie

Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965.

Max Weber, La science, profession et vocation, suivi de Isabelle Kalinowski, Leçons wéberiennes sur la science et la propagande, Marseille, Agone, 2005.

Notes

Auteurs

Lise Dassieu

Doctorante en sociologie, Université Toulouse II, Lisst-Cers

François Sicot

Professeur de sociologie, Université Toulouse II, Lisst-Cers

Partenariat

Sérendipité.

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