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Sérendipité.

Le vibromasseur-godemiché : objet de plaisir

Image1Un quotidien populaire qui n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut titrait récemment « Sex toys, les Français aiment ça ! » (France Soir, 14 septembre 2006). Et à consulter certains rayons de la Fnac, il semble bien qu’il y a un marché littéraire ou publicitaire (Sex toys faites-vous plaisir par Christian Foch et Anne Helary, ed. Marabout, 2006 ; Sex Toys de Frédéric Ploton, ed. Tana, 2004 ; ou le plus luxueux Sex toys forever de Bertrand Ferrier et Stéphan Lévy-Kuentz, ed. Marabout, 2005).

L’histoire de ces gadgets est peu connue : entre le ridicule de la poupée gonflable et le sérieux des fétichismes, ces objets ont échappé au scrutin historique. Seule Rachel Maines, dans un ouvrage salué et publié dans une prestigieuse collection d’histoire des techniques, s’était attelée à retrouver la préhistoire médicale des vibromasseurs. Technology of Orgasm montre bien comment la technique médicale du massage pelvien, que les bons médecins du 19e siècle tentaient de maîtriser, s’était très rapidement mécanisée. Mais qu’une fois les vibromasseurs entrés dans les premiers films pornographiques, ils étaient sortis aussi vite de l’histoire médicale.

C’est en fait dans les années 1970 qu’il faut trouver l’histoire immédiate du vibromasseur-godemiché. Dans une de ces revues académiques marginales, le Journal of Popular Culture, le professeur Edward Kelly, en 1974, remarquait la nouvelle image du godemiché (« A New Image for the Naughty Dildo ? » se demandait-il en titre) en analysant des publicités parues dans le New York Times. Ces années témoignaient en effet de nouvelles conceptions de la sexualité. D’un côté l’accès plus facile aux moyens de contraception (préservatif, pilule contraceptive, stérilets) ou à l’avortement permettait un décrochage entre sexualité et reproduction (mais installait la présence continue de dispositifs techniques au sein ou autour de la relation sexuelle). De l’autre l’accent mis sur l’accès égalitaire au plaisir se percevait non seulement dans la norme de l’orgasme partagé, mais aussi dans la remise en valeur de la masturbation (qui n’est plus conçue comme maladive, mais comme entraînement).

Le godemiché-vibromasseur en vient à incarner ces nouvelles conceptions, mais de manière « camouflée ». En France, la presse populaire (Ici Paris, Détective, France Soir…) regorgent, dès 1970, de publicités pour ces petits gadgets vibrants. Les organismes de vente par correspondance (La Redoute, Neckermann, Trois Suisses) proposent dès cette époque les mêmes objets. Mais aucun ne promet l’orgasme immédiat : au contraire, revenant (sciemment ?) aux origines médicales, ils promettent – en ne trompant personne – bonne santé et amélioration de la « circulation sanguine ».

Le camouflage était probablement encore nécessaire pour pouvoir vendre ouvertement ces objets. Signe des temps, même la cour d’appel de Paris, en novembre 1973, reconnaît que les « préservatifs-vibrateurs », n’étant pas de forme obscène « ni même seulement suggestive », ne peuvent constituer un outrage aux bonnes mœurs. Et que « l’on ne saurait tenir le simple usage en vue duquel cet objet est offert comme de nature à provoquer une émotion pernicieuse », les mœurs ayant quand même bien évolué, leur apparence restant sauve.

Au cours des années 70, les seules oppositions – plutôt des réticences – viennent des sexologues : attention, les vibrations sont bien trop efficaces, disent-ils. Ces vibromasseurs vont déséquilibrer la merveilleuse balance des orgasmes conjugaux. En facilitant les orgasmes féminins (maintenant rapides, sans engagements, sans émotion) le vibromasseur les rapproche des orgasmes « masculins ». Il ne faut donc utiliser ces machines que sous contrôle sexologique. Mais de fait, c’est bien sous l’apanage des sex-shops que restent les vibromasseurs et les godemichés. Des sex-shops à la clientèle masculine, s’intéressant principalement à maximiser l’orgasme masculin. Et quand ils en sortent, à la fin des années 90, pour échapper à leur funeste renommée, ils sont re-nommés : de godemiché, l’on passe à sex-toy.

Ce changement de vocable résume un processus relativement complexe.

En premier lieu il signale une volonté d’inscrire la sexualité (solitaire ou en couple) dans le champ des activités récréatives ou des activités de loisirs, activités dont les sociologues savent bien combien l’accès dépend du revenu, du diplôme et du temps « libre ». Ces « sex toys », jouets sexy, jouets pour adultes, poursuivent l’entourage technique des relations sexuelles en les plaçant au sein d’une économie commerciale des loisirs. L’intimité sexuelle, souvent comprise comme inscrite dans un modèle « relationnel » (les rapports sexuels étant à la base de la construction d’une relation de couple) prend alors ici une saveur « récréationnelle » [1]. L’expérience ludique intime n’échappe pas à une forme de marchandisation – les anglophones diraient commodification – des pratiques et des désirs, qui vient détruire la fiction de naturalité des rapports sexuels.

Tout aussi évidente est la tentative d’en faire un objet « féminin », de « re-sexualiser » l’objet (de lui faire changer de genre). Cela passe par des tactiques commerciales parfois naïves, souvent efficaces. Si le rose chair est vulgaire, le rose bonbon est féminin. Si une femme nue sur le paquet est vulgaire, le dessin d’une plume est féminin : les promoteurs des nouveaux sexy shops, de manière systématique, déballent et « repackagent » des objets fabriqués par quelques entreprises en Asie (Chine principalement). Le changement de paquet est alors un bon indice des revendications commerciales. Les sex-shops « traditionnels », quelque soit leur ancienneté, ne pratiquent pas cette stratégie de représentation. En changeant le paquet, les nouveaux magasins sexy proposent alors une conceptualisation des différences entre hommes et femmes, entre sexualité masculine et sexualité féminine, ils « rejettent consciemment ce qu’ils perçoivent comme une version limitée de la désirabilité et la beauté féminine » qui serait inscrite sur les paquets – mais pas nécessairement dans les objets. Cela passe aussi par l’entrée de ces jouets dans les magazines féminins : une partie de la presse féminine a, récemment, embrassé l’usage des sex-toys, en proposant d’en faire un des objets nécessaires à toute bonne table de nuit [2], et en proposant de faire de ces achats des achats féminins (et non plus des achats masculins).

Moins évidente, mais peut-être plus intéressante, est la volonté, puissante, de séparer ces gadgets de la « pornographie », de rejeter le porno vers le sale, le malsain, l’atteinte à la dignité humaine… et d’élever l’objet « sexy » vers le sain, le beau, l’éthique. « On refusait de vendre des représentations basiques du pénis. C’était hors de question », me déclare une ancienne responsable. « Je cherche des objets non figuratifs » propose une autre. « Pour les femmes, le sexe est vendu en tant qu’ensemble d’éléments de mode et de design beaucoup plus qu’en tant qu’ensemble de publications (media representations) : la pornographie reste problématique », écrit la sociologue Feona Attwood.

Le sex toy – et ses promoteurs – est donc fortement producteur de normes sexuelles. Des normes aussi bien soumises à une logique économique, celle du marché et de ses clientèles, qu’à des attentes liées aux rôles de genre à peine subvertis.

Résumé

Un quotidien populaire qui n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut titrait récemment « Sex toys, les Français aiment ça ! » (France Soir, 14 septembre 2006). Et à consulter certains rayons de la Fnac, il semble bien qu’il y a un marché littéraire ou publicitaire (Sex toys faites-vous plaisir par Christian Foch et ...

Bibliographie

Attwood Feona, « Fashion and Passion: Marketing Sex to Women », Sexualities, 8(4), 2005, pp. 392–406.

Loe Meika, « Feminism for Sale : Case Study of a Pro-Sex Feminist Business », Gender and Society, 13(6), 1999, pp. 705-732.

Maines Rachel P., Technology of Orgasm, Hysteria, the Vibrator, and Women’s Sexual Satisfaction, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999.

Storr Merl, Latex and Lingerie : Shopping for Pleasure at Ann Summers Parties, Londres, Berg International, 2003.

Marie Soutlages, Liberté, Égalité, Godemiché, mémoire de dea, Université Paris 7, Septembre 2004.

Notes

[1] J’utilise à dessein un anglicisme, pour rappeler les travaux d’Elizabeth Bernstein (The Meaning of the purchase. desire, demand and the commerce of sex. Ethnography, 2(3), pp. 389–420, 2001)

[2] Quelques exemples : Astrid Taupin, « Les réunions sex-toys », Cosmopolitan, avril 2003, pp. 25-27 ; « Edito », Vogue, février 2005 ; Petit électroménager très particulier », Elle à Paris, n°4, décembre 2005 – janvier 2006, p.12 ; Séverine Pierron, « Le Sex-shop des filles chic », Glamour, n°1, Avril 2004, pp.104-107 ; Christelle Bittner, « C’est quoi ton jouet sexuel ? », Cosmopolitan, n°381, supplément, août 2005, p.7-11 ; Marie Bourget ,« Le Guide du sexe », Isa, n°46, mars 2004, pp. 62-65 ; Gaëlle Guernalec-Lévy, « Oh my gode », DS magazine, n°90, mars 2005, pp. 80-85 ; « Sex toys, à vous de jouer », Femme Actuelle, n°1158, décembre 2006, p. 40.

Auteurs

Baptiste Coulmont

Sociologue, il est maître de conférences à l’Université Paris 8. Il s’intéresse à la construction institutionnelle des normes et à leurs applications, principalement dans les espaces religieux ou commerciaux. Son premier livre, Sex-shops, une histoire française (co-écrit avec Irene Roca-Ortiz) sortira en avril 2007 aux Éditions Dilecta.

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