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Sérendipité.

La vidéo, un outil tout trouvé pour une géographie plus-que-représentationnelle ?

En se penchant sur les méthodes audiovisuelles en sciences sociales, il aurait été aisé et presque logique de s’attaquer à l’usage positiviste, réaliste et objectiviste de la vidéo, qui en fait un moyen de capter et enregistrer une réalité déjà existante. À l’instar de Pink, qui identifie une « rejection of video as [a] usefully objective recording method » (2001, p. 589), cette critique est aujourd’hui assez largement répandue et acceptée, en tout cas dans le monde anglo-saxon où les recherches utilisant la vidéo en géographie sont les plus répandues. Je souhaite donc plutôt me positionner en porte-à-faux contre une tendance qui voit dans une approche renouvelée de la vidéo un outil tout trouvé pour une géographie plus-que-représentationnelle.

Les Non-Representational Theories ou NRT (Thrift 1996) se sont constituées en opposition aux « dead geographies of representation » (Cadman 2009, p. 462), accusées de figer les phénomènes sociaux par leur accent sur les représentations et les faits de culture. Elles cherchent à élargir la recherche à des « more-than-human, more-than-textual, multisensual worlds » (Lorimer 2005, p. 83), sur la base d’une épistémologie relationnelle et matérialiste. Plutôt que de théorie, il est plus exact de parler d’un regroupement d’approches partageant un intérêt pour de nouveaux objets de recherche, tels que les non-humains, le corps, les émotions et affects, le quotidien, et reconnaissant la recherche comme performance, en termes de méthode et d’écriture. Au sujet de cette dernière, Anderson et Harrison (2010) prônent de « new styles of performing geographic accounts » (Anderson et Harrison, 2010, p. 2). Le degré de rejet des approches dites représentationnelles varie entre postures non représentationnelles et plus-que-représentationnelles, tandis que le terme même de « représentation », tel qu’il est utilisé, renvoie aussi bien aux représentations sociales comme objet d’étude, qu’à l’écriture de la recherche comme acte de représentation, ou encore au rôle de l’expert comme représentant de la science. Avant d’aborder l’intersection entre les démarches vidéo et les NRT, il me semble utile de recenser les différentes approches de la vidéo en géographie, en reprenant la typologie de Garrett (2010), qui en identifie cinq : l’analyse de films, la production de films destinés à rendre accessibles les résultats d’une recherche au grand public, la collecte de matériaux à analyser, la production de films de recherche réflexifs, et la production de films de recherche participatifs ou collaboratifs — selon des degrés variables. La vidéo peut donc se retrouver à différents stades de la recherche : comme mode d’acquisition/construction de données, comme donnée à analyser, et comme mode de présentation de la recherche.

L’approche qui se veut renouvelée de la vidéo s’oppose à l’usage de la vidéo comme medium d’une parole experte et objective sur une réalité préexistante. Elle mobilise la vidéo en tant que processus de recherche réflexif et/ou collaboratif, mais la voit aussi comme outil de collecte de matériaux non discursifs. Lorimer (2010) note explicitement que la vidéo a un intérêt important pour les NRT : « There is a growing interest in cultural geography in the potential of moving imagery and moving image methodologies for grasping the more-than-human and non-representational dimensions of life » (Lorimer 2010, p. 237). D’autres fois, la vidéo n’est pas explicitement présentée comme méthodologie plus-que-représentationnelle, mais les arguments en faveur d’une approche renouvelée de la vidéo et en faveur des NRT se recoupent [1].

Ainsi, la vidéo serait généralement fondée sur une démarche d’observation (Lallier 2011 théorise la notion d’observation filmante), et non seulement sur du discours, ce qui la rendrait plus apte à capter la dimension processuelle et interactionnelle de l’existence, à mettre en évidence le mouvement et les pratiques, et à rendre personnes, choses et lieux plus présents. Elle serait particulièrement adaptée pour étudier et représenter la dimension corporelle et sensorielle de l’existence. Lorimer (2010) montre ainsi comment la présence physique des animaux ainsi que le lien affectuel qu’ils entretiennent avec les humains sont rendus visibles grâce à la vidéo. Certains auteurs, tel Garrett (2010), vont jusqu’à affirmer que « in particular situations video footage, especially high-definition and three-dimensional footage, invokes olfactory and tactile sensory perceptions » (Garrett 2010, p. 532) La vidéo aurait donc un pouvoir d’évocation qui renverrait à l’ensemble des sens. Elle constituerait aussi une méthodologie plus affective et compassionnelle, qui humaniserait la recherche en offrant un espace de visibilité aux personnes et à leurs expressions physiques, et non en rapportant simplement leurs discours désincarnés. Raoulx développe ainsi la notion d’audiovisibilité (2009) et interroge la place offerte au corps par l’usage de la vidéo (2006). Enfin, la vidéo s’inscrit dans un agenda de recherche performatif (Lallier 2011), où le processus de recherche importe au moins autant que les résultats.

J’utilise pour ma part la vidéo comme outil de recherche dans le cadre d’une recherche ethnographique auprès de jardiniers urbains. Selon la typologie de Garrett (2010), je me situe quelque part entre le film de recherche réflexif et le film de recherche participatif. En effet, mon regard guide la recherche, mais il est discuté avec les participants lors de projections de séquences vidéo sous la forme de focus groups. Dans le cadre de cette recherche et au travers de mes lectures, les arguments exposés ci-dessus en faveur de la vidéo comme méthode de recherche m’apparaissent pour certains critiquables. Je propose de relire chacun d’eux à la lumière de critiques — personnelles ou provenant de la littérature scientifique —, en les présentant selon le moment de la recherche auquel ils correspondent.

La vidéo comme matériau.

Premièrement, la vidéo ne laisse en rien présager de la méthode d’enquête. Elle peut tout à fait être avant tout fondée sur des récits et des entretiens, donc sur du discours et des représentations. C’est par exemple le cas de Richardson-Ngwenya (2012), pour qui la vidéo sert à générer puis représenter autrement du discours. Par ailleurs, bien que la recherche par la vidéo repose sur la reconnaissance de la recherche comme performance, capter la performance, c’est déjà la figer (voir Dirksmeier et Albrecht 2008). De plus, prétendre, comme Garrett (2010), que la vidéo a le pouvoir d’évoquer l’ensemble des sens pose deux problèmes. D’une part, pourquoi voir un geste évoquerait-il davantage les autres sens (telle l’olfaction) que lire la description d’un geste ? Rancière (2003) souligne en effet que la parole et le texte ont également un fort pouvoir d’évocation sensorielle. D’autre part, dans nombre de travaux, les sens sont souvent pensés sur un mode universalisant, comme si un mode de représentation mobilisait les mêmes sens chez toutes les personnes. Certains vont jusqu’à dire que la vidéo permet de révéler l’invisible ; selon Garrett la vidéo permet ainsi de « map the unseen » (Garrett 2010, p. 533). Elle peut porter un message « invisible », et c’est bien l’objet de la sémiologie que de les étudier, mais dire qu’il y aurait de l’invisible que seule la vidéo révèle semble surévaluer les apports propres de la vidéo. Au demeurant, comme le note Lévy (2013), le monde de l’invisible n’est pas forcément plus inaccessible que celui du visible. Le langage en révèle certains aspects. Quant au déploiement du visible qu’opère la vidéo, il a, selon Lévy, l’intérêt de comprendre « ipso facto la reconnaissance de l’invisible » (ibid., p. 707). Pour reprendre les termes de Rancière, « l’allégation de l’irreprésentable affirme qu’il y a des choses qui ne peuvent être représentées que dans un certain type de forme, par un type de langage propre à leur exceptionnalité. Stricto sensu cette idée est vide » (2003, p. 153). Dire que la vidéo est le medium idéal, voire unique pour représenter cet invisible est donc aussi vide. Dans la même veine, et comme mentionné précédemment, on retrouve souvent l’idée que la vidéo représenterait mieux les gestes et les pratiques. Or le registre n’est pas le bon : il ne s’agit pas de dire que la vidéo représente mieux, mais différemment.

Enfin, si la vidéo humanise la recherche aux yeux du chercheur et peut-être du public en ce qu’elle donne à voir les participants dans leur corporéité, il n’est pas évident qu’elle humanise davantage la recherche aux yeux des participants. Même s’ils savent qu’ils auront un pouvoir sur ce qui est montré d’eux — comme cela est le cas dans ma recherche —, être filmé n’est pas anodin. Ainsi Mehdi, un des participants à ma recherche, se rappelant qu’il est filmé, s’exclame en souriant face à la caméra : « Tu m’agaces ! ». Même dit avec humour et bienveillance, cela me semble révélateur de la gêne liée à la caméra, plus intrusive qu’une simple présence physique.  Cet aspect de la réception de la pratique filmique et de la vidéo par les participants à la recherche mérite d’être davantage exploré.

Des « données » vidéo ?

Il y a quelque chose d’étrangement contradictoire à dire que la vidéo permet d’enregistrer des pratiques et des interactions afin de les analyser dans une perspective plus-que-représentationnelle, car prendre la vidéo comme simple enregistrement d’une réalité déjà là et qui se donne à voir constitue une approche positiviste du monde social et de la recherche, bien loin de l’idée de performance et d’une réalité toujours en train de se construire, pourtant au centre de la démarche non représentationnelle. Dans le cas — au demeurant fréquent — où les images sont découpées et montées, l’image fait de toute façon l’objet d’une construction. À travers le montage, un sens différent peut être conféré à la même image, ce qui implique d’abandonner tout paradigme réaliste vis-à-vis de l’image et de ne pas la considérer comme une (ni un) donné-e.

La vidéo comme modalité de présentation de la recherche.

La vidéo dispose d’un puissant effet de persuasion et de réalité — selon le dicton, « je ne crois que ce que je vois » ; mais alors, puis-je ne pas croire ce que je vois ? Dans le cadre de ma recherche, j’ai noté des difficultés de la part de certaines personnes qui ont été filmées à déconstruire, lors du visionnage de séquences, le récit que la vidéo porte sur elles, bien que, d’une part, elles puissent se rendre compte qu’elles ont été coupées au montage, et que, d’autre part, j’apparaisse clairement derrière et devant la caméra, rappelant volontairement le dispositif artificiel du tournage et du montage. Ainsi, si le chercheur a conscience de la dimension performative de la recherche, ce n’est pas forcément le cas des participants ou du public. Enfin, beaucoup de chercheurs qui se réclament des NRT s’expriment en faveur de modes alternatifs d’écriture de la recherche, soit en restant fidèles au texte écrit mais en changeant ses règles (voir par exemple Lorimer 2010), soit en cherchant à proposer d’autres media, qu’il s’agisse de formes d’hypermédia (Pink 2007) ou de vidéo. Mais les revues qui acceptent la vidéo comme mode d’expression de la recherche restent rares, et le statut de la vidéo comme mode de présentation de la recherche est encore flou et insuffisamment reconnu (Thieme 2012). Si la vidéo est au cœur du dispositif de recherche comme outil et comme support d’analyse, ne perd-on pas une large partie de l’apport vidéo si le produit final est un texte ? Peut-on et doit-on réfléchir aux différents modes de présentation de la recherche ? Qu’apporte la vidéo à l’argumentaire ? Peut-elle quitter le statut d’illustration pour être mode d’expression ?

En conclusion, je souhaite suivre Simpson, pour qui « geographers have arguably been a little quick to embrace video as the answer to the methodological challenges presented by the turn to practice and for its suggested ability to evoke the non-representational dimensions of life » (Simpson 2011, p. 343). Non, la vidéo n’est pas une méthodologie toute prête que les NRT et l’ensemble des courants partageant leurs préoccupations n’ont qu’à utiliser. Ce n’est d’ailleurs pas une méthodologie en soi — en témoigne la diversité des pratiques de la vidéo et des combinaisons méthodologiques utilisées. De la prise d’images à leur traitement et leur diffusion, en passant par l’analyse, on flirte sans cesse avec les représentations dans toutes leurs acceptions : parce que l’on peut aussi filmer des récits ou des interviews, parce que l’image, toujours construite, souvent éditée, est narration, parce qu’elle est souvent perçue comme un discours de vérité… La posture des géographes me semble donc contradictoire : ils déconstruisent volontiers les images produites par les autres [2]et défendent un usage renouvelé de la vidéo, qui serait plus réflexif, défait de son réalisme positiviste et à même de construire une connaissance plus-que-représentationnelle ; mais un certain nombre d’arguments mobilisés en faveur même du renouvellement de l’usage de la vidéo restent peu questionnés. Cela ne disqualifie pas la vidéo pour autant ; au contraire, certains aspects mériteraient d’être davantage interrogés et explorés, tels que les spécificités de la narration audiovisuelle, et la réception de la vidéo par les participants et le public.

Résumé

La géographie a récemment vu se développer simultanément un intérêt pour les méthodes de recherches audiovisuelles et pour de nouveaux objets et démarches de recherche qualifiés de non ou plus-que-représentationnels. Cet article explore et critique les arguments présentant la vidéo comme un outil spécifiquement adapté pour ces nouvelles démarches. Il met en garde contre certains arguments et propose de nouvelles pistes de réflexion et d’exploration méthodologique.

Bibliographie

Anderson, Ben et Paul Harrison (éds.). 2010. Taking-Place. Non-representational theories and geography. Farnham : Ashgate.

Cadman, Louisa. 2009. « Nonrepresentational theory/Nonrepresentational geographies » in Kitchin, Rob et Nigel Thrift (éds.). International Encyclopedia of Human Geography, p. 456-463. London : Elsevier.

Dirksmeier, Peter et Ilse Helbrecht. 2008. « Time, Non-representational Theory and the “Performative Turn”. Towards a New Methodology in Qualitative Social Research » Forum : Qualitative social research, vol. 9, n° 2 : art. 55.

Garrett, Bradley. 2010. « Videographic geographies : Using digital video for geographic research » Progress in Human Geography, vol. 35, n° 4 : p. 521-541.

Lallier, Christian. 2011. « “L’observation filmante” Une catégorie de l’enquête ethnographique » L’Homme, vol. 2, n° 198-199 : p. 105-130.

Lévy, Jacques. 2013. « De l’espace au cinéma » Annales de géographie, vol. 6, n° 694 : p. 689-711.

Lorimer, Hayden. 2005. « Cultural geography : the busyness of being “more-than-representational” » Progress in Human Geography, vol. 29, n° 1 : p. 83-94.

—. 2010. « LOOP (a geography) » Performance research : a journal of the performing arts, vol. 15, n° 4 : p. 6-13.

Lorimer, Jamie. 2010. « Moving image methodologies for more-than-human geographies » Cultural geographies, vol. 17, n° 2 : p. 237-258.

 Pink, Sarah. 2001. « More visualising, more methodologies: on video, reflexivity and qualitative research » The Sociological Review, vol. 49, n° 4 : p. 586–599.

—. 2007. Doing visual ethnography. London : SAGE.

Rancière, Jacques. 2003. Le destin des images. Paris : La Fabrique.

Richardson-Ngwenya, Pamela. 2012. « The affective ethics of participatory video : an exploration of inter-personal encounters » ACME : An international e-journal for critical geographies, vol. 11, n° 2 : p. 250-281.

Raoulx, Benoit. 2006. « East side, West Side. L’expérience d’une recherche et d’un film documentaire avec les “fouilleurs de poubelles” de Vancouver » Études canadiennes, vol. 32, n° 60 : p. 151–180.

—. 2009. « Le film documentaire : une méthode pour rendre audiovisible la marginalité (essai sur la “démarche géodocumentaire”) » in Bastian, Sabine, Thierry Bulot et Elizabeth Burr (éds.). Sociolinguistique urbaine et développement urbain. Enjeux et pratiques dans les sociétés francophones et non francophones, p. 245-269. München : Meidenbauer.

Simpson, Paul. 2011. « “So, as you can see…” : some reflections on the utility of video methodologies in the study of embodied practices » Area, vol. 43, n° 3 : p. 343-352.

Thieme, Susan. 2012. « “Action” : Publishing research results in film » Forum : Qualitative social research, vol. 13, n° 1 : art. 31.

Thrift, Nigel. 1996. Spatial Formations. London : SAGE.

Notes

[1] Notons que je ne limite pas mon analyse aux textes méthodologiques de géographes, les méthodes audiovisuelles étant largement transdisciplinaires. Quant au débat sur les NRT, il sort également du cadre étroit de la géographie.

[2] Voir par exemple le numéro 695-696 des Annales de géographie sur le rapport entre géographie et cinéma pour un aperçu des analyses de film produites par des géographes.

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