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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La grammaticalisation du monde.

Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, 2009.

Image1Ouvrage atypique par le fond comme par la forme, Le devoir et la grâce rend compte du minutieux travail d’élaboration théorique auquel s’attelle Cyril Lemieux depuis plusieurs années. Et le résultat final se veut pour le moins ambitieux : l’auteur propose un système total supposé dépasser d’un même élan le relativisme, le mentalisme, l’universalisme ethnocentrique, l’historicisme, le naturalisme et l’herméneutisme, tout en réconciliant les sciences sociales avec le « projet émancipateur des Lumières ». Dans le droit fil de la pragmatique à la française, Lemieux bâtit son vaste modèle sur la notion de « grammaire », qu’il estime assez solide pour rendre intelligibles toutes les « attitudes humaines observables » (p. 68). Le « tournant grammatical » ainsi opéré, non content de refonder les sciences sociales, doit en outre permettre de jeter les bases d’une critique sociale enfin dotée d’une réelle efficacité. Au moment où Luc Boltanski, figure de cette sociologie pragmatique, tente de la dépasser pour construire une « sociologie de l’émancipation » (Boltanski, 2009), Lemieux revient au contraire directement à ses fondations philosophiques, à Peirce, Mead ou Dewey, auxquels il associe même un Durkheim largement revisité. L’ensemble ainsi forgé se présente au final comme une proposition d’ampleur inédite, particulièrement stimulante en ce qu’elle constitue une invitation systématique à remettre en question ce qu’on connaît des activités sociales et des moyens de les appréhender. Mais le contenu comme la forme font de ce livre un ouvrage déroutant à bien des égards. D’abord parce qu’il impose une lecture exigeante, avec un système qui se dévoile très progressivement au gré de 189 propositions et 77 scolies numérotées. Ensuite parce que Lemieux, pour asseoir ses visées subversives, introduit un nombre incalculable de nouveaux concepts à assimiler tout en se permettant de redéfinir — parfois radicalement — des classiques comme la rationalité, l’inconscient, l’habitus, le conatus et même le matérialisme historique. Enfin parce qu’il fait usage d’un ton polémique qui paraît parfois exagéré au vu de l’état actuel de la littérature en sciences sociales.

Il est difficile de restituer un système aussi complexe et complet que celui de l’auteur, dont la moindre des propositions mériterait à elle seule une discussion approfondie. Plutôt que de reprendre strictement l’ordre de l’ouvrage, on a choisi ici de le présenter en deux temps en suivant le principe de « montée en généralité » cher à la pragmatique : d’abord sur ce qu’il nous dit de l’action elle-même, pour s’intéresser ensuite à ses visées universelles. On se penchera ensuite sur la manière dont ce modèle peut contribuer à appuyer des politiques de changement social.

La description de l’action.

Lemieux part de l’idée selon laquelle l’action purement individuelle n’existe pas, ce qu’il appelle le « principe de solidarité » (p. 30). Toute action est donc une situation sociale en laquelle existe une « grammaire », c’est-à-dire un ensemble de règles à suivre pour être perçu par les autres comme agissant correctement. Cette grammaire reste la plupart du temps de l’ordre de l’impensé et de l’évidence pratique, mais elle peut se dévoiler à tout moment, par exemple lorsque quelqu’un commet une « faute grammaticale », le simple fait de la remarquer faisant nécessairement « remonter » les règles en vigueur.

Les grammaires ne sont pas des constructions historiques mais des a priori kantiens, toujours « déjà là », et de fait aucune action n’est possible sans grammaire. Ce qui revient à dire que toute conduite, même la plus étrange en apparence (comme dans le célèbre exemple de Bartleby [1], que Lemieux reprend à la suite de Deleuze), doit être considérée comme rationnelle en fonction d’une certaine grammaire. C’est ce qui constitue le « principe de rationalité » (p. 108). Le chercheur doit partir de là pour éviter l’« erreur de Frazer », qui consiste à se tromper soit en refusant de considérer les raisons d’agir des acteurs comme rationnelles, soit en les rapportant à la mauvaise grammaire.

Ces deux principes, rationalité et solidarité, induisent deux propriétés de l’action :

  • Toute action a une raison : l’action démotivée n’existe pas. La raison d’agir n’est toutefois pas la cause de l’action, mais un point d’appui matériel contenu en elle, une « discontinuité physique ou comportementale (un être vivant, un geste, un énoncé, une inscription, etc.) » (p. 101) dont se saisit l’acteur pour agir. Décrire une action revient donc nécessairement à décrire dans le même temps la raison d’agir.

  • Toute action prend place dans un enchaînement de situations. L’action est donc toujours la réponse à une action antérieure. De fait elle peut être de deux types, et seulement de ces deux types : soit elle est en contradiction avec l’action d’avant, notifiant une faute ou infirmant un raisonnement, auquel cas elle est un « devoir » ; soit elle la valide, la confirme, et constitue alors ce que Lemieux appelle une « grâce ».

La tâche première du chercheur est donc la description la plus objective possible des enchaînements d’action, ce qui signifie concrètement mettre à plat une succession de grâces et de devoirs. Quand les grâces et les devoirs sont forts, ils ont d’ailleurs toutes les chances de dévoiler la grammaire d’une situation. Car la validation publique de l’action antérieure ou à l’inverse sa notification comme faute sont toujours en même temps un rappel des règles. C’est bien sûr à ce moment-là qu’ils se révèlent les plus pertinents pour l’observateur.

La description mince de l’action ne saurait toutefois faire oublier l’impératif d’explication qui incombe au chercheur. L’action est en effet explicable grâce aux « fautes grammaticales » qui s’y observent. La faute correspond toujours à une conduite « inactuelle », c’est-à-dire qui se fait en fonction de la grammaire d’une action passée, révolue. En ce sens, elle est la manifestation concrète de l’histoire des acteurs, incorporée sous forme de dispositions que Lemieux nomme les « tendances corporelles à agir ». Expliquer une action revient donc, en partant des fautes notifiées, à chercher l’origine historique de ces tendances qui les ont fait advenir, lesquelles s’expriment en situation sous forme d’« élans » (dans le cas de grâces) ou d’« attentes » (dans le cas de devoirs). Si elle renvoie elle aussi à l’incorporation de l’expérience et de la socialisation, on ne saurait pourtant confondre selon Lemieux cette conception des dispositions, qui se rapproche du conatus spinoziste, avec l’habitus de Bourdieu. Car les premières sont perpétuellement changeantes, alors que l’habitus vise au contraire à décrire un ensemble stabilisé.

Il reste à examiner maintenant comment cette conception minutieuse de l’action peut fonder selon l’auteur un « universalisme méthodologique ».

L’universalisme méthodologique.

Déplorant ce qu’il estime être un renoncement des sciences sociales devant le relativisme, Lemieux pose comme principe que le chercheur peut comprendre toutes les « formes de vie », même les plus lointaines, si tant est qu’il les rapporte à la bonne grammaire Ce « pari de l’universel » se fonde sur une idée simple. Pour l’auteur, toutes les règles, dans toutes les sociétés, peuvent être rapportées par concordance grammaticale à trois métarègles universelles, chacune liée à une certaine grammaire et à une certaine rationalité :

  • la métarègle de la réalisation et de l’autocontrainte, liée à la « grammaire du réalisme » et à la « rationalité des formes de vie contraintes ». Elle correspond aux actions réalistes, autocontraintes, caractérisées par une certaine prudence (« calculer les pertes », « anticiper », « vérifier », « attendre le bon moment », etc. [p. 85]). Dans cette grammaire, un devoir est donc un manque de réalisme. L’appui matériel de ces actions est une « répulsion », c’est-à-dire un élément qui nous repousse et invite à s’auto-contraindre. Quand l’acteur passe outre la répulsion, on parle alors d’expression libératrice.

  • la métarègle de l’engagement et de la restitution (ou du don et du contre-don), liée à la « grammaire naturelle » et à la « rationalité des formes de vie intimes ». Les actions y relèvent de l’engagement immédiat et spontané (amour, amitié). Dans cette grammaire, toutes les actions sont des grâces, qui s’appuient sur des « attractions » le plus souvent inexplicables.

  • la métarègle de la distanciation et des représentations collectives, liée à la « grammaire publique » et à la « rationalité des formes de vie publiques ». Elle correspond aux actions de distanciation, c’est-à-dire appuyées sur des raisons qui dépassent l’ordre du personnel, partageables par des tiers étrangers à la situation, comme des représentations collectives. C’est donc la grammaire des situations publiques (« affaires », « procès », etc. [p. 77]), la seule dans laquelle les règles peuvent être collectivement discutées. Elle a nécessairement une supériorité sur les autres en matière de critique sociale.

Ces trois métarègles doivent pouvoir recouvrir toutes les activités humaines, c’est-à-dire que toute action peut être assimilée à une distanciation, une autocontrainte ou un engagement immédiat.

Dans toute situation sociale, les trois grammaires correspondantes sont présentes, mais pas au même niveau, ce que Lemieux appelle à l’aide de Leibniz leur « incompossibilité ». L’une domine l’action, tandis que les deux autres sont « inactuelles ». Ce qui relève de ces grammaires inactuelles constitue alors « l’inconscient », composé de tout ce qui se trouve « sous la barre de l’aperception pour les interactants » (p. 168), mais qui peut se manifester à tout moment au cours de l’action, notamment sous la forme de lapsus. Même faible, cet inconscient menace en permanence de grandir et de transformer à terme la grammaire dominante de l’action. C’est ce qui fait son caractère subversif, qui est à la source du sentiment d’inquiétude que l’on ressent à chaque passage d’une séquence d’action à une autre.

L’approche grammaticale du changement social.

Lemieux présente en fin d’ouvrage ce que peut être selon lui une approche grammaticale du changement social. Il part de l’idée qu’en vertu du principe de solidarité, tout travail de sciences sociales peut avoir des effets politiques, parce qu’il aura des effets sur les lecteurs, puis sur les interactants de ses lecteurs, et ainsi de suite au gré des séquences d’action. D’où l’importance de ne pas se tromper sur les objectifs et sur les moyens de les atteindre.

D’après lui, faire advenir le changement suppose de considérer :

  • d’une part que, pour être efficaces, les critiques à faire doivent être formulées dans la « grammaire publique » des acteurs concernés, la seule où peut se produire une réflexion collective sur les règles. Ce qui veut dire que les critiques ne doivent pas être fondées sur des raisons personnelles ou sur le réalisme (donc pas sur des faits scientifiques), mais sur des idéaux, des représentations, des raisons collectivement partageables. Tout chercheur réformiste doit donc espérer l’augmentation du nombre de situations publiques, au détriment des « formes de vie contraintes ».

  • d’autre part qu’il faut limiter la puissance des « tendances corporelles à agir », qui empêchent les acteurs de changer en les maintenant dans des grammaires inactuelles, passées. Ce qui signifie, pour les sciences sociales, expliquer et prévoir ces tendances, autrement dit chercher leur origine et calculer les chances qu’elles ont de se manifester dans une situation donnée. Cette connaissance doit contribuer à modifier l’environnement des acteurs, pour empêcher que ces tendances puissent trouver des points d’appui pour se manifester.

Les « tendances à agir » ont donc un caractère ambivalent dans ce modèle. Elles sont à la fois un obstacle au changement, en attachant les acteurs à des grammaires passées (comme dans le cas d’Augustin refusant la laetitia [p. 215]), et à la fois la source de ce changement, car en tant que fautes grammaticales elles peuvent en effet subvertir l’action et donc faire advenir la grammaire publique comme dominante. L’atmosphère (entendue comme agencement des grammaires dans une situation donnée [p. 166]) idéale pour que le changement se produise est donc une « forme de vie publique » dans laquelle les tendances à agir sont maintenues à un faible niveau.

De cette conception du changement, Lemieux déduit naturellement, dans ce qui constitue la dernière proposition de l’ouvrage, que « le but des sciences sociales n’est ni de décrire et de comprendre les actions humaines, ni de les rendre prévisibles et explicables : il est de contribuer, à travers ces descriptions, ces compréhensions, ces prévisions et ces explications, à ce que toujours plus de réflexion publique sur les règles devienne possible » (p. 223).

Au vu de l’ampleur du système, qui couvre toutes les actions et sur plusieurs niveaux, jusque dans l’inconscient, faire un commentaire d’ensemble se révèle particulièrement difficile. Sur un plan théorique, la conception « totale » de l’action que livre ici Lemieux se révèle particulièrement riche. En couvrant toutes les dimensions, elle va plus loin que la plupart des modèles forgés à partir de cette « inversion du paradigme » (Latour, 2006) qu’a été dans les sciences sociales le déplacement de la focale sur l’action située. Lemieux ne se limite ni aux conversations, ni aux controverses, ni aux moments de réflexivité des acteurs, et résout à partir de la notion de grammaire le problème des formes de coordination (Dodier, 1993).

On peut être en revanche beaucoup plus réservé sur les vertus universelles que prête Lemieux à son modèle. Parce qu’il se fonde sur la pluralité des formes de rationalités (p. 128), il évoque spontanément les régimes d’action des « économies de la grandeur » (Boltanski et Thévenot, 1991) ou les régimes d’engagement de Laurent Thévenot (2006), même si l’auteur estime aller plus loin en prenant aussi en compte les grammaires inactuelles de chaque action. Mais ce modèle grammatical à trois entrées laisse une impression étrange. Certes ces trois règles sont suffisamment larges pour que toute action puisse y être rapportée, ne serait-ce que parce qu’elles couvrent un certain nombre d’oppositions difficilement dépassables (intime-public ; attractions-répulsions ; prudence-spontanéité : etc.). Mais Lemieux semble vouloir en faire une grille de relecture de tous les concepts et théories consacrés, ce qu’il appelle la « grammaticalisation du monde », dont on peut parfois mettre en doute la valeur heuristique. Pourquoi par exemple consacrer quatre scolies à critiquer Freud et l’inconscient, détour évitable en sciences sociales, surtout si c’est pour reprendre finalement tels quels le concept et sa manifestation (le lapsus), fut-ce dans une perspective non mentaliste ? « Grammaires inactuelles » et « faute grammaticale » auraient suffi pour décrire la même chose, et permis ainsi d’éviter la confusion. Pourquoi faire du don et du contre-don l’illustration d’une règle universelle faite d’actions d’amour et d’amitié, en revenant abruptement à Mauss et en écartant de fait des décennies de débats et de critiques (qui ne sont pas le seul fait de Bourdieu) sur la pertinence de cette relation (Testart, 2007 ; Magnani, 2007) ?

D’une manière générale, c’est au niveau de la façon de le rendre opératoire que ce modèle pose question. Il fonctionne sans causalité, tout étant concordances, ressemblances ou relations adverbiales. Or l’auteur donne peu d’indications sur la manière d’utiliser pratiquement le raisonnement analogique, d’autant qu’il n’appuie pas sa démonstration sur des données empiriques mais sur des extraits puisés dans la littérature, au risque de pratiquer parfois des opérations tortueuses : est-ce que l’on peut sérieusement comprendre l’échange de femmes chez les Baruya en le comparant avec le fait de prêter sa voiture à un ami qui nous a rendu service (p. 56) ?

En ce qui concerne la procédure même de description induite par cet universalisme, on peut imaginer que certaines situations rendront particulièrement complexes le fait de savoir dans laquelle des trois grammaires opère l’action, et ce faisant de savoir ce qui relève de la grâce, du devoir, du lapsus, de la faute. On objectera que c’est précisément le rôle de la description mince et du compte-rendu détaillé, mais là se situe justement une bonne partie du problème : comment une conception aussi riche et rigoureuse de l’action peut-elle la dépasser ? Autrement dit, comment ce modèle peut-il se rendre applicable sur une problématique sociologique concrète ? Car cette richesse implique une grande exigence dans la description, tout à fait légitime par ailleurs, mais qui suppose nécessairement la présence permanente d’un observateur (ou d’un appareil d’observation) pour suivre les séquences. De fait bon nombre de situations en sont exclues, en particulier toutes les actions historiques pour lesquelles aucune archive ne permet sans herméneutisme de connaître l’enchaînement précis des dominantes grammaticales. Est-ce que l’on doit dès lors renoncer à comprendre sociologiquement la genèse de l’art moderne, la diffusion du marxisme ou les transformations de l’esprit du capitalisme ? Et même en cas de présence assurée, comment relier l’action à la question plus large dont elle est toujours une « porte d’entrée » (Olivier de Sardan, 2008), la conférence de presse au « travail journalistique », une vente de haschich à la délinquance juvénile, une dispute conjugale au « monde privé des ouvriers » du Nord ? Car l’application stricte du modèle supposerait alors de décrire un nombre incalculable de devoirs, de grâces, de fautes et de subversions grammaticales successifs. C’est certes le point de vue que défend théoriquement Bruno Latour, partisan de ce travail fastidieux. En pratique, cela impliquerait la mise sur pieds de dispositifs d’ampleur largement incompatibles avec les conditions réelles du travail de production scientifique actuel.

Enfin ce modèle interroge sur l’utilité de vouloir donner aux sciences sociales un caractère universel. Lemieux le justifie en réaction au relativisme culturel, auquel il semble d’ailleurs réduire toutes les postures non-universalistes. Mais il écarte la question déjà posée par maints anthropologues : est-ce que la réduction du social à des règles générales en permet une meilleure compréhension ? Est-ce que, même dans une perspective grammaticale, il n’est pas au fond plus fécond de se concentrer sur les règles spécifiques (ou spécifiées) qui se rapportent à un problème sociologique donné ? Outre le fait que les modèles trop achevés, même dûment fondés empiriquement, deviennent presque toujours des routines rigides, l’hypothèse inverse d’une supériorité heuristique, même en présence de compétences anthropologiques (ou universelles) admises, de ce qui est seulement local et historique, a l’avantage de laisser des marges de manœuvre interprétatives et de varier les niveaux d’analyse au-delà du tandem action-règles générales. Cette attention particulariste peut d’ailleurs servir d’épreuve pour valider la fiabilité de modèles de l’action. Boltanski a par exemple revisité ses théories à partir de la spécificité de chaque nouvel objet de recherche, que ce soit le capitalisme ou l’avortement (Boltanski, 2000 et 2004). Il n’est pas sûr que le système de Lemieux autorise une telle ouverture.

Pour ce qui concerne le changement social, Lemieux a raison de pointer, dans une perspective grammaticale, la supériorité naturelle de la « grammaire publique », plus à même de modifier les règles. Il serait intéressant toutefois d’examiner plus avant comment ce qui relève de la grammaire naturelle, de l’engagement immédiat, peut lui aussi se révéler moteur de transformation, en subvertissant l’environnement direct des acteurs. Un point dans la perspective de Lemieux mérite cependant des éclaircissements. Solidarité oblige, c’est le travail ordinaire des sciences sociales qui fait selon lui le changement, à force d’enchaînements d’action qui permettent son extension. Or, en vertu de ce même principe, on peut assigner le même cheminement à n’importe quel discours qui fait advenir une discussion sur les règles, quelle que soit sa nature, décision politique comme conversation de comptoir. Qu’est-ce qui distingue donc les sciences sociales des autres ordres de discours dans la conduction du changement ? Et si rien ne les spécifie par rapport aux autres, à quoi bon dès lors leur assigner un but de changement, plutôt que celui de la production de connaissances ?

L’ouvrage de Lemieux se révèle au final souvent déroutant, parfois irritant, à cause de l’ambition hors normes qu’il assigne à son modèle et de sa propension à l’innovation sémantique. On peut rester sceptique, « jusqu’à preuve du contraire » (pour reprendre une expression de l’auteur) sur les potentialités empiriques de ce modèle tri-grammatical, et donc sur sa valeur heuristique générale, surtout si on peut admettre l’irréductibilité de la singularité historique (Passeron, 1991). Mais même sans accepter l’ensemble des propositions, sa lecture se révèle dans tous les cas particulièrement enrichissante, pour au moins deux raisons. Sur un plan méthodologique d’abord, la conception totale de l’action proposée est un outil précieux pour le chercheur en situation d’enquête. En prenant en compte l’inactuel, elle ouvre la voie à des descriptions capables de couvrir une remarquable surface. Elle permet surtout de faire une place réelle aux dispositions, à partir du concept de « tendances corporelles à agir », en renouvelant la compréhension de la manière dont la socialisation s’actualise dans l’action. Sur le plan théorique ensuite, ce livre a un pouvoir de stimulation intellectuelle d’une rare ampleur. Chaque proposition, chaque scolie invite à une réflexion approfondie sur des questions à la fois épistémologiques, philosophiques, anthropologiques et politiques. En ce sens, il mérite de circuler, d’être lu et discuté, bref d’investir les « formes de vie publiques » des chercheurs.

Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009.

Résumé

Ouvrage atypique par le fond comme par la forme, Le devoir et la grâce rend compte du minutieux travail d’élaboration théorique auquel s’attelle Cyril Lemieux depuis plusieurs années. Et le résultat final se veut pour le moins ambitieux : l’auteur propose un système total supposé dépasser d’un même élan le relativisme, le mentalisme, l’universalisme ethnocentrique, ...

Bibliographie

Luc Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004.

Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

Nicolas Dodier, « Les appuis conventionnels de l’action. Eléments de pragmatique sociologique » in Réseaux, vol. 11, n°62, 1993, pp. 63-85.

Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, Découverte, 2006.

Eliana Magnani (dir.), Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, Dijon, Presses universitaires de Dijon, 2007.

Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Bruxelles, Academia-Bruylant, 2009.

Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.

Alain Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, Syllepse, 2007.

Notes

[1] Personnage d’une nouvelle d’Herman Melville (« Bartleby, the Scrivener. A Story of Wall-Street », 1853), connu pour sa réplique invariable : « I would prefer not to ». Gilles Deleuze lui a consacré une étude retentissante (1993).

Auteurs

Etienne Pingaud

Etienne Pingaud est doctorant en sociologie à l’Ehess et au Centre de sociologie européenne (Cse) et enseignant à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Sa thèse porte sur la diffusion et les modalités de la pratique de l’islam dans les « cités ». Il travaille par ailleurs sur les processus de politisation, notamment à travers l’engagement associatif islamique ou le militantisme étudiant.

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Sérendipité.

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