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Sérendipité.

La Géographie est malade : crise des concepts ou crise d’une institution ?

Georges Roques, Décrypter le monde aujourd’hui. La crise de la géographie, 2006.

Image1L’ouvrage de Georges Roques est délicat à recenser et à recommander, car il dégage des impressions contradictoires. Écrit sur un ton enlevé, parfois polémique, il touche un sujet éminemment sensible (la soit-disant « crise » de la géographie comme discipline) et aborde un certain nombre de questions cruciales en employant un ton parfois « lamentatoire » et un registre de langage proche de la dénonciation. En un mot, c’est un livre écrit par un militant de la cause géographique et passionné par sa discipline. Son ouvrage en possède le caractère à la fois naïf et généreux, mais quelquefois agaçant.

Le livre s’ouvre d’abord sur de très belles pages : un hommage à la géographie que le préfacier, Noël Copin, écrit en termes limpides. Ce journaliste ami des géographes, qui a été une des figures du Festival International de Géographie jusqu’à sa récente disparition, explique tout ce que la géographie lui a apporté en tant que professionnel de l’information. Il raconte sa relation enfantine avec une géographie « patriotique et scolaire », et, dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, il souligne que : « La géographie, à cette époque, ce n’était pas seulement des livres, c’était la guerre, la vie, la mort, les menaces et les espoirs » (p. 8). Noël Copin se garde d’entrer dans les querelles internes de la discipline. Pour lui, la géographie est utile et sympathique de loin, parce que c’est « une discipline “touche-à-tout” qui ouvre l’esprit et sait s’ouvrir aux autres sciences ».

Certes, Georges Roques ne peut en rester sur un hommage rendu par quelqu’un d’extérieur à la discipline et il tente, dans les pages qui suivent, de comprendre le malaise profond dont souffre ce champ de connaissances et de savoir. Malaise d’abord vécu personnellement par l’auteur qui exprime ses doutes et ses souffrances. La géographie dispensée actuellement dans les collèges, les lycées et les Universités ne lui plaît plus, ne le fait plus rêver. « Les émotions sensibles, sous prétexte de scientificité, les géographes d’aujourd’hui ne me les apportent plus » (p. 17) alors que paradoxalement la géographie est une science « carrefour » installée au cœur des sciences humaines et sociales et qu’elle est omniprésente dans les pratiques sociales.

Sur cette base, Roques organise un réquisitoire en trois temps. Le premier ensemble d’accusations concerne les décalages, les ruptures, les « divorces à la chaîne » entre des pans du savoir géographique. La géographie des enseignants du secondaire n’est pas celle des chercheurs du Cnrs ; il y a une multiplicité d’écoles et de clochers entre tenants de la géographie physique, humaine, générale, régionale, environnementale, économiste ; les géographes se perdent en querelles byzantines au lieu de s’ouvrir vers l’actualité, et, trop frileux politiquement, ils refusent de « monter sur les plateaux de télévision ». En conséquence, la géographie est inaudible pour les citoyens et le grand public alors qu’elle pourrait être si utile et si valorisée.

La deuxième pièce de la critique de la géographie contemporaine (partie 2 intitulée : Malaise réel ou crise fantasmée ?), cherche les responsables de cet état de fait et accuse directement une suite d’individus ou de groupes d’individus. Georges Roques critique d’abord « le pré carré de ceux qui sont responsables de la discipline », puis les universitaires. Pour ces derniers, l’attaque est violente : «Ce n’est pas avec des revues de rang A avec un vocabulaire accessible aux seuls et rares spécialistes et avec des images peu attrayantes que l’on fait de la valorisation efficace » (sous-entendu, auprès des élèves du secondaire) (p. 96). Le discours de l’auteur le place plutôt en défenseur des « profs d’histoire-géo » du secondaire (dont il cite des fragments d’interview issus d’enquêtes du Snes). Les victimes de cette situation affligeante sont les élèves qui ne font pas la relation entre géographie réelle et enseignement de la géographie, et gardent de la géographie scolaire une image dénigrée et dégradée.

À ce stade de l’ouvrage, le lecteur est déjà tenté de relativiser et de mettre en perspective les deux pans de ce constat pessimiste. Puisque le débat est posé par Georges Roques, il convient de réagir en essayant d’élargir la réflexion sur la place de la géographie dans la crise plus générale des Humanités dans le secondaire et le Supérieur (d’autres géographes se sont penchés sur cette question récemment). Il convient aussi de revenir sur les raisons profondes de la coupure entre les enseignements scolaires et universitaires (ils sont séparés, et ce n’est pas en arrêtant la recherche et l’édition des revues de rang A qu’on trouvera les solutions aux crises du Lycée). Enfin, un certain nombre de postulats émis par Georges Roques sont des objets de débat, de discussions.

Le premier point choquant est de définir l’association entre Histoire et Géographie comme un « mariage usé » (p. 121). Une chose est de dire que plus de 80% des enseignants d’Histoire Géographie du secondaire sont des Historiens et donc qu’ils dominent peut-être moins l’enseignement de la Géographie. Une autre chose serait de récuser la fécondité des croisements potentiels entre les deux disciplines. Ces rapprochements sont anciens et peuvent être encore très féconds comme l’ont montrés l’École des Annales et les mouvements récents de la géohistoire…

Un deuxième élément étonnant provient de l’amalgame que fait Georges Roques entre niveaux de difficultés, de conflits, de débats en géographie. C’est vrai qu’il y a de vrais débats dans le domaine de la recherche géographique, domaine qui a connu et connaît encore des périodes conflictuelles et des mouvements centrifuges. Mais est-ce forcément une mauvaise chose que de posséder en France une scène scientifique dynamique où les chercheurs peuvent débattre et argumenter ? C’est vrai aussi qu’il existe des difficultés dans la pédagogie de la géographie, les pédagogues et didacticiens vivant aujourd’hui une époque de remise en cause de certaines doctrines des sciences de l’éducation. Enfin, la géographie s’ouvre aux autres sciences, comme cela était bien vu par Noël Copin. Il en découle des aléas liés aux croisements de la géographie avec la sociologie (anglo-saxonne ou non), des travaux qui essaient de pousser jusqu’à leurs limites les apports de la modélisation et de la systémique. Cela ne signifie pas pour autant que leurs auteurs effectuent une« quête éperdue de scientificité » Enfin, les géographes n’ont pas tous l’obsession des plateaux télé, mais ils sont bel et bien dans la vie réelle : beaucoup sont actifs dans des associations citoyennes, certains ont des fonctions électives à différents niveaux. Enfin, si la géographie n’est pas dans toutes les grilles de programme de médias, elle a une place bien identifiée (Le dessous des cartes, Thalassa, etc.) et des positions fortes.

On trouvera dans la troisième partie de l’ouvrage de Georges Roques un changement de ton bienvenu, puisqu’aux critiques font place des éléments d’ouverture et de propositions, afin de dessiner une géographie plus active et proactive, engagée et militante, ouverte et innovante. Cette partie est trop courte, ou en tout cas trop allusive. Elle passe en revue des vœux pieux, déjà pour partie réalisés. Il s’agit selon l’auteur de « passer d’une discipline de description à une discipline opératoire », et par exemple de laisser la géographie des pays pour aborder une analyse des risques globaux. Les géographes qui travaillent sur les risques à toutes les échelles et dans tous les domaines sont déjà fort nombreux. Il faut « adapter les formations à une réalité turbulente » et « savoir parler du monde », et en premier lieu de l’Europe et de l’identité européenne, dans le cadre d’une nouvelle articulation entre local et global. Les travaux sur ce dernier point me paraissent variés dans la production bibliographique contemporaine. D’autres thématiques essentielles de la géographie actuelle sont passées sous silence : la relation Homme/Nature et la question de l’avenir des ressources (sous prétexte que ce domaine a été « récupéré par les sciences de la vie et de la terre dans le secondaire »), la ou les définitions de la durabilité des sociétés et des écosystèmes, ou encore la question des villes. Sur ce dernier point, l’auteur avoue tout simplement son ignorance quant à la production actuelle en géographie urbaine. Au total, un ouvrage militant, dont le caractère parfois utopique cache difficilement une certaine nostalgie « de la place qu’a eu la géographie voilà un siècle». Tel est pourtant le souhait de Georges Roques et le nôtre à tous, permettre à cette science ancienne d’aborder les nouveaux défis du siècle qui s’ouvre.

Georges Roques, Décrypter le monde aujourd’hui. La crise de la géographie, Autrement, collection Frontières, 2006.

Résumé

L’ouvrage de Georges Roques est délicat à recenser et à recommander, car il dégage des impressions contradictoires. Écrit sur un ton enlevé, parfois polémique, il touche un sujet éminemment sensible (la soit-disant « crise » de la géographie comme discipline) et aborde un certain nombre de questions cruciales en employant un ton parfois « lamentatoire ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Nacima Baron-Yellès

Nacima Baron-Yelles est professeur de géographie à l’Université Marne-la-Vallée, directrice du Master Cités et Mobilités cohabilité entre les Universités Paris 8, Paris 12, Marne-la-Vallée et École Nationale des Ponts et Chaussées. Elle est rattachée au Laboratoire « Ville Mobilité Transports » Umr T 9403. Elle travaille sur les transformations territoriales, économiques et sociétales en France et dans la péninsule ibérique. Elle a occupé entre 2005 et 2007 les fonctions de conseiller auprès du Délégué Interministériel à l’Aménagement et à la Compétitivité des Territoires (Diact, auparavant Datar) en charge des études et de la prospective territoriale.

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