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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La fonction de la nature dans l’urbanisme théorique.

Du milieu à l’instrument et au modèle.

Cet article porte sur l’histoire des idées en urbanisme et sur les cadres de la pensée aménagiste. Il a pour ambition de proposer une formalisation de l’utilisation de la nature dans les projets actuels de la ville durable ainsi qu’une mise en perspective historique de ces usages par rapport aux théories de l’espace bâti, définies comme l’ensemble des lois, modèles et préceptes généraux destinés à produire un espace projeté (Choay 1996). L’objectif est de comprendre les représentations et conceptions aménagistes actuelles quant aux déclinaisons diverses de la nature et de les comparer avec les propositions théoriques que l’urbanisme s’est constitué comme moyen de légitimation « scientifique ».

Cette focalisation sur la dimension « théorique » s’explique par le fait que la ville durable à l’échelle du territoire soit aujourd’hui beaucoup plus de l’ordre du projet et de la construction théorique que d’une actualisation concrète. Nous supposons qu’une observation fine de l’architecture conceptuelle des théories permettrait d’affiner l’idée d’une nature intégrée à la production d’un « modèle » ou à un « système de règle » (ibid.). De la même manière, il serait possible d’intégrer les acquis d’une lecture faisant de la nature un « pharmakon » pour la ville occidentale (Berque 2010), c’est-à-dire un remède aux maux générés par l’espace urbain, dans une formalisation à la fois plus étendue et plus détaillée.

Notre démarche se veut donc pragmatique dans la mesure où, par un travail d’herméneutique des textes classiques de la pensée urbaine[1][1], nous cartographions les régimes discursifs propres aux éléments naturels. Nous ne partons pas, ou ne rattachons pas ces constructions de la « nature » à des systèmes culturels ou des bassins sémantiques, mais au contraire, nous observons de façon pragmatique, les utilisations de la nature qui ont été faites et les représentations de celle-ci qui sont construites à travers ces textes. L’urbanisme en tant que technique d’aménagement ainsi que la théorie urbaine en tant qu’abstraction et formalisation de ces techniques participent à la création d’un ordre naturel propre à chaque époque (Moscovici 1968).

Il n’y a pas aujourd’hui de théorie établie, reconnue et paradigmatique de la ville durable. Les principes directeurs de cette théorie s’incarnent plutôt dans des projets d’aménagement concrets et localisés. Aussi, comme incarnation la plus accomplie des théories de la ville durable, nous avons choisi de nous focaliser sur les projets qui ont été proposés lors de la consultation internationale pour le Grand Paris en 2008-2009 et qui visaient à esquisser les futures relations liant Paris à son territoire, mais également à réfléchir à ce que pourrait être une métropole post-Kyoto. Les projets du Grand Paris avaient pour ambition de produire des propositions génériques applicables à toutes les métropoles et non seulement à la capitale française. Ces discours, qui répondaient aux exigences de généralité et d’objectivation propres au discours théorique (Maingueneau 1976), sont ainsi comparables aux anciennes théories de l’espace bâti. De par son retentissement médiatique, parce que les membres des équipes sont également des enseignants et des critiques de l’urbain, le concours d’idée aura contribué à fixer, pour une part, les normes de l’action aménagiste contemporaine, accomplissant définitivement le nouveau « paradigme » écologique qui a cours en urbanisme et en architecture en ce moment (Beatley 2001, 2004, Taylor et Lang 2004, Kenworthy 2006, Meijer 2010).

Cet examen nous a conduits à typifier trois sortes d’usages de diverses déclinaisons de la nature[2][2] dans l’urbanisme prospectif. Historiquement, nous allons voir que la nature a d’abord été conçue principalement en tant que « milieu » et « instrument » par la théorie de l’espace bâti, termes que nous nous appliquerons bien sûr à définir. Nous verrons ensuite que les projets de la ville durable ont pour ambition de constituer la nature en tant que « modèle » de fonctionnement pour la ville. L’exposé de ces trois moments sera précédé d’une mise au point conceptuelle et méthodologique.

Le problème de la théorie en urbanisme et de la définition de la nature.

D’un point de vue épistémologique, deux questions se doivent d’être discutées : celle de la validité de la comparaison entre des textes ayant appartenu à des formations discursives et des épistémès différentes ; et celle de la définition de la nature.

Les théories de l’espace bâti ont appartenu à des formations discursives variées au cours de l’histoire, et ces formations ont influencé le mode de production et le sens des énoncés (Foucault 1969, Adam 1992). Depuis les traités d’architecture ou les utopies, en passant par des formations proches de la science politique, la théorie de l’espace bâti a finalement connu un seuil d’épistémologisation au début du 20e siècle. À ce moment, un ensemble d’énoncés a pu s’imposer en tant que porteur de normes de vérification et de cohérence, au nom d’un savoir considéré comme légitime et faisant autorité. Corrélatif de l’émergence de l’« urbanisme » en tant que pratique d’aménagement à prétention scientifique et appuyant un certain type de gouvernementalité (Gaudin 1989), la théorie urbaine est aujourd’hui définie par l’épistémologie anglo-saxonne de plusieurs façons. Elle porte autant sur les procédures institutionnelles et administratives d’établissement des projets, ce que Artman Faludi appelle le « procedural planning », que sur les modalités de production de la juste forme urbaine, soit le « substantive planning » (Faludi 1973, p. 56). Au sein de la première, les théories consistent en la production d’une grille de compréhension de l’action aménagiste et s’inscrivant dans des perspectives diverses tel le paradigme compréhensif, de l’action rationnelle ou de l’agir communicationnel. Au sein de la deuxième, ces théories consistent en la production de modèles architecturaux et urbains justifiées par un ensemble de considérations normatives et ce sont ces théories formelles qui nous intéressent ici (Yfatchel 1989). Bien sûr, ces théories ne répondent nullement aux critères de scientificité définis par l’épistémologie et elles sont, de plus, à visée pratique, c’est-à-dire dès leur fondation destinées à la production d’une forme urbaine concrète et non pas à la seule intelligibilité de la réalité urbaine. Cette dimension pratique ne désengage en rien la possibilité d’une réflexivité et d’une construction intellectuelle préalable à l’actualisation des formes urbaines dans l’espace. Le fait que les théories de l’espace bâti aient appartenu à plusieurs formations discursives au cours de l’histoire ne doit pas nous empêcher de les comparer ou de les mettre en relation. Il s’agit, au contraire, de repérer la place, le rôle et les modalités d’apparition des éléments naturels dans la ville projetée, tout en tenant compte de ces formations d’origine qui influencent et orientent la perception du sens des dispositifs proposés.

À partir d’un recensement des ouvrages étudiés dans les institutions responsables de la formation d’une part importante du champ des architectes et des urbanistes, nous avons pu constituer le corpus de textes « classiques » de ces disciplines (Gey 2013). Il correspond, par ailleurs, au corpus que s’est constitué l’urbanisme lui-même en tant que discipline, destiné à sa légitimation et à sa différentiation. Cette légitimation se construit en France grâce à toute une série de mécanismes institutionnels complexes (Baudouy 1988, Berdoulay et Claval 2001) et la constitution d’un patrimoine « scientifique » opère surtout grâce à la parution d’ouvrages à vocation sommative, généalogique et parfois critique. Le premier ouvrage de ce type est probablement celui de Françoise Choay paru en 1965, dont les vertus clarificatrices et constituantes ont été largement reconnues par les aménageurs (Merlin 2003) ; le dernier exemple en date pourrait être l’ouvrage de Thierry Paquot (2010) qui, de même, restitue les propositions d’un ensemble de « faiseurs de ville » dont la pensée constituerait le passé de la discipline. Il ne s’agit pas ici de discuter de la pertinence de ce corpus, de ses manques ou de ses apories stratégiques et calculées dans un contexte de concurrence disciplinaire, mais de se saisir de cet ensemble et de l’utiliser dans une perspective comparative. Au sein de cet ensemble de textes, nous nous sommes concentrés sur ceux qui avaient fait de la nature, sous quelque forme que ce soit — paysagère, agricole ou campagne — et au travers d’un dispositif architectural, économique ou politique, le moyen d’une réforme ou d’une refondation de l’habitat humain. Nous avons, de même, privilégié les courants de pensée ayant eu une forte influence dans l’histoire des idées en urbanisme et qui sont régulièrement cités ou intégrés à une démonstration argumentative, plutôt que des projets isolés soutenus par des concepteurs plus marginaux. La ville durable qui s’incarne dans les projets du Grand Paris est une tendance de fond et il est légitime de comparer cette tendance avec d’autres grands mouvements d’idées en urbanisme.

Concernant les projets de la ville durable et du green urbanism, certes les textes théoriques existent (Condon 2010, Beatley 2011), mais ils sont encore très largement en débat et majoritairement centrés sur la possibilité d’une durabilité à l’échelle locale et non à l’échelle métropolitaine. Les concours d’idées en architecture et en urbanisme sont des moments particuliers d’actualisation de tout un ensemble de théories et de représentations qui parcourent ces champs de production culturels et techniques à un moment donné. L’étude des propositions du Grand Paris offre donc l’avantage d’opérer une sorte de synthèse de ce paradigme en formation (Emeliannoff 2007), qui plus est à l’échelle d’une agglomération et de son territoire, entendu ici au sens de système d’intentions projeté sur un espace (Raffestin 1986). On peut considérer que les propositions du Grand Paris avaient une dimension théorique, dans la mesure où ce sont des conceptions normatives qui ont guidé la production de formes urbaines précises ; que ces conceptions normatives portent sur le bon fonctionnement des infrastructures et des systèmes techniques urbains, de l’organisation des tissus et des tracés typomorphologiques, ou en encore sur la gestion raisonnée des écosystèmes. L’ambition générique et reproductible des propositions comme la présence des caractéristiques linguistiques du discours objectif (présent de vérité générale, absence d’embrayeurs, tournures impersonnelles) tendent également à confirmer ce fait (Adam 1992, 2011). Deux dossiers ont été rendus successivement en octobre 2008 et février 2009 par dix équipes retenues pour cette consultation et qui étaient constituées de centres de recherche en sciences sociales et sciences dures, pilotés par des architectes et des urbanistes de premier plan[3][3]. Le premier dossier était destiné à énoncer et mettre en forme les principes de production formels, fonctionnels, techniques, sociaux et écosystémiques de la ville durable générique et généralisable à toutes les métropoles. Le deuxième, sans être une application servile du premier, envisageait les principes de cette durabilité confrontés à la réalité de la métropole parisienne. La consultation du Grand Paris a constitué un moment unique de stimulation, d’hybridation et de formalisation des conceptions de la ville durable et nous avons envisagé ce corpus comme légitimement signifiant et opératoire pour notre entreprise de mise en perspective historique des usages de la nature dans la pensée urbaine prospective.

Afin d’étudier les textes classiques comme les propositions de la ville durable, nous devions partir d’une définition de la nature. De manière à pouvoir appréhender les diverses formes des éléments naturels, nous les avons d’abord définis au sens aristotélicien, c’est-à-dire comme éléments portant en eux-mêmes le principe de leur génération ; cela nous a conduits à prendre en compte les éléments tels que l’eau, l’air, la terre, la topographie, les écosystèmes, les végétaux et la faune. Cette définition est bien entendu discutable, cependant elle n’est ici qu’une heuristique qui devra nous permettre de mettre en place une grille de lecture des textes qui soit la plus ouverte possible aux utilisations des éléments naturels. Nous n’opérerons pas de sélection ni d’omission à partir des subdivisions que l’on est en droit d’établir à propos de la nature en ville (Arnould, Le Lay, Dodane et Méliani 2011, Hucy, Mathieu, Mazellier et Raynaud 2005). Grâce à cette définition préalable, nous pouvions évaluer, décrire et comprendre la forme des éléments naturels ainsi que leurs fonctions morphologiques et sociales dans les projets de la ville ou de l’habitat futur. Si cette définition « normative » de la nature a guidé l’herméneutique des textes, nous avons également relevé et analysé ce que les équipes incluaient au sein de la nature, ce qu’elles-mêmes caractérisaient comme naturel, croisant ainsi une double approche essentialiste et constructiviste. Ces démarches ne sont en rien contradictoires ; il s’agira de souligner le paradoxe qui fait, par exemple, d’un élément naturel comme l’eau un simple outil technique dans le dispositif urbain que met en place l’urbanisme de régulation (Roncayolo 2002).

Il est nécessaire de préciser à nouveau que ce travail est une entreprise descriptive et de typification qui n’a pas de vocation critique. Il ne s’agira pas, en particulier pour les projets de la ville durable, de juger de la pertinence de ces projets ou de leur efficacité, mais bien de décrire et d’expliciter l’architecture théorique qui les organise et qui les fonde. Éprouver les concepts et décrypter les objets comme les modes de production du discours pourraient à cet égard participer d’une archéologie des savoirs urbains (Van Damme 2005, 2013).

Cette approche pragmatique et ouverte nous a permis d’envisager trois modalités de pratique urbanistique que nous allons décrire à présent.

La nature comme milieu.

Un premier usage des éléments naturels a constitué la nature en tant que « milieu », permettant la rééducation et l’amélioration de l’homme. Le terme de « milieu » est ici à entendre au sens de la recherche sur le vivant du 19e siècle, c’est-à-dire tel qu’initié par Lamarck et Comte et généralisé par Taine en sciences politiques ou Ratzel en géographie. Le « milieu » désigne alors un cadre strict et inerte ayant une influence sur la constitution et l’évolution de l’organisme (Jacob 2000, p. 172). Cette conception mécaniste parcourt toute l’épistémè du 19e et du 20e siècles, et influencera les réformateurs sociaux, au rang desquels les premiers acteurs de l’urbanisme prospectif. Nous retraçons ici brièvement les articulations principales de cette logique du milieu.

La première étape de la conception faisant de la nature un milieu est une critique de la ville industrielle. S’appuyant sur des considérations morales et physiologiques quant au bon comportement de l’homme et constatant la déchéance de ce dernier dans l’espace congestionné et insalubre de la révolution industrielle, la nature, sous les formes de « campagne » ou de « paysage », va constituer le cadre de la régénérescence humaine. Cette mécanique de la fuite de la ville et de la refondation remonte à la dynamique utopique, qui voit dans la création d’un hors lieu la possibilité d’une vie meilleure (Marin 1973, Choay 1966). Dans les utopies premières de More, Campanella ou Bacon, la nature, incarnée dans la géographie, est toujours ce qui permet une coupure radicale avec le monde connu. Utopia se trouve sur une île aux contours faits de montagnes escarpées (More 2003), la cité du Soleil est perdue dans une forêt dense et hostile (Campanella 1993) et Ben Salem se trouve aux confins du monde (Bacon 1983). C’est cette même dynamique textuelle et opératoire de séparation qui a poussé l’urbanisme programmatique à concevoir la nature comme cadre du renouvellement urbain. Une fois isolé des autres hommes, le processus de refondation pourra opérer au mieux ; c’est ce processus qui est à l’œuvre dans les premières utopies socialistes. Owen, appartenant en cela à l’épistémè propre au 19e (Canguilhem 2002), exprime clairement la possibilité de transformation des hommes par le milieu :

Les faits prouvent pourtant : premièrement qu’on forme généralement le caractère de l’individu et qu’il ne le forme pas lui-même. Deuxièmement qu’on peut inculquer à l’humanité n’importe quelle habitude et n’importe quels sentiments. (Owen 1927, p. 59)

A clean, fresh, well-ordered house exercises on its inmates a moral no less than a physical influence, and has the direct tendency to make the members of a family sober, peaceable, and considerate of the feelings and happiness of each other [4].[4] (Morris 1978, p. 22)

Ce processus de « malléabilité » étant établi, il reste à connaître la nature des idées à inculquer. Ce cadre « naturel », considéré comme agent de civilisation, a d’abord été considéré comme étant plus à même d’accomplir ou de sublimer les quelques valeurs positives attribuées à l’urbain.

Ces valeurs sont essentiellement au nombre de deux : la « sociabilité » et « l’activité ». Prenons l’exemple des garden cities d’Ebenezer Howard et de son schéma des « three magnets » dans lequel il démontre la supériorité de son projet (2003, p. 25). L’aimant décrivant les avantages et les inconvénients de la ville reconnaît à celle-ci la possibilité d’avoir des « social opportunities » (Howard 2003) ainsi que des « places of amusement » (ibid.). Ces avantages, il les retrouvera dans la cité-jardin sans avoir à souffrir de la pollution et des aspects dangereux de l’espace urbain. La cité-jardin, instance de purification et de médiation, récupère les valeurs normalement associées à l’espace urbain et les accomplit au mieux. Howard rappelle à plusieurs reprises que la « coopération » entre les hommes, permise par l’isolement et par le travail agricole est le « keyword » de son projet, illustrant en cela la proximité du discours d’urbanisme prospectif avec les sciences sociales. Le cadre naturel joue le rôle d’un « filtre » et d’un agent bonifiant, une sorte de terreau qui permettrait la maturation des valeurs considérées comme bonnes. Ce processus d’« extraction » et de « renaturation » est de même à l’œuvre chez Le Corbusier. Dans la Cité radieuse, la rue-corridor est éliminée en tant que forme physique, soit dans sa matérialité, parce qu’elle est polluée et encombrée de véhicules, mais conservée en tant que forme sociale (Le Corbusier 1959). La critique du mouvement moderne en France s’est focalisée sur la disparition matérielle de la rue, alors que le lien social, les valeurs de tranquillité et de convivialité associées à celle-ci se devaient d’être conservés et reportés sur le toit des immeubles. Cette première extraction et ce premier isolement sont ensuite redoublés par l’insertion de l’unité d’habitation au sein d’une nappe verte qui enserre les immeubles et les communautés. On a donc une double isolation et la répétition paroxystique de cette mécanique insulaire relevée dans les utopies et dans laquelle la nature a le rôle principal. À une échelle plus grande, les zones d’habitation sont clairement séparées des zones de travail qui, elles aussi, sont insérées dans une enveloppe verte. Le zonage obéit à une sorte de fonctionnalisme anthropologique dans lequel la fonction « habiter » est consubstantielle de l’espace de nature qui l’encadre et le fonde.

De la même manière, cette isolation permet la « renaturation » et la correction identitaire, puisque l’usager des Cités radieuses se trouve refondé, en particulier grâce à l’exaltation des valeurs familiales. On connaît l’attachement de l’architecte aux valeurs traditionnelles et patrimoniales qui ne peuvent s’incarner et s’exalter qu’au sein d’un cadre bucolique et débarrassé des tracas de la vie professionnelle (Le Corbusier 1995, p. 210). Le sens de la famille, l’exercice de l’autorité et des responsabilités ne s’actualisent véritablement qu’au sein de ces enveloppes naturelles et majoritairement végétales. De même, que cela soit dans les projets des années 20 (Le Corbusier 1966, 1995) ou dans les projets plus tardifs tels que ceux qui sont exposés dans les Trois établissements humains, chaque unité d’habitation dispose de nombreux terrains de sport. Le sport est mis au service de fins hygiénistes destinées à la construction d’un homme sain de corps et d’esprit, mais il est également mis en avant parce qu’il favorise un certain type de sociabilité liée à l’effort, la communauté virile, et la célébration du groupe. La sociabilité liée au sport doit toujours se faire dans le giron de l’espace domestique, car c’est lui qui, en définitive, prévaut sur tous les types d’interaction, cet espace domestique étant consubstantiel des espaces de nature qui l’encadrent : « Le sport doit pouvoir se faire à toute heure et tous les jours et il doit se faire au pied de la maison. » (Le Corbusier 1995, p. 210). On retrouve très largement ces concepts dans les propositions des désurbanistes et urbanistes russes de la révolution culturelle des années 30, avec en lieu et place des idéaux traditionalistes, les valeurs socialistes de partage et de fusion du corps social (Starr 1977, Milioutine 2002).

La réduction de la nature à sa dimension végétale et sa constitution en tant que cadre d’accomplissement des valeurs liées à la famille se retrouve dans les projets de Wright. L’« urbanisme agrarien » permet aux valeurs de la « démocratie » américaine de s’accomplir au mieux dans cet espace inondé de nature, la « démocratie » chez l’architecte étant un concept extrêmement flou (Choay 1965), mais renvoyant globalement à l’expression de « valeurs communautaires inspirées des relations familiales » (voir Wright 1956). Wright pense la ville à partir de l’unité architecturale. Usonia est encore une dérivation de la pensée de la grille, dans le sens où elle est une juxtaposition de cellules de paysage dont la « prairie house » est le centre. Le territoire de Wright est une pensée de la grille, de « l’ordinance » et dont Henri Corboz (2001) a fait la généalogie. Elle reproduit et juxtapose les unes à côté des autres des unités de paysage qui le fragmentent et le soumettent à l’unité familiale et domestique. Ainsi, la ville n’existe pas en tant que totalité ; chaque unité est une totalité en soi, n’ayant pas besoin des autres et encore moins de « service publics » qui seraient présents dans un centre-ville :

À cet égard, l’individu considéré comme une unité sociale disposera chez lui de tout ce que la cité pouvait lui offrir jusqu’alors, plus le confort intime et le libre choix personnel. (Wright 2003, p. 198)

Ces formes rationnelles, structurées feront de la démocratie une vraie manière de vivre et de travailler. (Wright 2003, p. 220)

Le projet « démocratique » chez Wright consiste en la possibilité pour les « Usoniens » de vivre en toute liberté et en conformité avec les valeurs familiales et patriotiques qui sont les leurs. Dans les deux cas, chez Wright comme chez Le Corbusier, la nature est le cadre de l’accomplissement des valeurs considérées comme supérieures. Ces valeurs existaient quand elles étaient en ville, parce qu’elles avaient été permises par la société machinique que les deux auteurs avaient célébrée, mais elles étaient entravées par les dysfonctionnements de l’espace urbain.

Cette amélioration de l’homme et cet accomplissement des valeurs supérieures permis par le cadre sont accentués par le fait que ce cadre opère aussi comme un protecteur ; non plus seulement barrière extérieure empêchant la perversion du nouvel homme, mais agent d’une désagrégation intérieure qui permet l’annulation du phénomène urbain conçu comme nocif. C’est là encore l’illustration d’une nature conçue cette fois en tant que « milieu intérieur », au sens défini par Claude Bernard, c’est-à-dire dont les processus internes assurent un équilibre face aux perturbations de l’environnement extérieur, mais également face aux perturbations endogènes (Canguilhem 1998).

Dans les propositions comme celles d’Howard, la nature sous forme de parcs se trouve à l’intérieur de l’espace urbain, le cœur vert est au centre afin de diffuser symboliquement ses valeurs positives aux habitations et aux activités industrielles. Les artères vertes qui partent de ce cœur sont autant des moyens d’irradier des valeurs que de stopper la concentration urbaine conçue comme nocive. De plus, la cité jardin se trouve ceinturée par un autre parc qui empêche la ville de progresser et de grandir. Le phénomène urbain, conçu en tant que corrupteur de l’humaine condition se voit bridé et étouffé par ces ceintures vertes. Ce même phénomène se retrouve dans des dessins sensiblement différents, mais qui obéissent aux mêmes objectifs. Chez Schwarz (1963) ou Taut (2004), la nature vient diluer la ville et empêcher le corps urbain de se reconstituer grâce à un maillage interstitiel qui bloque toute possibilité d’agrégation. Ces dessins trahissent bien la volonté de blocage de la ville à travers un processus d’innervation intensif.

À chaque fois, on constate que le milieu est le cadre, sorte de coquille vide dans laquelle viennent s’accomplir des valeurs choisies : tantôt les valeurs libérales de la société américaine, tantôt un certain paternalisme, tantôt les valeurs socialistes.

La nature comme instrument.

Deuxième type d’usage ayant eu cours dans la pensée urbaine du 18e et 19e siècles, l’utilisation des éléments naturels en tant qu’« instruments ». Ce terme est à entendre au sens défini par l’anthropologie des techniques, qui a établi que les outils techniques étaient dérivés des matières classifiées en solides, fluides, souples ou plastiques, et non des forces ou des moyens qu’a l’homme en sa possession (Leroi-Gouhan 1971, p. 19). Un instrument ou outil technique est conditionné par la matière dans sa morphologie et son fonctionnement. C’est cette même idée que l’on retrouve avec l’usage de la nature comme instrument, car c’est la ville en tant que matière « sale » ou à embellir, qui a conditionné la mobilisation des éléments naturels dans le règlement de cette situation.

Cette conception s’est illustrée au sein de deux paradigmes bien distincts : premièrement, un urbanisme technicien trouvant son origine dans le saint-simonisme et s’accomplissant dans l’urbanisme haussmannien de régulation (Roncayolo 2002) ; deuxièmement, un urbanisme du pittoresque s’incarnant dans les travaux du mouvement Arts and Crafts et les travaux d’Unwin.

Dans l’urbanisme de régulation, qui est essentiellement le fait des ingénieurs progressivement en charge des affaires de la cité, l’espace urbain est critiqué mais pas rejeté ou complètement éradiqué comme dans la conception précédente ; « We have to live in towns : and, on the whole, with all the respect to garden cities and garden suburbs, we have to make the best we can of the existing ones » (Geddes 1915, p. 83). La ville reste le cadre structurant de l’habitat humain, mais se doit d’être réformée, en particulier grâce aux éléments naturels compris au sens large. Cet usage hygiénique et technique a encore cours aujourd’hui dans l’aménagement contemporain des villes.

La première utilisation des éléments naturels est celle qui voit la mise en place d’un réseau d’arbres et de plantes destiné à redoubler et accentuer la structure viaire de la ville (Haussmann 1899) ; c’est une exigence de lisibilité qui pousse à la mise en place de ces rangées d’arbres et de parterres fleuris. Ces aménagements ont d’abord été le fait de la ville classique — l’allée plantée obéissant aux objectifs de mise en valeur et d’embellissement de la ville (Harouel 1993) —, puis ils ont été généralisés et systématisés par des ingénieurs comme Cerdà ou Alphand, dans un but de mise en ordre et de cohérence morphologique. Les arbres ainsi utilisés ont bien pu être qualifiés de « mobilier urbain », puisqu’étant confinés dans leur dimension fonctionnelle.

À cette instrumentalisation morphologique s’ajoute une utilisation hygiéniste de certains éléments naturels, qui remonte pour une part à l’Antiquité et à Vitruve. Pour la période qui nous concerne, la pollution et la saturation des villes faisant suite à la première révolution industrielle ont entraîné la nécessité de réguler et de faire circuler les matières et les hommes dans l’espace urbain. C’est le Paris d’Haussmann, bientôt imité par toute l’Europe, et qui applique un « modèle hydraulique » (largement décrit par les historiens et les spécialistes de la ville, voir Picon 2008) à la ville dans le but de rendre celle-ci plus efficace, plus agréable et plus plaisante. Concernant plus spécifiquement les éléments naturels, on constate la mise en place de réseaux d’abduction et d’évacuation des eaux usées, ainsi que les percements et les mises en ordre architecturales destinées, entre autres, à faire circuler l’air dans la ville. Les fluides naturels sont exploités essentiellement dans leur dimension véhiculaire, c’est-à-dire dans la mesure où ils peuvent servir à la régulation de l’espace urbain, la ville étant conçue comme un système constitué de réseaux dont il faut assurer le fonctionnement. Ces réseaux de circulation n’empêchent pourtant pas la possibilité de stockage, puisque ces mêmes conceptions aéristes se retrouveront dans les projets de boulevards à redans de Hénard, sous-tendu par le discours de la « poche d’air » nécessaire au bien-être de l’usager (Hénard 1982). Cet usage instrumental et cathartique de la « nature » se retrouve dans les propos de Patrick Geddes (1915), pour qui la végétalisation de la ville est une réponse directe aux problèmes générés par les activités de l’ère paléotechnique.

La mise en place de parcs et de jardins relève, pour une autre part, d’une technique politique et sociale qui vise à proposer des espaces de détente aux populations urbaines. Déjà engagé depuis longtemps en Angleterre, ce type d’intervention se généralise à travers toute l’Europe et voit l’instrumentation du végétal dans une entreprise de pacification sociale. En France, ce système d’espaces verts hiérarchisés, allant du square de quartier aux bois reliés par un réseau d’allées plantées, est mis en place afin d’assurer une fonction de « respiration ». Ces possibilités offertes par ces nouveaux dispositifs naturels seront parfois soutenues d’un discours paternaliste :

Mais c’est plaisir de voir, chaque jour de repos, les masses populaires envahir les deux bois, s’y répandre de toutes parts, et s’y divertir avec le sentiment qu’elles sont bien chez elles. (Haussmann 2000, p. 896)

Combien de charmants petits êtres lui [Napoléon III] doivent la santé et même la vie et les piétons fatigués qui s’y arrêtent un moment lui doivent aussi une bonne pensée, il est certain que bien des projets violents, des rêves pénibles ont dû s’évanouir, que plus d’un désespéré a dû reprendre courage dans ce milieu reposant. (Ernouf 1886, p. 347)

Les fonctions de détente et de respiration obéissent ici à la volonté de maintenir le système politico-économique et non de refonder un nouvel homme, ni même de le redresser moralement. Cette politique du vert s’inscrit dans le cadre de la gouvernementalité libérale définie par Foucault (2004, p. 29-39), dont les objectifs de maintien de l’ordre en vue de « l’utilité », en même temps que du « bien-être » de la population, se trouvent parfaitement remplis par ces espaces de détente. Le végétal est ici un instrument morphologique de gestion politique et sociale, et non plus le cadre d’une refondation ontologique de l’homme. Aux niveaux technique et politique, la nature est bien le « pharmakon » de la ville occidentale, dans le sens où elle est mobilisée en tant que « remède » extérieur et second aux problèmes générés par la constitution de cette forme urbaine (Berque 2010).

Outre cette instrumentation technique et politique, une part importante des théories d’urbanisme a également employé les éléments naturels à la constitution d’un cadre agréable, d’un tableau laissé à la jouissance de l’usager. « Instrument » est donc ici à entendre non plus comme outil, vecteur de l’action urbanistique, mais comme objet instrumentalisé de cette action. Le végétal est comme un objet passif, « matière verte » disposé par l’architecte au gré de ses compositions. Ce type d’usage se retrouve dans la pratique d’embellissement des promoteurs de la ville classique, qui fait un usage ornemental et décoratif de l’eau comme du végétal, pratique décorative que l’on retrouve partout aujourd’hui dans les villes d’Europe et pour laquelle les pouvoirs publics attribuent diverses récompenses. C’est cependant dans l’urbanisme culturaliste héritier des tendances Arts and Crafts que s’est le plus épanoui ce type de pratique et de discours sur le travail de l’aménageur. Les travaux d’Unwin (1981), influencés par Ruskin et Morris, ou plus tard du New Urbanism (voir Katz 1994, Calthorpe 1994) visent à la création de villes-tableaux dans lesquelles les éléments naturels sont des outils, des instruments dans la palette de l’architecte artiste. Ainsi, c’est principalement la nature sous sa forme végétale qui est utilisée pour embellir les villes ramenées à des modèles du passé, conformément à la typologie établie par Françoise Choay. Le végétal est le moyen d’aménager les rues, d’adoucir les perspectives, et de proposer des espaces conçus comme des paysages. Les éléments naturels ne structurent pas les tableaux, mais sont posés çà et là dans les cadres afin d’équilibrer les compositions. Nous ne sommes pas là non plus dans la tentative de réformer les comportements humains, de fabriquer un nouvel homme, ou encore de calmer la population comme dans le premier cas, mais plus simplement de rendre l’espace agréable.

La ville durable et la nature comme modèle.

Au cours d’une étude portant sur l’utilisation des modèles en biologie, Georges Canguilhem (2002) reprend la distinction faite par Ludwig von Berttalanffy entre « homologie » et « analogie » à propos des modèles mobilisés pour expliquer le fonctionnement de l’organisme. L’auteur rappelle que l’analogie consiste en une similitude de rapports, alors que l’homologie consiste en une identité de structure et de fonctionnement. Si l’utilisation des modèles a une valeur heuristique dans la compréhension des fonctionnements, elle n’en éclaire pas la structure ; le modèle est un analogon, jamais un double et c’est cette définition du modèle qui est à prendre en compte ici. Les architectes et urbanistes prennent la nature comme modèle, dans le sens où ils cherchent à reproduire certains fonctionnements naturels, mais non pas leur structure. Ainsi, ces conceptions se rapprocheraient d’un modèle homologique partiel. Les vitalismes poëtien (voir Poëte 1967) ou geddessien (voir Geddes 1915), se focalisant principalement sur les dynamiques de croissance urbaine ainsi que sur des similitudes fonctionnelles limitées (alimentation, digestion, évacuation), seraient, pour leur part, du côté de l’analogie. Il n’est pas question ici de dire que la ville est un être naturel ou que son fonctionnement est celui d’un être naturel ; il s’agit de signaler le fait que dans les usages que fait la technique urbaine des éléments naturels, certains fonctionnements qui sont privilégiés se rapprochent de ceux des systèmes complexes, et notamment des écosystèmes naturels. Nous allons voir successivement comment une grande partie des propositions faites lors de la consultation ont tenté de faire de la ville envisagée à l’échelle territoriale le lieu de processus naturels redoublés, un système hybride et complexe résilient, ainsi que le moyen de la création d’un milieu urbain durable (Mathieu 2003) ; ces trois concepts renvoyant spécifiquement à la notion de « vivant », qui peut être comprise comme l’une des dimensions de la nature (Jacob 2002). Condition nécessaire mais pas suffisante au « naturel », la présence accrue de ces trois processus témoigne néanmoins de l’ambition homologique des aménageurs.

L’accentuation des processus naturels.

Dans les projets de la ville durable en général et du Grand Paris en particulier, nombre d’installations et de projets ont été proposés dans le but de redoubler l’action des processus naturels. Au sein de la ville dense, la végétalisation des toits et des sols, l’augmentation des surfaces forestières n’ont pas uniquement pour but de fabriquer des espaces agréables. Bien au contraire, ils sont dévolus à la réduction de l’empreinte carbone de la capitale et à la prévention des risques liés à l’augmentation des températures et aux îlots de chaleur urbaine (ICU) (Groupe Descartes[5][5] 2008, Rogers, Stirk et Harbour 2009). Dans la majorité des dossiers, les propos concernant la présence végétale sont systématiquement associés à une évaluation technicienne de leurs effets :

Végétaliser les rues et les toitures pour réduire l’îlot de chaleur urbain ; Permettre les courants d’air frais en préservant ou en développant des bandes non bâties en lisière des villes. (LIN[6][6] 2008, p. 74)

La végétalisation servirait à réduire le degré d’imperméabilité des sols, permettant ainsi l’évacuation directe des eaux de surface. Ceci empêcherait en même temps la formation d’îlots thermiques au-dessus des grandes halles et parkings avoisinants et contribuerait à filtrer les particules de poussière en suspension dans l’air. (Grumbach 2009, p. 145)

Dans les espaces périurbains, plus éloignés du centre-ville, c’est la même « stratégie végétale » (Groupe Descartes 2009) qui a été mise en place, conduisant à une valorisation forte des forêts de la région parisienne, qui en viennent à revêtir un rôle quasi « messianique » :

La biomasse des plantes vivantes représente une réserve temporaire de carbone jusqu’à sa décomposition en eau et CO2. Des forêts matures peuvent atteindre un âge de 200 ans et retenir jusqu’à 300t/ha de carbone dans la végétation et dans le sol. Ainsi, planter des forêts sur d’anciens champs représente une possibilité de séquestrer du carbone de l’atmosphère pour une période de transition de 100 à 200 ans. (LIN 2009, p. 73)

Le travail sur l’eau témoigne également d’une volonté de favoriser les processus de filtration naturelle. Il s’agit de redessiner les hydrosystèmes, ou plutôt de les réinstituer après leur dénaturation durant une période pendant laquelle l’urbanisation et les objectifs fonctionnels de l’aménagement avaient prévalu. Se situant à l’échelle du territoire, il s’agissait de recréer ces réseaux à partir des cours d’eau et plans d’eau existants, et de reconstruire des espaces interstitiels et de transition entre les cours d’eau et les berges :

Augmenter l’auto-purification en réalignant les digues des rivières pour élargir les zones de transition entre zones terrestres et aquatiques ; Connecter les rivières aux étangs contigus, carrières et gravières de sable pour augmenter le volume de l’eau réactif pour l’auto-purification ; Réalignement des rives des étangs connectés aux rivières par les zones d’eaux peu profondes qui végètent. (LIN 2008, p. 79)

Les zones humides fourniraient aussi une capacité de traitement de l’eau supplémentaire pour de nouvelles zones urbanisées, réduisant ainsi la dépendance d’une infrastructure de traitement de l’eau surchargée dans la région parisienne. (Studio 08[7][7] 2008, p. 100.)

Nouvelles cultures de plantes réparatrices, indispensables pour assainir les sols pollués, l’air vicié ou chargé de substances nocives, l’eau usée ou impropre aux usages courants (lavage, culture, loisirs…). (Nouvel, Duthilleul et Cantal-Dupart 2009, p. 195)

Ces citations illustrent les nouveaux moyens d’action de l’urbanisme qui devra notamment passer par un travail sur le sol et sur sa sculpture, plutôt que par l’adjonction de dispositifs techniques artificiels visant à transformer la matière. L’accentuation de ces processus de filtration consistait également en la création d’un circuit mêlant accélération et stagnation afin de favoriser au mieux les processus naturels.

On pourrait imaginer un hydrosystème conçu comme une série de cycles de l’eau, organisé hiérarchiquement avec des processus d’évapotranspiration dans les zones d’infiltration et des réseaux souterrains de circulation où l’eau passerait dans une succession d’hydrosystèmes de surface, allant des sources aux fossés, aux petits cours d’eau pour finir dans les fleuves, la Seine, dans le cas du Grand Paris. (LIN 2009, p. 37)

Dans cette stratégie, tous les espaces sont mobilisés, et en particulier les espaces délaissés de la ville diffuse (Secchi 2001). Les équipes Studio 08-09 ou Nouvel intègrent ainsi les bordures de voies ferrées ou de grandes infrastructures, les terrains vagues, les espaces jouxtant les espaces agricoles et périurbains, dans un vaste réseau qui devrait parcourir la métropole et stimuler les mécanismes de filtration naturelle sur une grande échelle :

Des espaces interstitiels pour retrouver le cycle naturel de l’eau (phytoépuration, lagunage, infiltration…) ou pour produire des énergies renouvelables. (Nouvel, Duthilleul et Cantal-Dupart 2009, p. 195)

Plus généralement, les franges urbain-rural (Whitehand 2004, Whitehand et Morton 2006) sont totalement réinvesties par cet impératif de purification et semblent retrouver un rôle ainsi qu’un statut fonctionnel au sein du nouveau système de la ville-territoire, c’est-à-dire d’une configuration spatiale à grande échelle et aux caractéristiques majoritairement urbaines. Que cela soit à travers la notion de « dross »[8][8] (Studio 08 2008, Studio 09[9][9] 2009) ou d’espaces ouverts (Nouvel, Cantal-Dupart et Duthilleul 2009), tous les espaces « poreux » et jusque-là peu caractérisés sont réintégrés dans cette stratégie de filtration. Les références aux capacités d’auto-épuration des cours d’eau et à la mise en place de stratégie de ralentissement et de zones humides dans le périurbain et le rural s’appuient sur des techniques écologiques éprouvées, notamment celle du « low impact development » ou de l’écologie du paysage (McHargh 1975), systématisées cette fois à une échelle beaucoup plus vaste. Les franges urbaines, après avoir été considérées comme des « mosaïques hétérogènes » (Allen 2003), des « paysages chaotiques » (Gant, Robinson et Fazal 2011), ou comme des figures par excellence du « tiers espace » (Vanier 2003), sont réemployées dans une stratégie de gestion écologique des ressources naturelles.

Dans toutes les propositions que nous avons décrites et qui sont des applications de techniques écologiques maintenant bien connues, la nature est prise comme modèle au sens de norme ; la ville territoire doit elle-même mettre en place des processus naturels d’épuration et d’auto-entretien. Usage hygiéniste ou technicien certes, mais qui conçoit les processus naturels non plus comme des phénomènes à encadrer par un dispositif technique, ou simplement en tant que fluides exploités dans leur dimension véhiculaire, mais bien comme participant à des processus complexes prenant place au sein d’un système englobant ville et nature à une échelle territoriale. Cette conception de la nature en tant que modèle pousse même certaines équipes à envisager une architecture adaptable et qui fonctionnerait de manière cyclique, à la façon des êtres vivants :

Combiner la gestion du bâti et de l’environnement au sein d’une même zone ouvre de nouvelles perspectives qui intègrent les cycles d’adaptation et permet une réorganisation spatiale rapide en cas de besoin. Cette méthode offre la possibilité de gérer l’environnement et la biodiversité en même temps que la renaissance urbaine. Elle va au-delà des concepts traditionnels de protection de l’habitat isolé et intègre les espaces verts urbains dans un contexte d’adaptation dynamique. (LIN 2009, p. 93)

Comme les êtres vivants, matériaux et fonctions connaissent le cycle naissance, mort, renouvellement.

La résilience du système urbain-nature.

De façon complémentaire à cette tentative de redoublement des phénomènes naturels, les projets du Grand Paris ont tenté de mettre en place une certaine « résilience », entendue ici au sens écologique, c’est-à-dire comme aptitude d’un écosystème à revenir à l’état d’équilibre après une perturbation (Holling 1973, Elmqvist et al. 2003). Actuellement, le sens et la portée du concept de « résilience » sont très discutés (Davoudi et al. 2012) et nous nous restreindrons ici à une description des dispositifs proposés sans en faire le moyen d’une prise de position dans ce débat. On constatera simplement que ces propositions plaident pour la conception de la résilience en tant que propriété plutôt qu’en tant que processus ou résultat (Rehezza-Zitt, Rufat, Djament-Tran, Le Blanc et Lhomme 2012).

Prenant en compte les risques d’inondation en Île-de-France et notamment pour les territoires traversés par la Marne, au moins quatre équipes ont envisagé la possibilité de « vivre avec l’eau » (Studio 08 2008) en proposant des morphologies architecturales adaptées aux crues. Maisons sur pilotis ou flottantes, immeubles surélevés, la typomorphologie a été modifiée en fonction de l’aléa climatique, se rapprochant d’une stratégie de résilience plutôt que celle de résistance :

Améliorer la résilience des constructions et infrastructures au moyen de techniques anti-inondations telles que l’élévation, l’ancrage et le déplacement. (LIN 2009, p. 186)

Les rives et zones inondables seront revalorisées par des constructions adaptées, les premiers prototypes peuvent être réalisés aux Mureaux. (Studio 09 2009, p. 79)

Toujours de façon à penser le risque climatique, certaines équipes ont proposé la constitution d’un réseau naturel de rivières, bassins, gravières et talwegs destinés à assimiler les crues sans s’y opposer (LIN 2008, p. 84-91, Studio 09 2009, p. 68-73). Le système d’endiguement et de lutte frontale contre l’élément liquide a été partiellement abandonné au profit d’une acceptation de la crue et de sa gestion naturelle. Dans cet espace, les artefacts naturels sont à la fois les vecteurs et les solutions du risque, permettant ainsi à la ville-territoire d’acquérir des caractéristiques de l’autorégulation des systèmes naturels.

Ainsi l’équipe Studio 08-09 met, par exemple, en place trois stratégies différentes en fonction des hauteurs des crues potentielles, qui pourraient survenir dans l’hydrosystème de la Seine ou de la Marne. Pour les faibles hauteurs, des stratégies de résistance (murets, digues) suffisent. Pour des hauteurs intermédiaires, l’équipe promeut la mise en place de wetlands et de zones tampons destinées à protéger la ville :

Plutôt que d’attendre un désastre, ces superficies pourraient être conçues pour admettre des inondations, augmentant ainsi la superficie des zones humides, et des zones de loisirs et d’agréments. (Studio 08 2008, p. 101)

Cette stratégie est également développée par d’autres équipes, dont celle d’Antoine Grumbach :

Relier les rivières aux gravières, sablières et étangs voisins pour accroître les capacités naturelles de rétention. En cas de crues, permettre aux rivières d’inonder des polders créés à ces fins dans les plaines alluviales en amont des zones urbaines. Transformer des champs en polders et en prairies extensives, zones humides ou forêts lacustres. Ces mesures ralentiront le transfert d’eau, serviront à retenir temporairement les eaux de surface et donc à réduire le ruissellement. De telles mesures se sont révélées fructueuses dans le bassin du Rhin. (Grumbach 2008, p. 28)

La démarche consiste donc premièrement à réaménager le bord des rivières et des fleuves en instaurant des zones de transition élargie, destinées à la mise en place de bassins d’absorption de la crue, et par la suite d’évapotranspiration. Dans un deuxième temps et de façon complémentaire, il s’agit de relier ces berges redessinées à un réseau dense de cours d’eau qui sera en mesure d’assimiler l’augmentation du flux. Il s’agit ainsi non plus d’aménager et de mettre en place des stratégies de résistance, mais d’envisager la crue dès la phase d’aménagement comme un état potentiel du territoire et du système. Dans la mesure où la technique urbaine permet une assimilation de l’aléa plutôt qu’une opposition à celui-ci, on peut dire que nous sommes face à une logique de résilience (Aschan-Leygonie 2000, Dauphiné et Pontivolo 2007). La nature a été employée à sa propre régulation par l’intermédiaire de la mise en place d’un réseau de canaux naturels et du dessin des sols.

Cette stratégie de résilience s’incarne également dans les projets de l’équipe LIN, qui a pour ambition de faire de toute la vallée de la Seine une plaine « polyfonctionnelle », c’est-à-dire dont les usages pourraient varier en fonction des aléas climatiques, correspondant en cela à une stratégie de résilience systémique :

Nous présumons que plus un paysage peut assurer de services, plus sa capacité à absorber des chocs naturels ou sociaux est grande et lui permet de revenir à l’état souhaité. (LIN 2009, p. 46)

Un premier exemple de cette multifonctionnalité est l’évolution projetée des parcs de la plaine en bassin de rétention des eaux dans le cas d’inondations, puis en centre de loisirs aquatiques au cas où ces espaces resteraient inondés. On passerait donc d’un espace de loisirs, support d’un certain type de biodiversité et dont la fonction est la détente, à un espace de rétention des eaux dont la fonction est d’assurer la gestion des flux au sein du système hydraulique, à un autre espace de loisirs dont la fonction est à nouveau d’assurer la détente :

Dans les paysages multifonctionnels, chaque fonction est optimisée par des mesures décrites précédemment et par diverses fonctions qui viennent se superposer dans chaque site. (LIN 2008, p. 47)

Cette conception du système socio-écologique qui multiplie les fonctions sur un site et qui favorise la variabilité des états du système correspond à l’objectif de « diversité » défini comme l’un des trois facteurs accentuant la résilience (Dauphiné et Pontivolo 2007). En termes systémiques, on voit donc qu’un élément appartenant à un premier sous-système, celui des espaces de récréation, change de fonction et, par là même, est intégré à un autre sous-système : le système hydraulique de la vallée contenant l’ensemble des rivières, fleuves, bassins et lacs. Par conséquent, ce qui constituait une perturbation exogène à un premier sous-système devient un élément structurel indispensable à un autre sous-système émergent. On voit alors comment la notion de « perturbation » est annulée pour la ramener à la simple notion d’« événement » constitutif d’un nouvel état du système. La résistance n’a pas été complètement abandonnée, cependant cette diversification témoigne d’une souplesse des systèmes urbains qui rapprocherait ces derniers des écosystèmes naturels.

La création d’un milieu urbain durable.

Enfin, les projets du Grand Paris ont tenté de mettre en place ou de consolider des milieux urbains durables (Mathieu 2006) en redéfinissant la place de la nature dans la ville, notamment en tentant de dépasser son usage ornemental et uniquement végétal. Cette fois, le terme « milieu » n’est pas entendu au sens mécaniste, mais en tant qu’« Umwelt »[10][10], construit et choisi par l’organisme (Jacob 2000, Feuerhahn 2009). Les relations entre l’organisme et son milieu ne sont plus unilatérales et fortement dominées par l’action formatrice et constituante du milieu qui agit comme cadre. Milieu et organisme doivent être compris dans une dynamique d’échange et de co-construction, mettant ainsi en avant les intrications multiples entre ces deux termes. Appliqué à notre objet, cela veut dire que la « nature », incarnée sous la forme de biotopes et d’écosystèmes complexes, doit se construire en relation étroite avec les morphologies de la ville et de ses territoires ; cela implique non seulement la mise en contact des écosystèmes humains et naturels, mais aussi l’acceptation de l’émergence progressive de relations nouvelles, voire du développement d’espèces spécifiques à ces milieux nouveaux, influençant à leur tour la matérialité de ces milieux.

Cette construction du milieu a d’abord consisté en une augmentation des espaces végétalisés dans la ville. Cette fois non pas simplement en tant qu’espaces ponctuels d’aération et de récréation, mais en tant qu’espaces appartenant à un réseau de biodiversité plus vaste, parcourant le territoire métropolitain. Ainsi, l’équipe Studio 08 reprend l’idée poëtienne de « traversée verte » en instaurant une coulée de 50 km qui parcourrait le centre de Paris et les banlieues. De même, l’équipe Grumbach promeut la végétalisation des cours intérieures d’immeubles, leur mise en réseau par une série de transformations architecturales des îlots, et insiste sur la nécessaire prolifération plus ou moins contrôlée des espèces qui s’y développeraient (Grumbach 2008, p. 26)

Dans la ville diffuse et fragmentée de l’agglomération parisienne, les équipes MVRDV (Mass, Van Riss, De Vries 2008), LIN, Nouvel, Descartes et Studio 08-09 insistent sur la nécessaire création d’espaces de stimulation de la biodiversité, voire de « création» de cette biodiversité (Studio 09 2009). L’aménagement consiste à relier les grands vides verts des espaces périurbains aux forêts et espaces agricoles de l’Île-de-France afin de créer une alternance de zones protégées et « ensauvagées », avec des zones plus anthropisées. Le but n’est pas de récréer une nature vierge, mais de stimuler une biodiversité en lien avec les espaces bâtis et habités de la ville territoire. Il faut cependant reconnaître qu’en dehors de ces déclarations et du dessin de ces zones, la réflexion sur la faune urbaine et périurbaine en lien avec ces écosystèmes n’a été que peu abordée. Seule une équipe a sérieusement envisagé les problèmes liés aux interactions entre zones d’habitats et corridors biologiques, en insistant sur la nécessité de concevoir la forme urbaine en fonction de la biodiversité :

La gestion de la biodiversité en ville doit faire partie intégrante de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire tant au niveau de la conception du bâti et des espaces publics qu’à l’aide du savoir-faire de l’ingénierie écologique. (Nouvel, Cantal-Dupart et Duthilleul 2008, p. 108)

Cette conception du milieu urbain hybride se retrouve également dans l’effort de réintégration et de réutilisation des flux dans l’espace urbain, soit de la réinstauration de processus dynamiques au sein de celui-ci. Si l’urbanisme durable favorise les phénomènes de stagnation hydraulique dans le but d’accentuer les phénomènes d’épuration naturelle (Haughton et Hunter 2003, Lehmann 2008), les fleuves, rivières, lacs et plans d’eau sont néanmoins reliés entre eux et constituent un réseau hydraulique complexe alternant lieux de décantation et lieux de transit. Le flux hydraulique qui traverse les réseaux n’est pas destiné à en être expulsé, mais à circuler et se renouveler de façon systémique. Les arbres, plantes, toits végétalisés, parcs et forêts sont conçus en réseaux, mais également en tant qu’écosystèmes devant alimenter la dynamique des espèces et des processus naturels. Les bâtiments eux-mêmes, conçus comme collecteurs et fournisseurs d’énergie, sont réintégrés dans cette dynamique de flux et réinsérés au cœur d’un processus de circulation. Ils ne sont plus les terminaux dispendieux d’une organisation linéaire, mais participent à ce bouclage opéré sur l’ensemble de la ville :

Toute construction a une composante organique : les échanges thermiques extérieur/intérieur, les régulations d’air à travers la ventilation, comparables à une respiration. Cette composante lui donne un potentiel autarcique puisqu’elle est partie prenante des processus naturels. Bien qu’elle soit un artefact, elle conserve sa relation aux cycles naturels, qu’il s’agit de mettre à profit pour en améliorer la performance et la pertinence. (Grumbach 2009, p. 106)

Ce retour à une conception dynamique des objets naturels, mais aussi de certains objets techniques, relève d’une conception de la nature en tant que natura naturans et non plus natura naturata, artefact figé, ancré dans l’espace et se résumant à son enveloppe physique (Larrère et Larrère 1999 ; on pourrait aussi parler, à propos de l’architecture, du passage de l’architectura à l’architecturans). Le fait que les dispositifs techniques et spatiaux de l’urbain (Toussaint 2011) soient réintégrés aux cycles naturels et aux processus participe de la construction de la ville en tant que milieu.

Enfin, la construction des milieux rassemblant des écosystèmes hybrides composés d’artefacts et d’êtres naturels pousse les équipes à prendre en compte les nuisances produites par la ville en les réintégrant en tant qu’entrants positifs dans le système composite de la ville-territoire. Accomplissant et approfondissant les projets d’agriculture urbaine et périurbaine portés par le discours de la ville durable (Howe 2002, Morgan 2009, Grewal et Grewal 2012), les équipes ont d’abord promu la réutilisation des déchets organiques dans la production maraîchère urbaine faite sur les toits ou dans les franges et les lisières périurbaines.

De même, la pensée circulaire du métabolisme urbain a été appliquée au niveau énergétique. Les équipes ont soutenu la nécessité des dispositifs de cogénération et de production locale d’énergie (AJN et al. 2009, Studio 09 2009, Grumbach 2009, LIN 2009, Rogers et al. 2008). L’équipe dirigée par Richard Rogers a notamment développé cette approche technicienne en vantant les mérites du métabolisme en circuit (Rogers et al. 2008, p. 108) et en systématisant à tous les nouveaux bâtiments les principes de circulation et de récupération de l’énergie dégagée par certaines unités de production industrielle ou certains bureaux. De la même manière, ce principe a été généralisé à la production industrielle d’objets de consommation courante, qui pourrait être envisagée de façon locale et systémique :

Supposons que les déchets génèrent de l’électricité et de la chaleur sur une partie du site ; une partie de la chaleur est utilisée dans un procédé industriel pour fabriquer un produit à un autre endroit. On peut imaginer par ailleurs qu’une partie des déchets d’une industrie voisine peut être récupérée pour produire un autre produit. (Rogers et al. 2008, p. 105)

On voit comment le recyclage et la volonté de réintégration des outputs dans le système urbain en viennent à être généralisés, traduisant en cela l’influence du « modèle naturel » sur le fonctionnement des objets techniques urbains comme sur leurs morphologies.

Cet article a proposé une lecture et une catégorisation des usages de la nature à travers l’histoire des idées. Toute stratification et typification historique a ses écueils et l’analyse de la pratique aménagiste n’est qu’une grille qui doit rester souple et ouverte à la diversité du réel. Les différents usages de la nature ne se sont pas succédé au cours du temps et les considérations mécanistes portant sur l’usage des éléments naturels dans le modelage du comportement de l’usager, comme les volontés de composition artistique de l’espace urbain, sont encore bien présentes dans les référentiels de l’action aménagiste prospective. Nous avons décrit l’aspiration des aménageurs à considérer la nature comme modèle pour les fonctionnements urbains. Cette aspiration se traduit dans les dispositifs mis en place, mais également dans les discours qui sous-tendent les nouvelles morphologies. Il n’est absolument pas certain que les aménageurs du Grand Paris, et ceux qui projettent la ville durable à l’échelle du territoire, soient arrivés à effectivement reproduire les caractéristiques de leur modèle, et que cette entreprise soit pertinente. Cependant, l’événement qu’a constitué la consultation dans l’histoire des idées en urbanisme dévoile la « mécanique obsessionnelle » qui consiste à calquer les fonctionnements architecturaux et urbains sur celui des êtres naturels, et qui constitue un cadre structurant de la pensée urbanistique contemporaine. Des architectures proliférantes aux projets des métabolistes japonais, l’histoire des idées en architecture est pleine de projets proclamant et revendiquant la nature comme « modèle ». Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est que ce rapprochement opère sur la base de véritables identités de fonctionnement et non sur le fait de simples ressemblances. Surtout, ce rapprochement n’est pas posé d’emblée par les architectes et les urbanistes ; il émerge des fonctionnements qu’ils auront tenté de mettre en place avec les scientifiques. Plutôt que d’un discours péremptoire produit par un praticien isolé, c’est depuis un corps de disciplines scientifiques ainsi que d’une dynamique d’hybridation des savoirs et des pratiques qu’émerge l’idée de modèle.

Illustration en première page : Mathieu Luna, « Mon Chou », 21.11.2009, Flickr[11] (licence Creative Commons[12]).

Endnotes:
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  11. Flickr: https://www.flickr.com/photos/alicehenneman/5873400949
  12. Creative Commons: http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/3.0/

Résumé

Cet article se propose d’expliciter la place et la fonction des éléments naturels dans la théorie de la ville durable et de les mettre en perspective avec l’histoire des idées en urbanisme. Après avoir vu comment la nature a été constituée comme « milieu » mécanique, c’est-à-dire comme cadre agissant sur les usagers, et « instrument » par l’urbanisme théorique, nous verrons comment les projets de la ville durable, incarnés dans les propositions pour la consultation internationale du Grand Paris, ont constitué la nature en tant que modèle pour la ville.

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Notes

[1] « Classiques » au sens d’enseignés dans les classes, soit les écoles d’architecture ou les instituts d’urbanisme.

[2] Nous entendons « nature » au sens aristotélicien, c’est-à-dire « ce qui porte en lui-même son propre principe de génération ». Une telle définition nous a poussés à porter attention aux végétaux, minéraux et animaux, mais également aux sols, aux flux énergétiques ainsi qu’à l’eau.

[3] Pour le détail du déroulement de la consultation, voir Lengereau (2009).

[4] « Un logis propre, aéré et bien rangé a une influence physique et morale sur ses habitants, pousse directement les membres de cette famille à la sobriété, la paix et la recherche du bonheur mutuel » (notre traduction).

[5] Le Groupe Descartes désigne tout un ensemble d’architectes, urbanistes, centres de recherche, représentés principalement par l’architecte Yves Lion.

[6] « LIN » n’est pas un acronyme, mais un patronyme donné au regroupement d’architectes, urbanistes, centres de recherche, représentés principalement par les architectes Finn Geipel et Giulia Andi.

[7] Groupe représenté par Bernardo Secchi et Paola Vigano. Le 08 indiquant l’année de production du dossier.

[8] Le « dross » désigne l’ensemble des espaces ouverts et non urbanisés à l’intérieur de la métropole. Il comprend les espaces agricoles résiduels, les parcs, les friches, les bords d’infrastructures férroviaires ou routières.

[9] Studio 09 désigne toujours le groupe dirigé par Secchi et Vigano, le 09 indiquant l’année 2009.

[10] Dans sa traduction immédiate, « environnement ».

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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