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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La carte perforée.

5 techniques de vote, 5 Amériques (?).

Tout a une géographie. C’est cette pensée qu’inspire la contemplation d’une carte dont l’intérêt peut a priori paraître bien mince : celle des techniques de vote en usage dans les comtés des États-Unis [1].

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Si en France l’usage veut que le vote soit autant que possible un moment de célébration concrète de l’égalité des citoyens et de l’unité républicaine, il n’en va pas de même pour une Amérique fédérale, décentralisée dirions-nous, dont les citoyens sont avant tout jaloux de leurs prérogatives et de leur autonomie locales par rapport aux échelons supérieurs du politique. Chacun vote comme il l’entend, mais aussi de la manière qu’il désire. Au choix : bulletin, levier, carte perforée, carte à lecture optique, ou encore vote électronique. Tous ces systèmes, toutes ces techniques cohabitent sur le territoire.

On pourrait penser que le choix de l’une ou l’autre des techniques ne dépend pas beaucoup de la localisation des bureaux de vote. On pourrait imaginer que l’équipement technique suit une tendance à la modernisation, qui tout au plus se traduira spatialement par une opposition entre ceux qui ont les moyens de s’offrir une machine à voter électronique et ceux qui ne les ont pas. Cette hypothèse n’est probablement pas la plus mauvaise que l’on puisse formuler, et elle nous conduirait à penser qu’il ne sert pas à grand-chose de dresser la carte des techniques de vote. Pourtant, une réflexion plus complète sur la notion même de technique, c’est-à-dire sur l’insertion de la technique dans la société, pourrait faire penser que les investissements en question sont liés aux besoins, à la lourdeur des opérations de dépouillement par exemple, mais aussi au rapport à la modernité qu’entretiennent les citoyens des différentes parties du territoire. Or, sur ce point, on sait que le conservatisme n’est pas qu’une position politique, et qu’il concerne bien d’autres aspects de la vie, et pourquoi pas les machines à voter ?

La carte que nous présentons ici résulte du fractionnement du fond de carte des comtés américains en cinq cartes distinctes, chacune d’elle distinguant d’une teinte arbitraire les comtés utilisant une des cinq techniques de vote. La comparaison des cinq cartes, très différentes les unes des autres, suggère que les hypothèses les plus élaborées n’auraient pas été formulées en vain. Car en général, il y a de l’espace dans la technique.

Le vote qui se trame.

Avant d’élaborer une analyse de cette géographie si particulière, il faut traiter du fond. Entendons par là de la trame des comtés, et de ce qu’elle nous dit sur la question des techniques de vote. Cette trame, retenue pour notre carte, n’est en effet pas assez précise pour rendre compte de toutes les variations spatiales de la technicité du vote. On a ainsi représenté en grisé les comtés dans lesquels au moins deux techniques cohabitent. Or, passer cette information par pertes et profits serait oublier une donnée pourtant essentielle : l’espace de la technique fonctionne à plusieurs échelles, et cette indication d’échelle a, elle aussi, une géographie, qui n’est pas calquée sur la seule complexité des espaces, opposant par exemple le rural et l’urbain. [2]

À l’exception notable de certaines agglomérations texanes et de la région de Seattle, les comtés au sein desquels la technique de vote n’est pas unifiée sont en effet majoritairement situés au nord-est du pays, en Nouvelle-Angleterre et autour des Grands Lacs.

Une telle observation peut être mise en rapport certes avec la « géohistoire » du continent américain, et les structures spatiales qui résultent d’une évolution politique relativement longue et accidentée. Il est en effet frappant de retrouver ici le bloc de la Nouvelle-Angleterre, dont on sait l’identité spécifique, si « proche » de l’origine du pays et en même temps si « lointaine » de valeurs qui ont fait l’Amérique de la Frontière. Cette carte nous met sur la voie du concept de valeurs spatiales, qui affirme que les valeurs d’une civilisation s’expriment également dans son espace. Le maillage du comté ne peut donc rendre compte de l’échelle de l’espace de la nouvelle Angleterre. C’est l’Amérique d’une autre échelle.

Un raisonnement du même type peut être tenu à l’égard des autres zones grises de la carte, mais il serait sans doute hasardeux d’y voir des causes aussi solidement ancrées. Les hypothèses restent ouvertes…

Ce constat peut être reproduit à d’autres échelles, dans la perspective où l’on se situerait de vouloir tester la pertinence de différentes trames administratives par rapport au problème de la géographie des techniques de vote. On peut à ce titre faire le constat qu’il existe un certain nombre d’États dont les comtés ont tous adopté le même système de vote. C’est le cas de l’État de New York pour le vote par levier ; de l’Alaska, d’Hawaï, du Nouveau-Mexique, de l’Oklahoma, et de l’Oregon pour le vote par lecture optique ; de la Georgie et du Nevada pour le vote électronique. Il n’y a pas d’État unifié du point de vue du vote par bulletin et par carte perforée.

Ce second constat ne présente pas un très grand intérêt en lui-même. Pour en tirer une conclusion sur l’unité des États de notre point de vue, il faudrait en effet savoir si l’unité technique observée est le produit d’une immanence ou bien d’une transcendance, c’est-à-dire si elle est à mettre sur le compte d’un « esprit » georgien par exemple, porté sur la modernisation, ou au contraire si elle procède de la volonté d’un pouvoir étatique s’imposant aux comtés. La réalité est sûrement à chaque fois le résultat d’une conjugaison de ces deux logiques (le pouvoir étatique provenant, dans une démocratie, du peuple), et la carte dont nous disposons permet au moins d’entrer dans ce genre de problématique en identifiant spatialement les problèmes concrets qui y ressortent.

Cinq Amériques ?

L’analyse de surface, entendons par là de la répartition des couleurs sur la carte, mène à un certain nombre de conclusions qui ont l’avantage d’être rassurantes à certains égards. Car la géographie qui se dessine pour chacune des techniques renvoie dans ses grandes lignes à d’autres géographies, celles des grandes lignes de partage du continent.

Toutefois, comme toujours, l’analyse ferait fausse route si elle prenait pour but de tout « expliquer » ; car les machines à voter ne sont justement pas tout. Comme toujours, donc, l’analyse de ces cartes consiste surtout à y voir les échos d’autres cartes, tout en y puisant quelques observations générales.La première de ces observations est la prépondérance du système optique au niveau des comtés. Cette donnée globale correspond cependant à une géographie curieuse, puisque l’espace en question ne ressemble pas à grand-chose de connu, à l’inverse des autres techniques, dont la carte est plus claire. La situation est donc la suivante : la technique modale, c’est-à-dire la plus fréquente, occupe l’espace qui reste entre ceux des autres techniques. Une telle interprétation est bien entendue très subjective, mais il n’est pas aisé d’en proposer d’autres, quoique, en la matière, toute suggestion soit bonne à prendre…

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Le vote automatique.

Les quatre autres techniques ont au contraire une géographie généralement bien marquée. La plus frappante est sans doute celle du vote par bulletins, la techniques la plus ancienne, à défaut d’être la plus simple (impression des bulletins, stocks, dépouillement manuel…).L’espace concerné est pour l’essentiel celui de « l’Amérique des grandes plaines », selon l’expression consacrée, qui renvoie à cette série d’États s’étendant de la frontière canadienne à la frontière mexicaine, entre Mississipi et Rocheuses, « The Breadbasket » de l’Amérique selon l’expression de Joel Garreau (Garreau, 1981 [3]), et dont la mentalité rurale se pose en garante des valeurs de l’Amérique conquérante et pionnière.

Si l’on en croit la réputation conservatrice que cultivent ces citoyens, ils pourraient sans risque passer à la véritable machine à voter, puisque qu’ils ont voté, votent et voteront toujours Républicains, comme par automatisme.

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Les Suds high-tech.

À l’opposé sur l’échelle de la technicité, le vote électronique présente lui aussi une géographie marquée, quoique plus délicate à analyser. Dans les grandes lignes, on retrouve ici pour beaucoup les États du Sud au sens de l’Amérique prospère, que l’on résume aussi souvent sous l’appellation des « sunbelts ».

C’est une Amérique riche est bien portante, peu concernée par le chômage, et beaucoup plus par la retraite et le tourisme. Il convient toutefois de ne pas caricaturer une situation qui est avant tout fondée sur la trame des comtés plus que sur celle des États, et concernant donc éventuellement des comtés riches dans des États qui peuvent ne pas l’être autant. C’est donc certes la Géorgie, le pôle économique du Sud (Autant en emporte le vent, Cnn et les Jeux olympique d’Atlanta), le Nevada de Las Vegas, presque tout le Nouveau Mexique et son grand dynamisme économique, mais c’est aussi d’autres Suds : le Sud de la Californie des riches retraités et des riches « tout court », le Sud de la Floride et ses grands centres touristiques, ou encore le littoral huppé des États de la côte Est (les Carolines, et plus au nord, autour de la Mégalopole, le Delaware, le Maryland et le New jersey principalement).Plus difficile à comprendre est la situation du Kentucky, et plus au nord encore de l’Indiana, des éléments d’explication complémentaires devant être recherchés…

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Matthieu 20•16.

Le vote par levier, procédé qui paraît plus archaïque que le bulletin de vote sous certains aspects, présente quant à lui une géographie très « forte », c’est-à-dire très concentrée ; l’exact opposé du vote par lecture optique. Mis à part quelques comtés esseulés — quoique tous « en deçà » du Mississipi —, on vote par levier dans tout l’État de New York, dans quasiment toute la Louisiane, dans la majeure partie occidentale de la Virginie, et autour de Casper, capitale du Wyoming.

Cette liste ne laisse pas d’étonner, tant il est difficile de saisir au premier abord les points communs qui réunissent ici États et comtés. Faute d’informations portant précisément sur les modalités d’équipement des lieux concernés, on ne peut aller bien au-delà d’hypothèses risquées, mais dont on a vu qu’elles pouvaient porter leurs fruits. L’une d’elles touche à la nature même du dispositif technique, dont on conviendra qu’il ne dit pas grand-chose à grand monde [4].

[5]

Il semblerait donc que ce dispositif fut au vote ce que la guillotine fut à la décapitation : une innovation technologique maintenant obsolète. C’est dire que les innovations ont un devenir d’une part, et qu’en la matière, les premiers servis ne sont pas toujours les premiers débarrassés d’autre part [6]. Autrement dit, il n’est sans doute pas vain de chercher une explication à cette persistance anachronique dans une logique propre à l’innovation technique et à son adoption par la société. S’il est alors probable qu’il y ait un lien entre la précocité de l’équipement et sa conservation dans l’État de New York, c’est à confirmer en revanche pour la Louisiane et la Virginie. Quant à Casper, capitale d’étendues vides qui ont, elles, adopté les autres techniques, plus modernes, sa situation est probablement à rechercher dans une dynamique endogène, exprimant une forte singularité spatiale. Voici quelques éléments d’explication :

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Carte perforée.

Reste alors le cas de la carte perforée. Sa géographie n’est pas tout à fait claire, si ce n’est qu’elle fait ressortir deux grands ensembles — à l’ouest et à l’est, mais plutôt vers les Nords —, peu consistants à l’exception d’États comme l’Utah et l’Ohio. On na bien entendu aucun mal à associer l’idée de cohérence à la situation de l’Utah, l’État mormon, qui se distingue très nettement de ses voisins, ni des autres États américains, et dont la singularité s’affirme dans de nombreux domaines. Pour l’Ohio, l’analyse est plus nettement une affaire de spécialistes…

Cela dit, pour l’ensemble des comtés concernés, en particuliers ceux qui ne forment pas de blocs cohérents, on peut formuler l’hypothèse que le système de la carte perforée représente une étape sur la voie d’une modernisation dont le stade suivant est la lecture optique.C’est en effet sensiblement la même pratique, puisque dans les deux cas l’électeur perce ou coche la case de son choix sur une fiche qui sera ensuite « lue ». Si l’on admet que les comtés équipés en carte perforées sont des retardataires qui ne sont pas encore passés à la lecture optique, on doit alors envisager l’espace qu’ils composent comme une sorte de résidus, ressortant à limite d’une variante archaïque de la lecture optique.

Image6 Cet espace résiduel serait appelé à disparaître à court terme, remplacé par celui des cartes à lecture optique. Additionnée à la carte de la lecture optique, celle de la carte perforée complète assez bien celle-ci, ne remettant pas en cause sa logique première qui est celle d’être « l’espace qui reste ».

Pour une socio-sémiologie graphique.

Un dernier point que nous voudrions aborder concerne la version de la carte des systèmes de vote qu’a élaborée le journal Le Monde dans son édition du 5 octobre 2004, et en particulier les choix sémiologiques opérés par ses concepteurs.

En effet, si l’on admet comme pertinente la lecture de la carte qui a jusqu’ici été proposée, on est en droit de s’interroger sur la meilleure façon d’en rendre compte cartographiquement de manière synthétique. Il s’agirait alors de ne dresser qu’une seule carte, présentant la diversité des systèmes de vote.

Précisons d’emblée que l’objectif de cette analyse n’est pas de donner tort aux auteurs du Monde quant à leur ignorance manifeste de prétendues règles absolues de sémiologie graphique [7]. Au contraire, dans une optique de socio-sémiologie graphique, il s’agit d’examiner les choix graphiques et cartographiques opérés, de comprendre leurs effets, et d’en envisager les éventuelles raisons, qu’elles correspondent à des choix conscients ou inconscients.Le titre, d’abord : « Cinq systèmes de vote pour 50 États ». C’est là une entrée en matière nettement contradictoire avec la carte elle-même, qui est d’une part fondée sur la trame des comtés, et qui d’autre part utilise six couleurs, ajoutant aux cinq systèmes une catégorie correspondant au système mixte, c’est-à-dire non unifié au niveau du comté.

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L’inadéquation entre États et comtés semble relever d’un conditionnement des auteurs, peut-être calqué sur celui du lectorat, peu habitué à considérer les États-Unis comme un ensemble de comtés. On perçoit même le primat qui a pu être donné à l’effet de titrage, dans le rapport de un à dix qui apparaît clairement entre les cinq systèmes et les cinquante États, sans pour autant que ceci ait une quelconque traduction spatiale.

En ce qui concerne la catégorie « système mixte », son existence pose plus de questions. Le choix des auteurs, ce faisant, a été de privilégier l’échelle du comté, considérant du même coup la cohabitation de divers systèmes comme un système en soi. Cette position, si elle masque la réalité spatiale, est toutefois tenable pour identifier un espace qui, sur la carte, apparaît clairement. C’est même celui qui a été rendu le plus visible, coloré en rouge vif. Ce choix sémiologique, pour être troublant au plan de la cohérence cartographique, n’en est pas moins porteur de sens.

Une autre option retenue par les auteurs de cette carte touche au choix des couleurs pour les systèmes de vote. En la matière, puisqu’il s’agissait d’une synthèse, opérer un tel choix devait revenir à adopter une position sémiologique cohérente. Deux logiques pouvaient être invoquées : soit on tentait de rendre par la couleur un agencement particulier des différentes modalités de vote, soit on considérait celles-ci comme irréductibles l’une à l’autre, et on choisissait des couleurs les plus « éloignées » les unes des autres. Dans le premier cas, et quoique l’entreprise soit difficile à mener à bien sur des bases scientifiques solides, il aurait par exemple été possible de classer les techniques en fonction d’un degré de modernisme.

Le Monde a semble-t-il plutôt opté pour la seconde solution. Toutefois, plutôt que de sélectionner six couleurs, il n’en a retenu que cinq, auxquelles a été ajouté le blanc. Or le blanc peut être considéré sous deux aspects différents selon le contexte sémiologique dans lequel il est employé. Il peut d’une part être traité comme une valeur, sur une échelle allant du blanc au noir. Il est dans ce cas là plutôt associé à une valeur faible d’un phénomène, sachant toutefois qu’il est en général possible de représenter un phénomène par un autre dont la mesure est inversée, ce qui revient à remplacer le blanc par le noir (en outre, un fort taux de personnes « blanches » peut être représenté par du noir…).

Mais dans un contexte d’usage de la couleur, le blanc équivaut à une absence de couleur, et de ce fait est plutôt utilisé pour signaler l’absence du phénomène cartographié (ou l’absence de sa mesure, etc.). Dans le cas qui nous intéresse, c’est dire que l’absence figure la modalité majoritairement présente ! C’est ainsi que la carte conçue par Le Monde tendrait à ne figurer que l’aspect minoritaire, c’est-à-dire singulier, de la géographie des systèmes de vote aux États-Unis. Il faut donc imaginer que les auteurs aient bien compris que la géographie de la lecture optique n’était sans doute pas celle qui méritait le plus d’attention, ni une géographie qui résumait une attitude spécifique et précise face au vote et à ses techniques, et donc, dans une certaine mesure face à la technique en générale et à ses progrès en particulier.

Mais on peut aussi imaginer une causalité inversée, où c’est au vu du brouillon de la carte qu’auraient été choisies les couleurs, et que celles-ci auraient été d’autant plus affirmées (cf. le blanc vis-à-vis du rouge) que l’ordre spatial des choses était marqué, témoignant de leur importance respective.

Pour conclure, tirons encore une information et une leçon de cet exercice d’analyse cartographique. L’information : c’est en Floride que s’est jouée la première élection de « W », dans les conditions que l’on sait. Il s’agit d’un État pourtant assez bien doté en matière de techniques de vote, puisqu’on y a recours à la lecture optique et au vote électronique, les deux techniques les plus modernes. La leçon : il y a fort à parier que peu de personnes, y compris l’auteur de cet article, auraient pensé que la carte des systèmes de vote en Amérique serait « parlante ». Cela est probablement dû au fait que nous sous-estimons souvent la dimension spatiale du social ; la prochaine fois, à tout hasard, dressons une carte !

Un article sur le même thème de Baptiste Coulmont, assorti de liens complétant notre propos : Voter et élire[1].

Cartes: ©Patrick Poncet, et ©Le Monde. Merci au Monde Interactif.

Endnotes:
  1. Voter et élire: http://www.coulmont.com/blog/index.php

Résumé

Tout a une géographie. C’est cette pensée qu’inspire la contemplation d’une carte dont l’intérêt peut a priori paraître bien mince : celle des techniques de vote en usage dans les comtés des États-Unis1. Si en France l’usage veut que le vote soit autant que possible un moment de célébration concrète de l’égalité des citoyens et ...

Bibliographie

Notes

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Sérendipité.

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