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Sérendipité.

Humanimalité ? Le monde, entre chiens et nous.

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L’autre jour, square Saint–Éloi dans le XIIe arrondissement parisien, nous avons fait une drôle de rencontre. Entre les espaces verts arborés et le bac à sable des enfants, voici l’espace canin. À l’entrée du carré, un petit panneau et, sur ce petit panneau, une série d’injonctions pratiques, code moral de la « bonne » conduite des cohabitants du lieu : ramasser, veiller, surveiller, préserver. Tout cela n’est guère nouveau, à ceci près que, ici, la cohabitation entre les humains intègre les canins quand elle ne passe par eux. Il y a toute une convivialité de rue entre les promeneurs à chiens ! Bref, les solides grilles qui délimitent l’endroit sont, en première analyse, la réponse simple et, pour ainsi dire évidente, apportée à un problème d’urbanisme ancien. En réservant un espace aux chiens accompagnés de leurs maîtresses et de leurs maîtres, la ville résout, par la ségrégation, la question de la cohabitation entre les humains et les canins, voire entre les canins eux-mêmes ce qui n’est pas loin d’être le même enjeu. Du reste, la solution est classique. Entre hygiénisme et principes sécuritaires, elle combine les vieux ressorts de la fabrique des villes. Il est vrai que les « déjections canines » offrent un triste spectacle et que, quelques chiens, aussi imposants par leur taille que par leurs comportements, peuvent susciter la peur.

De ces dangers, les témoignages ne manquent pas. L’un des plus célèbres est peut-être l’accident provoqué par le « gros chien danois » de la seconde Rêverie de Jean-Jacques Rousseau. De manière moins littéraire, les attaques de chiens font régulièrement la une de faits divers parfois tragiques quand la mort d’une personne en est la conséquence directe. En la matière, le cas le plus actuel, s’il n’est l’un des plus sordide, est celui d’Elisa Pilarski. Âgée de 29 ans, enceinte de six mois, la jeune femme est retrouvée tuée et dévorée par un chien – lequel ou lesquels, la question n’est pas réglée – en forêt de Retz, près de Soissons en France, en novembre 2019. Un autre versant de la question a aussi son intérêt. Il met en cause les usages partagés de la forêt et, plus particulièrement, les pratiques de chasse, à courre qui mieux est, et des promeneurs. Comme au square Saint-Éloi si ce n’est comme partout, la relation entre humains et canins s’inscrit aussi dans l’ordre du politique. Du coup, peu importe que, d’après ce que l’on en sait, les morsures soient globalement plus graves quand les chiens connaissent les victimes[1][1], la peur sur la ville, et au-delà même, finit par rôder au point que l’animal peut, par défaut, être perçu comme source permanente de danger. Notons au passage que, du XIIIe au XVIIIe siècle, les animaux pouvaient même faire l’objet de procès afin de rendre compte de leurs forfaits[2][2]. Quant aux chiens, ne se transformaient-ils pas en loups-garous à l’occasion des nuits de pleine lune ? C’est à se demander si, en séparant afin de circonscrire les saletés, on n’entretient pas, aussi, les peurs. Et pourtant…

Pourtant : Michel Houellebecq et Alexandre Dumas, etc. Buster Keaton et Alain Delon, etc. Alfred Hitchcock. Paul Mac Cartney et Serge Gainsbourg, etc. Pablo Picasso et Andy Warhol, etc. Barak Obama et François Mitterrand, etc. George Pompidou et la Reine d’Angleterre, aussi. Toutes et tous, hommes et femmes célèbres, comme des millions d’autres anonymes, tous partagent une même énigmatique passion. Elle embrasse les races, des plus standardisées aux « royal bourbon », nom ironique donné aux bâtards de toutes les espèces qui sillonnent l’île de la Réunion. Le trouble gagne même ceux des humains qu’on pourrait penser les plus distanciés de tels emportements : Sigmund Freud, par exemple, partageait une part de sa vie avec sa chienne chow-chow Yofie[3][3]. Son nom signifie joie. Il paraît même qu’elle assistait aux séances de ses patients. Encore : quand François Mitterrand s’éprend d’un chien de chasse « retriever », spécialiste du rapport, le labrador baltique, il se distingue de son prédécesseur qui possédait le chien d’arrêt d’une autre chasse, le braque. Qu’à cela ne tienne : Jacques Chirac fera un choix autrement racé, avec un Bichon maltais de belle compagnie. Et puis, il y aura Emmanuel Macron : faut-il y entendre quelque message ? Son choix se porte sur un chien croisé, labrador et griffon. À moins que Nemo, tel est son nom, ne rappelle celui d’un célèbre capitaine né sous la plume d’un célèbre amiénois ? En attendant, « Nemo » est à vendre, disponible à l’achat en peluche. Entre sérieux et gag, entre politique et informations people[4][4], la liste et les anecdotes de celles et ceux dont la vie fut partagée par un chien – et encore, ne parlons pas des chats – pourrait bien, à elle seule, remplir plusieurs pages de cette rubrique dont l’un des arguments est, précisément, sa brièveté… Restons-en donc là, mais retenons ceci : ce que tous ces gens, aussi différents qu’ils soient, ont en commun, est une forme identique d’amour pour les chiens.

Amour : nous ne savons pas si le terme est juste. Concluons seulement qu’il permet de qualifier certaines des relations entre canins et humains, englobant les premiers dans le monde des seconds. Mais il n’en reste pas moins que c’est bien ainsi, dans la majorité des cas, que la relation est qualifiée par les intéressés. Une relation souvent fusionnelle, à l’occasion portée par de singulières anecdotes où les animaux iraient jusqu’à se sacrifier pour les humains[5][5] quand des humains, Richard Wagner dans sa villa de Bayreuth par exemple, choisissent de se faire enterrer à côté de leur chien, à moins que ce ne soit l’inverse. Quand des humains n’ont d’yeux que pour leur bête, et qu’ils les chantent à tue-tête, comme Jean Ferrat le fit, inspiré par son berger allemand, Oural, Ouralou[6][6]. Ou, dans une forme plus provocatrice, quand l’ingrat Jacques Brel, bien que proclamant, avec Les femmes et les chiens, sa préférence pour les chiens, constate finalement qu’il n’hésiterait pas à quitter son dernier pour une première. Le pas est-il franchi ? Il arrive en effet que la fusion se voit. Dans ce cas, ce ne sont pas seulement les canins qui prennent des allures d’humains. Walt Disney l’aura bien remarqué dans cet extrait des 101 Dalmatiens[7][7], film de 1961, où passe dans la rue sous les yeux un peu halluciné de Pongo, mâle alpha de l’intrigue, un défilé de maîtresses dont l’allure est indissociable de celle de leurs chiens. Ou chiennes, mais ça, l’histoire ne le dit pas. Voici la sophistiquée et son fier caniche impérial ; et puis la petite fille habillée en jaune suivi de son petit chien à la même couleur, etc. Cela dit, il semblerait que la réalité s’accorde finalement assez bien avec l’image. Ici, c’est la corrélation entre le poids des maîtres et celui des chiens qui est remarquée[8][8]. Et là, c’est encore la similitude entre l’excès de poids chez les enfants et leurs animaux qui fait réfléchir sur les origines du problème[9][9], esquissant au passage de curieuses transversales entre médecine animale et humaine. Quant au mélange des genres, il est une évidence de l’expression que le sujet nous impose de citer : doggy style !

Et ce n’est pas tout. La présence des chiens ne pointe pas les seules passions humaines et, avec elles, toutes les limites d’une humanité qui, éperdue un jour, abandonne son animal le lendemain. Il n’en fallut pas tant pour provoquer la plume du chasseur Maupassant, soutenant alors les premiers pas de la Société protectrice des animaux (ou SPA). C’est que, une partie de l’histoire de l’humanité s’accomplit aussi comme travail avec les chiens. Issus des loups, ceux-ci ne sont-ils pas une des plus précoces espèces animales domestiquées ?  Et du coup, ne méritent-ils pas d’être regardés comme l’une des plus anciennes marques de l’humanité ?  Serait-ce que, comme matériaux génétiques façonnés, ils parlent aussi des sociétés qui les ont produits voire des raisons de leur production. Au-delà de leur attachement aux humains, les chiens valent aussi pour les tâches qu’ils peuvent accomplir. Chacun à son « travail ». Les uns assurent la garde des troupeaux. Au sifflet et aux gestes, méticuleusement mais sans trembler, ils rabattent ici, canalisent là, surveillent encore, avec une infatigable énergie, les bêtes du troupeau sous leur surveillance. Responsabilité ? De fraîche date, la race des patous va jusqu’à se dresser contre les loups prédateurs. Et qui n’a jamais vu, le regard interdit, le travail des chiens guide d’aveugle, y compris dans des lieux de grande circulation. Mais le plus stupéfiant peut-être, est la confiance illimitée des aveugles dans leur animal, non pas la voix de son maître, mais ses yeux ! Et encore la liste des sens n’est-elle pas close. Passons rapidement sur l’arme canine. 500 kg de pression dans une mâchoire, ça serre ! Et revenons-y : les chiens sont aussi, à l’occasion, un nez pour les humains, un nez si fin qu’il peut détecter certaines de leurs maladies[10][10]. Dominique Grandjean, pompier, vétérinaire et chercheur à l’école d’Alfort, travaille, entre autres, dans le champ du Sars-Cov-2. Son idée provient du constat que les chiens sont capables de détecter les maladies virales chez les bovins. Alors, pourquoi pas chez les humains ? Cela confirmerait-il, si besoin était, tout l’intérêt qu’il y aurait à croiser les médecines animales et humaines ? Dans tous les cas, ce ne serait pas la première fois que les chiens viendraient au secours des humains ? Pensons aux chiens de sauvetage, les salinois par exemple, race forte et agile à la fois. Ou encore aux chiens sauveteurs en mer. De ce point de vue, et faute d’autres choix, leur abnégation à la cause humaine est parfois sans limite. C’est ainsi que le premier être vivant envoyé dans l’espace fut… une chienne. Elle répondait au nom de Laïka et tient, aujourd’hui, pour la figure emblématique des animaux cobayes des hommes.

Ainsi utilitairement domestiquées, la généalogie et l’histoire des races canines accompagnent et éclairent aussi les dynamiques des sociétés humaines et certaines de leurs représentations. À la fin du XVIIIe siècle, des chasseurs du sud de l’Angleterre cherchaient à développer des animaux capables de traquer les petits gibiers aux cœurs des broussailles les plus épaisses. Il fallait un animal bas et trapu, mais intrépide aussi. Croisant des spaniels – chiens d’origine espagnole – et des bassets, ils donnèrent naissance à une curieuse race, longue et lourde, capable d’aboyer dans une quête qu’ils menaient alors en meute, les sussex spaniel[11][11]. Elle servit de base génétique à la production d’un animal plus haut, plus léger, plus vif aussi, moins engagé mais plus urbain et familial, les cocker spaniel. Avec la Première Guerre mondiale, les collines du Sussex eurent du mal à produire de la nourriture en quantité suffisante pour nourrir ses meutes. Les chiens dépérirent si nombreux que, en 1918, n’en restait plus qu’un représentant. Reprenant une race voisine, le Clumber Spaniel, la race fut « retrempée » et, ainsi, sauvée, même si les usages contemporains en font essentiellement un animal de compagnie ; en même temps qu’une forme de patrimoine génétique.

L’histoire de la race des sussex spaniel n’est pas unique. Celle des Rottweiler[12][12], chiens de garde et de défense parmi tant d’autres, en est une autre. Voici un chien lourd et massif, particulièrement haut de port et, du coup, impressionnant : Cave canem ! Et ainsi de suite. Sociétés et groupes sociaux s’incarnent ainsi dans une animalité canine produite selon leurs intentions. Sa fonction est souvent utilitaire, mais aussi représentative. Chiens d’aristocrates ou punks à chiens, tous déplacent cette part de leur maître qu’ils finissent par incorporer. Et réciproquement ?

Mais revenons au square Saint-Éloi. L’analyse d’un tel lieu pourrait, à l’occasion peut-être, aider à remettre les culottes à l’endroit. La ségrégation règle quelques problèmes. Mais elle pose finalement mal la question des relations hybrides, fusionnelles, passionnées, heureuses et malheureuses, entre chiens et nous. Une fois sorti de l’anthropomorphisme et des sentiments généreusement infantiles qui l’accompagnent, on a du mal à donner un sens aux regards de/sur ces animaux. Loin d’un unanimisme béat, on peut se dire que deux mondes se côtoient et que, parfois, ne serait-ce que furtivement, ils se rencontrent. Dans tous les cas pourtant, il s’agit d’existences, témoins de l’expérience de millions d’années d’évolution et de milliers d’années de sélection. Alors, peut-être, plutôt que de cloisonner les uns et les autres, de les figer dans les images toutes faites d’une vision théorique de chiens empeluchés, d’animaux sans odeurs et, pour finir, d’une nature qui, énigmatiquement dépolitisée, ne l’est que trop, plutôt que, à la manière dont un Esope, un La Fontaine, un Saint-Saëns ou un Disney – encore que les convictions politiques de ce dernier ont de quoi intriguer – ont donné aux animaux un semblant d’(in)humanité, plutôt que d’instruire des chimères aseptisées – les chiens défèquent, urinent, vomissent parfois –, plutôt que d’entretenir des formes d’ignorances et de peurs, plutôt que de promouvoir des hallucinations idolâtres aussi, peut-être serait-il utile d’apprendre à tous, chiens et humains réciproquement éduqués, à se mieux connaître pour, finalement, mieux cohabiter dans ce monde commun, celui de l’humanimalité.

Endnotes:
  1. [1]: #_ftn1
  2. [2]: #_ftn2
  3. [3]: #_ftn3
  4. [4]: #_ftn4
  5. [5]: #_ftn5
  6. [6]: #_ftn6
  7. [7]: #_ftn7
  8. [8]: #_ftn8
  9. [9]: #_ftn9
  10. [10]: #_ftn10
  11. [11]: #_ftn11
  12. [12]: #_ftn12

Résumé

Au-delà des agitations émotionnelles, la question des relations entre chiens et humains n’interroge pas que les sociétés humaines. Elle interroge l’humanité tout entière, dans sa capacité à se projeter au-delà d’elle-même.

Bibliographie

Auteurs

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Sérendipité.

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